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On en débat avec Kevin Fafournoux, directeur artistique et réalisateur du documentaire “Sauvons les Kévin” (2024) et Anne-Laure Sellier, professeur en sciences comportementales à HEC Paris, autrice de “La Science des prénoms” (Héliopoles, 2019). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-de-la-grande-matinale/le-debat-du-7-10-du-jeudi-04-decembre-2025-7691137
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00:00Ce matin, elle nourrit des conversations intarissables, et vous en parlerez peut-être autour de la table à Noël.
00:06Peut-on échapper à son prénom ? Donne-moi ton prénom et je te donnerai ta mention au bac.
00:11Le sociologue Baptiste Coulmont aime à présenter le taux d'accès au bac en fonction du prénom des candidats,
00:18révélant le poids de ce marqueur social dans les parcours individuels.
00:23Racisme, mépris de classe, un prénom est-il une étiquette à vie ou bien dans un monde globalisé ?
00:29Je tente une hypothèse, chahutée par les réseaux sociaux qui font émerger mille et une personnalités.
00:35Les prénoms se sont-ils multipliés et comptent-ils moins qu'auparavant ? C'est le débat du jour.
00:41France Inter, la grande matinale, Sonia De Villers.
00:46Et pour en discuter, j'ai le plaisir de recevoir Anne-Laure Cellier, bonjour.
00:50Bonjour.
00:51Kevin Fafournoux, bonjour.
00:52J'aurais pu vous présenter l'un et l'autre, une Anne-Laure et un Kevin par vos prénoms, mais non.
00:56Anne-Laure Cellier, vous êtes professeure en sciences comportementales à HEC.
01:00Vous avez publié notamment La science des prénoms chez Eliopold.
01:04Et puis Kevin Fafournoux, vous êtes directeur artistique et réalisateur d'un documentaire qui a fait couler beaucoup d'encre.
01:10Sauvons les Kevin.
01:13On peut prendre la question par un biais un peu inhabituel.
01:16Parce que hier dans Le Monde, l'équipe de la grande matinale a lu ce papier assez amusant.
01:20Ce long témoignage, le fils d'un commerçant qui s'appelle Charles-Edouard et qui dit
01:26c'est à peu près comme si je portais un costume trois pièces ou une double particule à l'école
01:30alors que je suis simplement fils de commerçant.
01:32Mais il dit toute sa vie à quel point ça a fait glousser, ça a fait rire.
01:36Et surtout, ça l'a inscrit dans une catégorie sociale à laquelle en réalité il n'appartient pas.
01:41Alors l'un et l'autre, en France en 2025, le prénom, ça demeure un marqueur.
01:46Anne-Laure Célier ?
01:48Bien sûr.
01:48Bien sûr.
01:49C'est une étiquette sociale qui nous individualise.
01:52C'est l'étiquette sociale que l'on donne à un enfant.
01:56Et d'ailleurs, la décision de donner un prénom est sans doute une des décisions les plus graves que l'on prenne.
02:00Grave ?
02:01C'est une décision grave, bien sûr.
02:03Kevin Fafournoux ?
02:04Moi je pense pareil.
02:05Mais je pense malheureusement, oui, le prénom est un marqueur social très très important.
02:11Moi ce que j'ai voulu faire dans ce film, c'est justement essayer de déconstruire un peu ça.
02:14Essayer de sortir un peu, on va dire, de ce qu'on pourrait penser d'un prénom.
02:18En l'occurrence le mien, Kevin.
02:19Kevin, alors on va le dire, mais simplement, vous pensez que, comment dire, vos parents ont commis un acte grave en vous appelant Kevin ?
02:27Non, je ne pense pas du tout.
02:28C'est un choix lié à des goûts, à une sonorité, à un, comment dire, quelque chose qui leur plaisait beaucoup.
02:35Je ne peux pas le renvoi et je ne pense pas que ce soit grave.
02:38Parce que vous avez recueilli près de 500 témoignages d'hommes en France qui s'appellent Kevin, quasiment tous nés à peu près au début des années 90, c'est ça ?
02:46Et beaucoup vous ont raconté la gêne, la honte et le poids de ce prénom Kevin.
02:52Kevin égale nul, égale beauf, égale médiocre, en gros, c'est ça ?
02:55Tout à fait, bien sûr.
02:56Ils m'ont tous raconté ça, mais aussi, ils m'ont tous raconté que la majorité d'entre eux n'en veulent pas à leurs parents.
03:00Parce que c'est un choix qui est propre à eux.
03:02Et ils en veulent, comme moi je fais partie, aux gens qui nous disent, mais tu n'as pas jamais pensé à changer de prénom ?
03:08Parce que je trouve que c'est dur en fait.
03:09C'est ça dont on va parler justement.
03:11Changer de prénom ou pas changer de prénom, comment on échappe à son prénom ?
03:15Anne-Laure Cellier, vous aussi, vous aviez fait couler beaucoup d'encre en affirmant qu'on avait la tête de son prénom.
03:20Je simplifie.
03:21Mais en gros, c'était à peu près ça qu'on en avait.
03:23Vous ne simplifiez pas du tout, c'est exactement ce qu'on a trouvé dans des études qui sont parues en 2017
03:29et qui effectivement ont fait beaucoup de bruit, on ne s'attendait pas trop à ça.
03:32En fait, ce qu'on a trouvé, c'est qu'en montrant votre photo à une centaine de personnes qui ne vous connaissent pas,
03:38plus au-delà du facteur chance de ces personnes vont deviner votre vrai prénom.
03:44C'est-à-dire qu'il y a quelque chose dans votre visage qui fonctionne comme un tatouage de votre prénom.
03:49On devine votre prénom, on vous regarde.
03:51Un tatouage ?
03:51Un tatouage, c'est un tatouage, absolument.
03:53Et rien de surprenant, ça ne concerne que votre visage.
03:58Ce n'est pas que vous avez la personnalité de votre prénom.
04:00Je préfère le dire parce qu'au début, quand l'article est sorti, on m'a dit
04:04« Mais est-ce que c'est effroyable ce que vous dites ? Ça marque notre personnalité ? »
04:08Non, ça ne marque que notre visage.
04:09Mais c'est déjà ça.
04:10Effectivement, c'est tribal un prénom.
04:13Il n'y a aucune société humaine qui ne nomme pas.
04:16Kevin Fafourneau, vous avez la tête d'un Kevin ?
04:18Dans les 500 hommes que vous avez interrangés, il y avait 500 têtes de Kevin ?
04:23Non, on est tous différents.
04:24On a tous une entité propre et un visage différent.
04:27Et au-delà de ça, pour les besoins de ce documentaire, moi j'ai fait un micro-trottoir au début,
04:31tout simplement pour demander aux gens dans la rue, c'est quoi le pire prénom en France ?
04:34Et toujours, quand je commençais mon interview, mes questions, c'était « À votre avis, comment je m'appelle ? »
04:39Et la majorité des cas, on me donnait le prénom le plus classique qu'il soit.
04:42C'est soit Paul, Benjamin, Nicolas, qui revenaient très souvent.
04:45Et c'est à la toute fin que je réveille la supercherie en disant « Je vous ai menti, je m'appelle Kevin ».
04:49On peut peut-être s'arrêter sur « Kevin ». D'où vient ce prénom « Kevin ? » ?
04:52Kevin, c'est un prénom d'origine.
04:53Qu'est-ce qu'il a popularisé en France ?
04:55Comment il est populaire en France ?
04:56C'est clairement la rélevée de tout ce phénomène américanisé de Kevin Costner,
05:00les films « Maman, j'ai raté l'avion », les « Boys Band », etc. dans les années 90 qui font qu'il explose.
05:05C'est un phénomène de masse.
05:06Et Anne-Laure Célier, qu'est-ce que ça raconte, l'émergence de ce prénom « Kevin » en France ?
05:12Alors, le prénom « Kevin », comme c'est très bien montré d'ailleurs,
05:15j'ai trouvé le documentaire, souvent le « Kevin », absolument passionnant.
05:18Si vous regardez les données d'INSEE, c'est vraiment très centré autour de 1990 ou de 1991.
05:23Donc il y a eu un pic comme ça.
05:25Donc c'est un peu une capsule qui s'est arrêtée autour de 1991.
05:29Donc un « Kevin », c'est quelqu'un qui est né dans ces années-là.
05:31Et donc on va avoir un stéréotype de Kevin très précis, très limité à ces années-là.
05:37Alors, à ces années-là, mais aussi à des classes sociales ?
05:39Absolument, parce que c'est un prénom qui est né dans les classes populaires
05:42et qui est resté dans les classes populaires,
05:44à la différence de la grande majorité des prénoms
05:47qui, historiquement, naissaient dans les classes aristocratiques, à l'ancienne,
05:51et descendaient, il y avait une respiration des prénoms, socialement.
05:55Il y avait, parce qu'il y a moins ?
05:56Dans le cas de Kevin, en fait, il n'est pas né dans les classes supérieures
06:00pour descendre vers les classes populaires.
06:02Donc il n'a pas eu une trajectoire classique.
06:05Il y a aujourd'hui beaucoup plus de prénoms qu'auparavant ?
06:08Oui, il y en a 12 000, il me semble, en France.
06:1112 000, depuis la loi de 1993,
06:13qui nous permet de prénommer presque n'importe comment.
06:17Alors presque, parce qu'il y a quand même l'officier d'état civil à son mot à dire,
06:21mais il y a des prénoms tout à fait improbables.
06:23D'ailleurs, il y a un florilège chaque année de prénoms improbables
06:25qui atterrissent à la radio.
06:28Et donc, on a une liberté des parents qui est vertigineuse,
06:31sachant qu'historiquement, les parents ne prénommaient pas.
06:33Jusqu'à très récemment, c'était le parrain et la marraine qui prénommaient.
06:36Et puis, il y avait des codes.
06:37On donnait le prénom de la grand-mère paternelle, souvenez-vous.
06:39Est-ce qu'il n'y a pas là un paradoxe à se dire qu'aujourd'hui,
06:43quand il y a 12 000 prénoms, et je le disais en introduction,
06:46dans une société globalisée, chahutée par les réseaux sociaux,
06:50avec mille et une personnalités qui émergent de manière tout à fait inattendue,
06:54et pas par les circuits de réussite qui étaient traditionnels,
06:57est-ce que ça ne dilue pas totalement le poids du prénom ?
07:01Alors non, au contraire, puisque la pensée humaine se fait par stéréotypes.
07:06On ne peut pas échapper aux stéréotypes.
07:07Vous me demandez de penser à un éléphant rose,
07:10je ne peux pas m'empêcher de le faire.
07:12Et j'ai un stéréotype en tête.
07:13Donc, vous me donnez un prénom, Kevin, Léla, Anne-Laure,
07:18il y a une représentation, une attente par rapport à ce prénom qui va se former.
07:22Et en fait, ce qu'on voit, c'est que si vous voulez diluer l'effet du prénom,
07:24alors au contraire, ce sont les prénoms les plus donnés,
07:27comme Louis, Louise.
07:28On se dit, alors là, on ne prend aucun risque.
07:30Il y a 17 rois prénommés Louis, on ne peut pas se tromper.
07:33Et puis un Louis, une Louise, finalement,
07:34il finit par être beaucoup plus libre dans son prénom,
07:36puisque un Louis, une Louise, il est dans n'importe quelle place.
07:41Donc, vous, vous êtes pour la banalité du prénom.
07:43J'ai fait hier un débat sur la banalité du mal.
07:45Vous êtes pour la banalité du prénom.
07:47Non, pas du tout.
07:48Attention, merci beaucoup pour cette question.
07:50Non, j'aime beaucoup les prénoms originales.
07:51Je suis pour la simplicité du prénom.
07:53Un prénom simple à penser.
07:55Et le prénom, il nous appartient.
07:56Il appartient à nos parents,
07:57mais il appartient surtout à la société autour de nous.
07:59C'est-à-dire ?
08:00Donc, les gens qu'on rencontre, la caravane humaine qu'on va rencontrer tous les jours.
08:03Et cette caravane, elle va prendre notre prénom.
08:07Il faut qu'elle puisse s'y adapter le plus facilement possible.
08:10Kevin Fafournoux, moi, j'ai l'impression que tout votre travail démontre le contraire.
08:14C'est-à-dire que votre prénom n'appartient pas aux autres.
08:16Il vous appartient à vous.
08:17Vous l'êtes réapproprié.
08:18Et vous voulez démontrer qu'en réalité, vous êtes totalement libre de devenir qui vous voulez être ?
08:23Sans problème, bien sûr.
08:24Je pense à tous les Kevin qui ont entrepris de faire des hautes études
08:27et qui ont reçu des réflexions tout à fait peu déplacées sur
08:31« qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'as rien à faire là ? » etc.
08:34Et qu'on réussit, ça prouve qu'on peut complètement déjouer les pronostics,
08:38en réalité, sur le prénom Kevin.
08:39Donc oui, je vise plutôt à lutter contre ça.
08:42À lutter contre ça.
08:43Vous, vous qui êtes enseignante à HEC, vous êtes dans le cœur du réacteur du capitalisme français,
08:49on va dire, en plaisantant.
08:52Mais non, sincèrement, aujourd'hui, quand même, les chiffres de discrimination à l'embauche,
08:56tous les prénoms d'origine étrangère, asiatique, africain, arabo-musulman, etc.
09:01restent des facteurs de discrimination extrêmement pesants en France.
09:05Absolument, les données sont très claires.
09:06Et c'est la raison pour laquelle je rejoins Kevin sur l'élan du cœur de dire
09:10« Mais on devrait pouvoir être libre de son prénom. »
09:14On doit pouvoir.
09:15On doit pouvoir, bien sûr.
09:17Mais de façon réaliste et de façon sociale, nous sommes des êtres tribus.
09:21Et la tribu, ça ostracise.
09:24Ça se met d'accord autour de ce qui est acceptable, ce qui n'est pas acceptable,
09:27ce qui est de mon goût et de mauvais goût.
09:29C'est intéressant, dans le documentaire, Kevin dit bien,
09:31à un moment donné, Kevin, on pense que c'est un mauvais goût que les parents ont donné.
09:37Voilà, donc on voit bien le jugement social très doux.
09:38Il y a une forme de déterminisme très lourd qui se joue à la naissance.
09:42Ça se joue devant l'officier d'état civil.
09:44Alors, attention, non, il n'y a pas de déterminisme.
09:47Non.
09:48C'est-à-dire, quand on parle de Kevin ou de Constance qui a mention très bien au bac,
09:52c'est une corrélation, ce n'est pas une causalité.
09:54Donc, ce n'est pas parce que les Constances ont la mention très bien au bac en 2025
09:58qu'il faut appeler votre bébé Constance en pensant que dans 20 ans,
10:00elle aura mention très bien au bac.
10:01Attention.
10:02Attention, attention.
10:03Bon, alors, changer de prénom ou pas changer de prénom ?
10:06Kevin, pas pour nous.
10:08Non, pas du tout.
10:09Moi, je préconise de, pour le coup, plutôt lutter contre
10:12et, en l'occurrence, faire en sorte de détruire un peu ce qu'on peut raconter dessus.
10:17En l'occurrence, ce film-là vise à essayer de casser ses clichés, ses stéréotypes.
10:20En revanche, par contre, je comprends complètement qu'on puisse le faire.
10:23Dans le film, j'ai le témoignage d'un Kevin qui a accepté de parler à visage caché et voix modifiée
10:28parce que c'était très, très dur pour lui.
10:30Et je comprends qu'il ne puisse pas avoir de perspective, d'évolution professionnelle
10:34et qu'il puisse en changer.
10:36Mais je préfère qu'on se batte et j'en veux plus aux gens qui stigmatisent
10:39et qui font des réflexions, qui donnent lieu à de la discrimination sur le prénom
10:42que les gens qui en changent.
10:44Alors que, chère Anne-Laure, vous, vous êtes pour changer de prénom ?
10:47Alors non, attention, je suis totalement d'accord.
10:50Kevin et Anne-Laure sont tout à fait d'accord.
10:52Dans l'absolu, je préférerais qu'on soit bien dans son prénom.
10:55En revanche, je pense qu'en France, il y a un tabou autour du changement de prénom.
10:59On est un des pays qui change de prénom le moins
11:02parce que je pense que c'est considéré, encore une fois, c'est rejeté par la société.
11:07Le changement de prénom est rejeté par la société ?
11:09Oui, si vous changez de prénom, essayez.
11:11Demain, vous allez voir les regards autour de vous.
11:13Donc, vous avez un problème si vous changez de prénom.
11:14Alors que, non, c'est que la société a un problème avec votre prénom.
11:18Donc, il faut renverser un petit peu le processus.
11:21Donc, ce n'est pas que je suis pour le changement de prénom.
11:24Mais vous devriez que ce soit quelque chose de plus facile ?
11:26La liberté, alors c'est très simple, c'est gratuit le prénom.
11:29Ça n'a jamais été aussi simple de changer de prénom.
11:31Mais c'est la démarche qui n'est pas facile.
11:33Et donc, je souhaiterais que quelqu'un en souffrance de son prénom
11:36puisse le faire plus facilement.
11:37Simplement ça.
11:38Par contre, si vous êtes bien dans votre prénom, gardez-le.
11:40On ne change pas de...
11:41On porte son prénom comme un vêtement.
11:43Vous parlez de porter un prénom comme un costume trois pièces.
11:47On porte son prénom.
11:48Donc, s'il y a même un manteau Chanel, parfois, on peut mal le porter.
11:51Et il faut en changer.
11:53Je vous remercie tous les deux.
11:55Kevin Fafournoux et Anne-Laure Selyer.
11:57Je pense que c'est le genre de sujet dont on va continuer à discuter
12:00à la machine à café toute la journée.
12:01À Noël.
12:02Et je disais, et peut-être à Noël.
12:03Oui, oui, oui.
12:03Et peut-être à Noël.
12:05Surtout s'il y a une femme enceinte autour de la table.
12:08Ça, c'est garanti.
12:10Je pense que ça va y aller.
12:11Sous-titrage Société Radio-Canada
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