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  • il y a 21 heures
Avec Isabelle Delpla, professeure de philosophie à la faculté de philosophie de Lyon 3. Auteure de “Le mal en procès. Eichmann et les théodicées modernes” (éditions Hermann) et Perrine Simon-Nahum, directrice de recherche au CNRS, professeure à l'École normale supérieure de Paris. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-de-la-grande-matinale/le-debat-du-7-10-du-mercredi-03-decembre-2025-3304870

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Transcription
00:00Et ça nous amuse parce qu'on se dit que quand on dit le mal est-il banal, on a envie de démarrer une disserte de philosophie en 4 heures.
00:07Mais non, nous n'aurons qu'un quart d'heure.
00:09Bonjour à toutes les deux, j'ai deux philosophes face à moi.
00:12Isabelle Delplat, vous êtes maître de conférence à Montpellier 3.
00:16Professeure à Lyon 3.
00:18Ah pardonnez-moi, c'est parce que j'avais une fiche qui était mal actualisée.
00:22Et je savais que vous veniez de Lyon d'ailleurs, vous faisiez l'amitié de venir de Lyon.
00:26Et j'avais une fiche mal actualisée, je me suis dit d'ailleurs que peut-être vous habitiez à Lyon et que vous enseignez à Montpellier.
00:31Pas du tout.
00:32Donc professeure à Lyon et auteur de ce livre, Le mal en procès, Eichmann et les théodicées modernes.
00:38Un livre où justement vous avez critiqué cette notion et ce concept de manalité du mal.
00:43Perrine Simon-Naoum, bonjour.
00:44Bonjour.
00:45Vous êtes directrice de recherche au CNRS, professeure à l'école normale supérieure.
00:48Et vous travaillez à un que sais-je sur Anna Arendt en cette année de 50e anniversaire de sa mort.
00:56Peut-être quelques mots ensemble pour situer Anna Arendt, cette philosophe allemande qui est juive,
01:01qui fuit l'Allemagne quand les nazis prennent le pouvoir, qui fuit d'abord à Paris et puis qui s'installe aux Etats-Unis.
01:08Vous pouvez nous dire peut-être Isabelle Delplat dans quelles conditions elle se retrouve à Jérusalem à couvrir le procès d'Adolf Eichmann ?
01:16Alors, elle avait sollicité le New Yorker pour pouvoir suivre le procès parce qu'elle n'avait pas pu suivre le procès de Nuremberg.
01:24Et donc, elle a eu une accréditation du type de celle d'un journaliste.
01:28Et elle était dans la salle des journalistes avec les autres chroniqueurs judiciaires de l'époque,
01:34puisqu'il y avait une centaine de journalistes qui avaient suivi le procès à ce moment-là.
01:37Perrine Simon-Nahoum, vous pouvez nous dire en quelques mots qui était Adolf Eichmann et pourquoi il n'a pas été jugé il y a 80 ans,
01:44c'est aussi l'anniversaire du procès de Nuremberg, à la fin de la guerre avec les autres dignitaires nazis.
01:48Alors, Adolf Eichmann était l'un de ceux qui a organisé l'extermination des Juifs et il avait fui en Amérique latine.
01:59Il a été repéré par les services secrets israéliens qui l'ont enlevé le 11 mai 1960,
02:04ramené en Israël, ce qui a d'ailleurs fait polémique, et jugé et condamné à mort, exécuté un an après.
02:12Et on peut dire que ce procès en 1961 a un retentissement mondial.
02:17Il est suivi dans le monde entier et que les textes d'Anna Arendt, qui sont des articles et qui vont devenir un livre en 1963,
02:24vont susciter un très vif intérêt et aussi une très vive polémique.
02:29Isabelle Delpla d'Eichmann Arendt dit
02:32« Eichmann n'était pas stupide, c'est la pure absence de pensée », ce qui n'est pas tout à fait la même chose qui lui a permis de devenir un des grands criminels de son époque.
02:43Elle dit qu'en réalité, avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à débusquer ou à déceler chez Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque.
02:54Alors, effectivement, la banalité du mal a deux facettes.
02:59Une facette qu'on pourrait dire ordinaire, c'est-à-dire que ça signifie que le criminel n'est pas un monstre, n'est pas un diable,
03:06qu'il n'est pas un démon, qu'il est ordinaire psychologiquement, sociologiquement, qu'il n'a pas de perversité foncière.
03:17Mais à cette... de l'ordre d'une relative banalité...
03:22Non, ça n'est pas une relative banalité.
03:24On est en face de l'homme qui a été responsable de l'extermination des Gilles d'Europe.
03:29Donc ça a beaucoup secoué, quand même.
03:31Alors, en fait, tous les observateurs de l'époque disaient que quand il est apparu dans la cage de verre, au procès,
03:38on a vu que c'était quelqu'un d'assez ordinaire et banal.
03:40Donc c'était un lieu commun du moment.
03:44Et à cela, Arendt ajoute quelque chose, c'est-à-dire des qualités négatives en plus.
03:51C'est-à-dire l'absence de pensée, l'impossibilité de distinguer le bien du mal,
03:55l'absence d'initiative et de toute motivation mauvaise, l'absence d'antisémitisme.
04:03Et il est censé représenter le crime bureaucratique qui...
04:08Parfait. Parfait.
04:09Perrine Simon de Nahoum, c'est-à-dire qu'il aurait, comment dire, organisé la solution finale,
04:15l'extermination des Juifs d'Europe, sans haine des Juifs, mais par pure obéissance.
04:19C'est ça que ça signifie ?
04:20Alors, je crois qu'il faut revenir sur ce concept qui est vraiment l'un des plus controversés de l'œuvre d'Arendt.
04:26Il faut bien comprendre que le Heichmann à Jérusalem n'est pas une chronique judiciaire.
04:30Ça n'est pas un livre d'histoire.
04:32Il ne faut pas y chercher la réalité historique.
04:35Il faut y chercher le projet philosophique d'Arendt.
04:38Quel est ce projet philosophique ?
04:39Il est dans la suite de son grande œuvre, Les origines du totalitarisme,
04:43à savoir comprendre ce que le totalitarisme, ce que les régimes totalitaires font aux individus.
04:48Et elles montrent qu'ils les détruisent, non seulement physiquement, mais spirituellement.
04:54La banalité du mal, c'est pour Arendt se poser une double question.
04:58D'une part, comment peut-on juger des crimes qui sont hors du commun ?
05:02Et c'est pour ça que ce concept est aujourd'hui opératoire.
05:06C'est pour ça que nous l'appliquons aussi au procès qui se pose aujourd'hui.
05:10La question, c'est qui suis-je finalement pour juger ?
05:13Comment, dans les actions, distinguons-nous le bien du mal ?
05:17La banalité du mal renvoie à sa lecture de Kant et à l'idée qu'il n'existe pas un mal radical.
05:25Il existe un mal extrême, celui des camps de concentration, et elle n'a jamais diminué.
05:29Je veux dire, ce mal, il était évident dès le départ, à ses yeux, que Eichmann devait être exécuté.
05:36Mais la question qui se pose, c'est qu'est-ce que ce procès amène à la société, finalement, qui le conduit ?
05:41Quand vous dites qu'il n'existe pas un mal radical, c'est-à-dire qu'il n'y a pas un mal à la racine de l'homme ?
05:46Voilà, c'est une conception philosophique, et c'est ça la banalité du mal.
05:50C'est l'idée que le bien est radical, mais que le mal n'est pas inscrit dans la nature humaine.
05:56Le mal, finalement, c'est un choix de l'individu.
06:00Et là encore, je crois que c'est très parlant pour aujourd'hui, parce que ça nous permet de considérer que les grands criminels ne seraient pas des pathologies extraordinaires,
06:11mais qu'il y a eu aussi des choix des individus qu'ils doivent assumer devant la société.
06:16Face à Salah Abdeslam, procès des attentats du 13 novembre, un grand psychiatre expert, le jour de ces procès qu'on avait appelé le V13, a dit « nous sommes face à la banalité du mal ».
06:28Isabelle Delplat, c'est extrêmement intéressant, parce que vous vous dites « elle s'est trompée ».
06:32C'est une erreur, la banalité du mal.
06:35Vous avez travaillé sur d'autres crimes de masse, et vous vous dites « quand on est face à ces criminels de guerre, on ne peut pas parler de banalité du mal ».
06:42En fait, on peut, mais pas au même niveau.
06:46C'est-à-dire qu'effectivement, la banalité du mal et les défenses à la Eichmann,
06:51« je suis un petit rouage dans la machine », « je n'ai fait qu'obéir aux ordres », « je suis un simple rouage »,
06:57plutôt il disait « un bureaucrate », « je ne sortais pas de mon bureau »,
07:01« ça a disparu des crimes, des défenses dans les procès pour crimes de masse contemporains ».
07:10Ça m'avait frappée.
07:12Plus personne n'utilise cet argument.
07:13Il n'utilise plus, et ça m'avait frappée quand j'avais rencontré des criminels de guerre condamnés pour les crimes de prix et d'or en Bosnie.
07:22Et en fait, ils n'utilisent plus ça pour une raison simple,
07:26c'est qu'ils étaient tous accusés d'entreprises criminelles communes.
07:31Et s'ils utilisaient le thème du rouage et du système,
07:34eh bien, ils contribuent à se condamner eux-mêmes.
07:37Et là, ça m'a permis de mieux comprendre que cette thématique était liée à des charges
07:42et que c'était lié à un certain mode de défense.
07:46En fait, donc, elle s'est trompée sur deux choses.
07:48C'est la réalité historique d'Eichmann, dont les historiens ont montré qu'il a eu un rôle important,
07:55que c'était un homme de ressources, c'était pas du tout quelqu'un enfermé dans son bureau,
08:00c'était un homme d'action, c'était un grand manipulateur aussi.
08:04Et elle s'est trompée sur le rôle de la défense d'Eichmann,
08:07parce que toutes les thématiques de la banalité du mal,
08:11y compris l'idée que Eichmann ne pense pas, sont dans la défense d'Eichmann.
08:16Périne Simonaoum, vous n'êtes pas du tout d'accord ?
08:18Et c'est ça qui nous intéresse ce matin.
08:20Je ne suis pas complètement d'accord, mais moins spécialiste qu'Isabelle Delplat.
08:23Elle ne s'est pas trompée.
08:24Encore une fois, son projet est philosophique.
08:27Alors d'une part, il faut quand même lui rendre grâce, la remettre dans son contexte.
08:31À l'époque, on n'avait pas les informations que les biographies récentes d'Eichmann,
08:38celles de David Césarani par exemple, nous ont données,
08:41où on a découvert ce qui était la réalité du Roy Deichmann,
08:45qui était effectivement l'un des grands organisateurs de l'extermination.
08:50Mais encore une fois, son projet est différent, son projet est philosophique.
08:55Et qu'est-ce qu'elle entend par penser ?
08:57Vous avez dit en présentant cette émission que ce concept était très singulier chez Arendt.
09:02Qu'est-ce que veut dire penser ?
09:03Penser veut dire chez elle, refuser à une catégorie d'individus d'exister dans le monde commun.
09:11Là, quand elle dit que Eichmann ne pense pas,
09:14c'est qu'en réalité, donc, Eichmann refuse aux Juifs la possibilité d'exister
09:20dans ce monde commun qui forme pour elle l'humanité.
09:25Et donc c'est ça qu'elle lui reproche.
09:27C'est-à-dire qu'il n'est pas l'instigateur d'un crime contre l'humanité
09:35parce qu'en s'attaquant aux Juifs et en détruisant les Juifs,
09:37il ne détruit pas l'humanité, selon lui.
09:40Il exclut les Juifs de l'humanité.
09:43Maintenant, vous l'avez rappelé aussi Isabelle Delplat,
09:46elle se situe dans la suite du procès de Nuremberg.
09:50Or, le procès de Nuremberg a eu affaire à une question très compliquée
09:54qui était celle de la culpabilité des Allemands.
09:56Et donc le procès de Nuremberg a défini, vous le savez d'ailleurs beaucoup mieux que moi,
10:05ce qu'on appelait les crimes d'État.
10:07Et la défense d'Eichmann a été en fait, d'une certaine façon,
10:13d'essayer de s'exonérer de ces accusations
10:17en reprenant cette notion de crime d'État
10:21qui reste toujours très importante à discuter aujourd'hui.
10:24Isabelle Delplat.
10:25Alors, oui, donc je voulais juste dire qu'effectivement,
10:29l'idée qu'il ne pense pas, c'est bien à Eichmann qui le dit,
10:33en réponse aux questions du juge Lando,
10:36parce que c'est la seule défense qui lui reste.
10:38S'il dit qu'il voulait tuer les Juifs, il s'accuse.
10:41S'il dit qu'il ne voulait pas les tuer, il s'accuse aussi,
10:43parce que ça faisait tomber la défense par l'obéissance aux ordres.
10:49Et il ne peut pas dire qu'il était indifférent,
10:51parce que sinon, il s'accuse pour la postérité
10:53et tout le procès était filmé.
10:55Alors, ce qui est important, c'est que, à mon avis,
10:58la banalité du mal n'est pas un concept,
11:01c'est un affect.
11:02Et ce qu'on voit très bien...
11:04Ah, c'est intéressant, c'est-à-dire qu'en fait,
11:07c'est Arendt qui assiste au procès,
11:08qui n'arrive pas à penser ce que c'est que ce criminel de guerre.
11:11Non, ce n'est pas une question de penser.
11:14C'est sa défaite à elle.
11:15C'est ses affects.
11:17C'est son ressenti, ça l'insupporte.
11:20Et de rencontrer les criminels de guerre en Bosnie,
11:24j'ai ressenti la même chose,
11:25avoir des gens pleurer sur leur sort,
11:28sans penser aux victimes.
11:30Et ce que Arendt a éprouvé,
11:32c'est-à-dire une exaspération contre quelqu'un
11:34qui n'a aucune considération pour les victimes,
11:37c'est aussi ce qu'ont manifesté
11:39les chroniqueurs judiciaires de l'époque,
11:42mais qui, à la différence d'Arendt,
11:43ont su revenir sur leurs affects
11:45et aussi sur le besoin de salut.
11:48En fait, elle exprime un besoin de salut qu'on a
11:52de vouloir sauver la pensée,
11:54de vouloir sauver l'humanité.
11:56Mais ça, c'est nous, c'est pas les criminels.
11:59Quand on dit que c'est un homme banal,
12:01c'est un homme ordinaire,
12:02c'est la banalité du mal,
12:04c'est une forme de mépris et d'exaspération
12:07face à Eichmann ?
12:08Je crois que c'est beaucoup plus.
12:10C'est-à-dire que, vous venez de le dire vous-même,
12:12en fait, ce livre, c'est une provocation.
12:14Ça n'est pas du tout une chronique judiciaire.
12:16Et c'est une provocation à l'usage,
12:19je dirais, c'est une interpellation
12:21des philosophes, de la philosophie elle-même.
12:24À savoir, comment peut-on penser la justice ?
12:26Ça n'est pas du tout un affect.
12:28Je veux dire, c'est le projet philosophique d'Arendt.
12:32Depuis les origines du totalitarisme
12:34jusqu'à son dernier ouvrage posthume,
12:36La vie de l'esprit,
12:38qu'est-ce que c'est que juger ?
12:40Et qu'est-ce que c'est que juger ?
12:41C'est finalement ce qui nous permet
12:43de vivre en commun,
12:44de créer une société humaine.
12:46Je vous remercie toutes les deux,
12:47Périne Simon-Naoum et Isabelle Delplat.
12:50Et ce qui est absolument passionnant
12:51dans ce petit quart d'heure de discussion
12:53que nous avons eue toutes les trois,
12:55c'est que cette expression qui revient
12:56tous les jours dans la presse
12:59lors des faits divers et des grands procès,
13:01on a un petit aperçu
13:03de la profondeur historique et philosophique
13:06de ses origines.
13:07Merci à toutes les deux.
13:08Merci beaucoup.
13:08Merci beaucoup.
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