00:00Sud Radio, la petite philo de l'été, Vincent Céspedes.
00:05Bonjour Vincent.
00:06Bonjour Laurence.
00:08Philosophe et séilliste, auteur de La société de la trahison chez Albin Michel avec un sous-titre
00:11Comment faire confiance dans un monde où les traîtres sont rois ?
00:15Titre ô combien de circonstances ?
00:18Alors avec vous, on revient sur la mort du streamer Jean Portmanov en plein marathon de live.
00:23On en parle beaucoup, beaucoup forcément.
00:24Et la question que vous vous posez suite à cette histoire assez sordide,
00:29Jusqu'où peut-on monétiser la vulnérabilité en direct ? C'est la vraie question.
00:35C'est une question terrible et on savait que ça allait arriver ce genre de drame.
00:42C'était évident, là il est là, il faut quelque part intellectuellement en profiter pour avancer
00:47parce que ça risque de se multiplier.
00:50Déjà disons une chose très simple Laurence au départ, un oui payé n'a pas la légèreté d'un oui.
00:55Dès que l'humiliation devient une ligne de revenu, le consentement change de nature.
01:00Il répond à un prix, pas à un désir.
01:03On ne consent pas à une expérience, on s'aligne sur un modèle économique.
01:08Le marché du regard adore ces équations simples.
01:10Plus tu t'écrases, plus ça rapporte.
01:13Le like n'est pas un vote, c'est un loyer.
01:15Pour savoir où bascule le oui en servitude volontaire, je propose trois tests clairs.
01:23D'abord la dépendance.
01:25Si l'arrêt te met en péril financier immédiat, ton assentiment devient réflexe de survie.
01:31Ensuite l'irréversibilité sociale.
01:34Si la communauté te sanctionne quand tu freines, ton oui ressemble à une concession à la foule.
01:40Et puis enfin l'escalade incitative.
01:43Si la rémunération grimpe quand la dignité baisse, la mécanique t'aspire vers le pire.
01:49Un retour par l'histoire éclaire la scène contemporaine.
01:52Dans la Rome impériale, Laurence, certains gladiateurs libres, les Octo-Rati,
01:59signaient pour la reine comme prime et prestige.
02:03Jvenal l'a gravé d'une formule glaçante, il disait panem et circenses, le pain et les jeux.
02:12Aujourd'hui le pain s'appelle monétisation et le cirque se nomme live.
02:16Et le public n'achète plus un spectacle, il loue une intensité.
02:21Dernier repère décisif, d'abord évidemment la société du spectacle de Guy Debord.
02:26Guy Debord rappelait que le spectacle n'est pas un tas d'images mais un rapport social médiatisé par des images.
02:34Quand ce rapport se chiffre à la minute de souffrance, l'économie dicte l'éthique.
02:38Et mon critère tient en une phrase, Laurence,
02:41le consentement devient servitude lucrative lorsque le prix d'arrêter dépasse le prix de continuer.
02:46A ce point de bascule, le oui n'affirme plus une liberté, il finance une dépendance.
02:51Forcément on pense aux jeux du cirque.
02:52Vous parlez du marché du regard, le regard qui pèse en fait.
02:58Mais oui parce que regarder c'est déjà faire.
03:01Dans un live à risque, l'œil n'est pas passif.
03:04Il soutient, il pèse, il paie, on connaît les dons.
03:08Plus vous restez, plus la vidéo monte.
03:10Plus vous likez, plus elle vaut.
03:12Plus vous donnez, plus elle recommence.
03:14Dans l'économie du direct, le regard est un acte.
03:17On dit souvent je n'ai rien fait, c'est faux.
03:19Vous étiez là et ça a suffi.
03:21Ce que la télévision classique séparait, l'écran ici, le réel là-bas, le streaming l'a fondu.
03:30Vous ne regardez pas un spectacle, vous participez à une scène.
03:34Votre présence change la scène.
03:36Dans les années 60, deux chercheurs, je vous économise leur nom, ont nommé effet du témoin ce phénomène étrange.
03:44Plus il y a de gens autour d'un danger, moins chacun se sent responsable.
03:48Le live amplifie ça.
03:50Vous êtes des milliers et pourtant personne n'agit.
03:53Pourquoi ? Parce que l'inaction est intégrée au rituel.
03:56Regarder devient normal, payer pour regarder devient fun.
03:59Résultat, la souffrance devient spectacle et le spectacle devient rentable.
04:03Ce n'est plus de la sidération.
04:06C'est une complicité douce.
04:08Vous ne voulez pas faire de mal, mais vous rendez le mal viable.
04:12Une formule suffit dans le streaming.
04:14Ne rien faire, c'est déjà produire.
04:16Oui, c'est ça.
04:17Oui, on parlait aussi de collaboration.
04:20Vincent Céspedes, vous parlez d'économie de l'attention parce que ça rapporte forcément.
04:25Complètement.
04:25Plus on est dans l'outrance, plus ça rapporte aussi.
04:28Notre attention est devenue une monnaie.
04:29Chaque clic, chaque vue, chaque don alimente un marché où l'outrance est coté en bourse.
04:34Dans cette économie, ce n'est pas la beauté qui vaut, c'est l'intensité.
04:38Et la douleur scénarisée, c'est intense.
04:39Désensorceler cette économie, ce n'est pas l'éteindre, c'est la reprogrammer.
04:44Et pour ça, il faut comprendre ce qu'est un sort.
04:48Un automatisme collectif qui fait croire qu'il n'y a pas d'alternative.
04:52Le sort ici, c'est si tu veux exister, va plus loin.
04:56Si tu veux durer, mets-toi en danger.
04:58Premier antidote, Laurence, ralentir.
05:01L'algorithme va vite, nous devons aller lentement.
05:04Se demander est-ce que ce que je regarde me fait grandir ou juste réagir.
05:09La pause aujourd'hui est un acte de résistance.
05:11Deuxième antidote, rééduquer le regard.
05:14Apprendre à reconnaître les pièges, la mise en scène du choc, le rire nerveux, la surenchère émotionnelle.
05:21Enseigner ça à l'école, comme on enseigne les fake news.
05:25Troisième antidote, enfin pour terminer, changer les récits de réussite.
05:29Tant qu'on applaudira ceux qui explosent les limites, le système leur donnera raison.
05:33Il faut redonner du prestige à la retenue, à la sobriété au non.
05:39Le vrai influenceur, c'est celui qui s'arrête au bon moment.
05:42Un sort se défait en nommant ses ficelles et en les coupant une par une.
05:47Et comprendre aussi qui fabrique ce fameux réel en direct, c'est la dernière question qui se pose.
05:52Bien sûr, et ce sont évidemment des gens qui à la fois n'auraient pas fait autant d'argent, peut-être spontanément,
05:59qui ont aussi des faiblesses.
06:01Il faut aussi qu'on réfléchisse sur la santé mentale de ceux qui sont impliqués là-dedans.
06:05Et je pense que la psychiatrie aurait vraiment son mot à dire là-dessus.
06:09Et je pense que c'est un peu sous-estimé en France.
06:11Et puis aussi évidemment responsabiliser, ça s'appelle la morale.
06:16On l'a un peu oublié, on est beaucoup dans la politique, on est beaucoup dans les polémiques.
06:20Mais peut-être revenir à une forme de morale, je ne dis même pas l'éthique qui est un peu déjà très travaillée au niveau du concept.
06:25Juste la morale.
06:26Le bien existe, le mal existe, les salopards existent et puis les gens vertueux existent.
06:31Il faut revenir à cette boussole parce que nous avons aujourd'hui pas simplement une jeunesse qui est dépoussolée moralement, mais tout un peuple.
06:38C'est ça, la morale, ce n'est pas un gros mot.
06:40Merci beaucoup mon cher Vincent Cespedes pour cette philo l'été.
06:44Et puis on vous retrouve bien sûr le week-end prochain pour notre dernier numéro de l'été.
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