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Jeune propriétaire terrienne installée en Bessarabie, Euphrosinia Kersnovskaïa, dite Frosia, a 33 ans quand l’URSS la condamne à la relégation en Sibérie, en 1940. Commencent dix-huit années d’errance au Goulag qu’elle raconte dans un journal composé de 680 dessins légendés et dialogués avec une précision exceptionnelle.
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00:00:30« Maman, ma tendre vieille maman, tu m'avais demandé d'écrire l'histoire de ces tristes années d'apprentissage. J'ai exaucé ton désir.
00:01:00Je jure sur ta croix que tout ce qui est écrit et dessiné dans ses cahiers est la vérité, rien que la vérité.
00:01:11Une vérité pareille, peut-être vaudrait-il mieux la rayer de sa mémoire.
00:01:16Mais que resterait-il ? Une place vide dans laquelle le mensonge viendrait se glisser.
00:01:22Alors, que vive la vérité et que périsse le mensonge.
00:01:32Je m'appelle Eufrosinia Kersnovskaya. Mes amis m'appellent Frosia.
00:01:52Je suis née dans l'Empire russe.
00:01:53Ma famille a fui la révolution bolchévique en 1919 et s'est installée dans une propriété familiale en Roumanie.
00:02:03Depuis la mort de mon père, je dirige ce domaine agricole.
00:02:08Le 28 juin 1940, l'URSS a envahi la Bessarabi, la province de Roumanie où nous sommes installés.
00:02:16Nous nous sommes réveillés dans le fracas des chars soviétiques.
00:02:23Ceux qui vivaient près de la rivière ont attrapé leurs enfants et ont réussi à s'enfuir vers la Roumanie.
00:02:33Mais les routes étaient encombrées et les soviétiques arrivaient par derrière.
00:02:40En revenant des champs, je me suis assise auprès de maman pour prendre le thé en écoutant les nouvelles à la radio.
00:02:46Sa main a tremblé.
00:02:51Je revois son regard affolé.
00:03:01Notre univers familier, inébranlable, était déjà en train de basculer.
00:03:12Nous vivons désormais sous les lois soviétiques.
00:03:17Collectivisation des terres, confiscation des biens.
00:03:21On nous a chassés de chez nous.
00:03:25J'ai pris sur la table une photo de mon père.
00:03:28Un homme me l'a arraché des mains.
00:03:30Le peuple ne veut rien garder qui puisse lui rappeler les propriétaires.
00:03:33Tout le bétail a été abattu jusqu'au dernier porcelet.
00:03:37Tout notre équipement agricole s'entassait dans la cour.
00:03:42Le plus important, c'était d'assurer à ma mère la sécurité.
00:03:45Un vieux prêtre partait pour la Roumanie et il y avait une place pour maman dans sa carriole.
00:04:01Je les ai accompagnés sur la route.
00:04:04J'ai serré maman très fort contre mon cœur.
00:04:06On m'avait déclaré que dorénavant, j'allais devoir subvenir à mes besoins en travaillant de mes mains.
00:04:33Qu'à cela ne tienne, c'était justement ce que j'avais fait toute ma vie.
00:04:40On finirait bien par comprendre que je n'étais pas une exploiteuse, une parasite.
00:04:43Vous connaissez la nouvelle ?
00:04:49Ils sont venus chercher Petya Malanda en pleine nuit.
00:04:52Ils les ont fait monter dans des camions et personne ne sait où on les a emmenés.
00:04:55Frosia, vous aussi !
00:04:57Ils sont venus vous chercher cette nuit avec des fusils.
00:04:59Partez !
00:05:00Cachez-vous !
00:05:01Fuyez quelque part, vous pourrez peut-être leur échapper.
00:05:04Ce sont les coupables qui fuient, les lâches qui se cachent.
00:05:08Je ne vais pas attendre qu'on vienne me prendre au collet comme un lapin.
00:05:11J'irais les trouver moi-même.
00:05:22Pourquoi j'étais envoyée en relégation ? Je n'en savais rien.
00:05:28J'ai fourré dans mon sac à dos quelques sous-vêtements, une chemise tissée main, de bonnes chaussures.
00:05:33Dans une poche, le couteau de chasse de papa.
00:05:36Dans l'autre, mon passeport.
00:05:37La vieille Emma Yakovlevna m'a ouvert ses bras.
00:05:42Il ne faut craindre que Dieu, mais il faut aussi espérer en lui.
00:05:47C'est moi qui vous tiens lieu de mer à présent.
00:05:49Et je vous donne ma bénédiction pour le chemin de croix qui vous attend.
00:05:55Je ne me rappelle plus comment je me suis retrouvée dans ce train.
00:05:58Je me souviens de la foule, des soldats, des cris, des coups, de la cohue et du wagon bourré à craquer de gens affolés.
00:06:07Petits employés, commerçants, demoiselles de petites vertus, instituteurs.
00:06:12Ils n'avaient qu'un seul point commun.
00:06:15Ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait.
00:06:17Ils sanglotaient de peur et de désespoir, surtout quand leur regard tombait sur le conduit dans lequel tous allaient devoir soulager leurs besoins naturels.
00:06:25Un militaire avait longé deux fois le convoi à la recherche d'un médecin.
00:06:45Voyant que personne ne se présentait, j'ai déclaré qu'étant aide vétérinaire, je pouvais, le cas échéant, aider un être humain s'il n'y avait personne de plus qualifié.
00:06:53Dans le wagon voisin, c'était un vrai cauchemar.
00:06:58Les enfants étaient haves, maigres, dépenaillés.
00:07:06Le treizième enfant d'une malheureuse terrorisée était en train de naître.
00:07:11Son mari s'était enfui en Roumanie.
00:07:14Or, les familles de ce genre de transfuges étaient condamnées à la relégation.
00:07:17Dans ce coin d'enfer, une petite fille venait au monde.
00:07:28De tous les wagons montaient des gémissements et des lamentations.
00:07:33Ils disaient adieu à leur patrie, à leur terre natale de Bessarabie.
00:07:36Le Dniepr, l'Ukraine, Kharkov, puis Voronezh, Tambov, Benza, la Volga.
00:07:50Les kilomètres défilaient sous les roues, et ce fut l'Oural.
00:07:53L'Europe disparaissait.
00:07:58Notre train poursuivait sa route vers l'est.
00:08:03A chaque escale, on débarquait des groupes de déportés.
00:08:08Si l'on recueillait toutes les larmes versées en Sibérie,
00:08:12on comprendrait pourquoi il y a tant de marécages sans fond,
00:08:15comme les souffrances des gens innocents.
00:08:17On nous transportait comme des objets volés qu'il fallait cacher à la population.
00:08:26Notre convoi s'arrêtait sur les voies de garage,
00:08:29afin que nous ne puissions pas savoir où nous étions.
00:08:34On attendait.
00:08:36Qui ?
00:08:38Quoi ?
00:08:39Nous sommes arrivés sur notre chantier d'abattage.
00:08:50Il n'y avait pas de latrine.
00:08:52Nous dormions tous pêle-mêle sur un chalier commun.
00:08:55Il n'y avait pas de vaisselle.
00:08:56Et en guise de gamelle, nous utilisions des écorces de bouleau.
00:09:01Mais le plus terrible, c'était les moustiques.
00:09:03Likachov, un relégué lui aussi, avait beaucoup d'esprit.
00:09:15Nous avions allumé un feu et fait chauffer du thé, c'est-à-dire de l'eau.
00:09:20J'avais du sucre.
00:09:21Six derniers morceaux que j'avais apportés de la maison,
00:09:24et je les ai partagés entre nous trois.
00:09:28Écoute bien ce que je vais te dire, Frosien.
00:09:30Garde tout ce que tu as pour toi.
00:09:34J'ai pris tout ton sucre.
00:09:36Cela fait peut-être des années que je n'en avais pas vu.
00:09:39Quant à mon fils Ilyusha, lui n'en avait jamais vu du tout.
00:09:43Et toi, tu n'en reverras peut-être pas de si tôt.
00:09:46De toute façon, ces morceaux de sucre n'auraient pas duré jusqu'à ma mort.
00:09:50Quel plaisir d'avaler son os tout seul, en grognant contre tout le monde comme un chien.
00:09:54C'est vrai.
00:09:55Mais la vie ici est pire qu'une vie de chien.
00:09:58Souviens-toi de mes paroles.
00:10:00Ne partage jamais rien avec personne.
00:10:04Dissimule tes pensées, car toute parole inconsidérée peut être utilisée contre toi et causer ta perte.
00:10:10Si tu as de la chance en quelque chose, cache-le.
00:10:14On pourrait t'envier et te perdre.
00:10:17Cache ta peur, car les souffrances et la peur rendent faibles, et les faibles, on les achève.
00:10:22Cache tes joies.
00:10:25Il y a tant de souffrances dans nos vies que la joie est suspecte.
00:10:29Mais avant toute chose, cache chaque morceau de pain, car tu vas vite comprendre que la mort nous guette tous.
00:10:36Et toi aussi, tu vas te retrouver prisonnière d'un cercle infernal.
00:10:40On nous a envoyé passer l'hiver sur un autre chantier.
00:10:54Il fallait abattre tous les arbres, laisser un terrain complètement déboisé et même dessouché.
00:10:59Nous vivions coupés du reste du monde.
00:11:06Cochrine, notre chef, était notre tsar.
00:11:10Nous étions totalement à sa merci.
00:11:13La norme, qui jusqu'à son arrivée était de 2 mètres cubes et demi de bois par personne et par jour,
00:11:19a d'abord été portée à 6 mètres cubes.
00:11:22Puis, il en a exigé 9 et à la fin 12.
00:11:25Barzac n'arrivait pas à venir à bout de son travail de chartier et personne n'avait le droit de lui venir en aide.
00:11:34D'ailleurs, personne n'en avait la possibilité.
00:11:37Tout le monde se tuait au travail pour remplir la norme et tout le monde vivait sous la menace d'être privé de ration.
00:11:45J'ai vu de mes yeux cette scène du Moyen-Âge.
00:11:48Le vieux Barzac rampait sur la neige devant Cochrine en lui baisant les pieds et en se tordant les mains.
00:11:54Il le suppliait de ne pas le rayer de la liste de ceux qui avaient droit à une ration,
00:11:59c'est-à-dire le droit d'acheter, avec leur argent, 800 grammes de pain par jour.
00:12:04Il avait deux enfants, une femme malade et une vieille mère.
00:12:09Il pleurait, s'excusait comme un verre de terre foulé aux pieds.
00:12:13Il fallait voir l'expression satisfaite de Cochrine.
00:12:17C'était inimaginable.
00:12:19La tension permanente dans laquelle nous devions travailler n'était pas uniquement physique.
00:12:27Nous vivions sous la menace d'une accusation de sabotage,
00:12:30selon l'article 58-14 du Code pénal,
00:12:33si pour une raison quelconque, on restait plus d'une vingtaine de minutes sans travailler au cours d'une journée.
00:12:39Cochrine se cachait derrière un tronc, montre en main et comptait les minutes.
00:12:43Dimitri, Alexilevitch, je n'en peux plus.
00:12:49Tu n'en peux plus ? Eh bien meurs.
00:12:59Le travail des bûcherons est un travail dangereux en soi.
00:13:04Si en plus, on travaille à la va-vite, en se dépensant au-delà de ses forces,
00:13:09rien d'étonnant à ce que les accidents aient été faits.
00:13:13On ne pouvait s'empêcher de frissonner en voyant cette jeune fille clouée au sol par une branche.
00:13:20Elle s'est fait tuer sous nos yeux, et bien des gens l'ont enviée car sa mort avait été rapide.
00:13:30Un agitateur est arrivé sur notre chantier d'abattage pour nous faire une conférence.
00:13:34Nous étions dans une totale ignorance de ce qui se passait dans le monde.
00:13:41Il lisait un papier selon lequel l'Allemagne avait traiteusement attaqué notre pays pacifiste en nous prenant par surprise.
00:13:51Mais cela allait changer.
00:13:52Il nous suffisait de réorganiser notre industrie militaire, et nous allions leur en faire voir.
00:14:09Après une nuit passée dans la promiscuité et les mauvaises odeurs,
00:14:13il fallait, à 5h du matin, faire la queue devant la cantine.
00:14:18La porte s'ouvrait, et la foule des bûcherons rendus fous par la faim
00:14:22s'engouffraient à l'intérieur d'un bout.
00:14:24Ils se ruaient vers la cambuse, et piétinant ceux qui étaient tombés à terre,
00:14:29prenaient d'assaut le guichet par lequel on distribuait la nourriture.
00:14:33Quelle foire d'empoigne !
00:14:34Quelle tristesse de voir des gens perdre ainsi toute dignité humaine !
00:14:38On avait désigné un stakhanoviste, Vassia Timoshenko,
00:14:46un robuste gaillard de 18 ou 19 ans en excellente santé.
00:14:50À la cantine, il disposait d'une table personnelle.
00:14:53Il pouvait acheter autant de rations qu'il voulait.
00:14:56C'était un spectacle répugnant.
00:14:58L'incarnation même de la canaille triomphante.
00:15:02Il touchait 8 rations de soupe avec des boulettes de semoule,
00:15:05ouvrait une boîte de viande en conserve,
00:15:06et il mâchait ostensiblement.
00:15:12Les crevards démoralisés se regroupaient autour de lui
00:15:16dans l'espoir de recueillir ses restes.
00:15:17Maîtresse, peut-être que vous... que c'est trop pour vous.
00:15:34Peut-être que vous en donneriez à ma soeur et à moi.
00:15:37De quoi parles-tu ?
00:15:39Des pâtés.
00:15:41Peut-être qu'un seul, ça vous suffirait.
00:15:46J'ai suivi son regard et j'ai compris.
00:15:49Sur le rebord de la fenêtre,
00:15:50mes moufles brunes, toutes boursouflées,
00:15:53luisaient au clair de lune.
00:15:55Mais ma chérie, ce ne sont pas des pâtés,
00:15:58ce sont des moufles.
00:15:59Le 24 décembre, jour de mon anniversaire,
00:16:07j'avais pour tâche d'émonder les troncs,
00:16:09d'écorcer les souches
00:16:10et de brûler tous les déchets.
00:16:13Le bois était humide et ne s'enflammait pas.
00:16:15Il se contentait de grésiller en se ratatinant.
00:16:19Neuf feux brûlaient dans les différents coins de la coupe.
00:16:22Je courais de l'un à l'autre, ployant sous les charges.
00:16:24Je trébuchais, je tombais, je me relevais
00:16:27et je continuais à transporter le bois.
00:16:30Je suis arrivée au bout de mes forces
00:16:31et j'ai compris qu'il me serait impossible
00:16:34de remplir la norme.
00:16:37Pour la première fois,
00:16:39j'ai succombé au désespoir.
00:16:45J'ai ramassé mes outils
00:16:46et je suis partie, vacillant de faim et de fatigue.
00:16:50Les sept kilomètres jusqu'au village
00:16:56m'ont paru sans fin.
00:17:00J'ai entendu la tombe se refermer sur moi.
00:17:04Je n'avais aucune issue.
00:17:05Je suis restée couchée,
00:17:12inerte,
00:17:13plongée dans un délire comateux.
00:17:16Pas une présence amie,
00:17:18pas un mot de réconfort.
00:17:21Seule,
00:17:22absolument seule.
00:17:24Frosia.
00:17:26Et voilà que soudain,
00:17:28des ombres se sont glissées dans ma paraque.
00:17:31Étais-je en train de rêver,
00:17:33de délirer ?
00:17:34Frosia.
00:17:36Frosia.
00:17:39Non,
00:17:41c'était bien des êtres humains,
00:17:43des femmes de la région.
00:17:44Frosia,
00:17:46ton âme d'ange se meurt.
00:17:50Tu as défendu la vérité.
00:17:53Seigneur,
00:17:55sois miséricordieux avec ta servante Frosinia.
00:17:59Accorde-lui une fin douce.
00:18:02On m'a glissé entre les mains
00:18:03un cierge de cire allumée.
00:18:07Chacune en sortant,
00:18:08déposait à mon chevet
00:18:09un vêtement de femme
00:18:11pour mon enterrement.
00:18:13Et de nouveau,
00:18:14je me suis retrouvée seule.
00:18:17Mais je savais à présent
00:18:18qu'ici,
00:18:19dans ce village,
00:18:20je n'étais pas complètement abandonnée.
00:18:22des femmes étaient venues me dire adieu.
00:18:27Elles avaient promis de prier pour moi.
00:18:31Je me sentais beaucoup mieux.
00:18:32rassemblant mes dernières forces,
00:18:41j'ai pris une hache
00:18:42et j'ai foncé vers les bureaux,
00:18:44traversant tout le village en courant.
00:18:46Voilà les fenêtres éclairées.
00:18:50Assis à sa table,
00:18:52celui dont je vais à présent
00:18:53trancher la tête.
00:18:55Je le regarderai
00:18:56une dernière fois
00:18:57droit dans ses yeux de cadavre
00:18:58et je lui planterai la hache
00:19:00entre les yeux.
00:19:04Ma main ne tremble pas
00:19:05et ma hache ne me trahira pas.
00:19:08Elle coupe comme un rasoir.
00:19:12Cochrine était assis à la table
00:19:14mais dos à la porte.
00:19:16Tuer un être aussi malfaisant
00:19:17est une bonne action.
00:19:19Mais pour frapper quelqu'un par derrière,
00:19:21il faut être un assassin.
00:19:25Je n'ai pas pu frapper.
00:19:28J'entendais mon cœur
00:19:29cogner dans ma poitrine.
00:19:33Lentement,
00:19:34je me suis détournée.
00:19:48J'allais mourir,
00:19:50il n'y avait pas d'autre issue,
00:19:51mais pas sous les yeux de Cochrine.
00:19:53Avec une hâte fiévreuse,
00:19:59j'ai enfourné
00:20:00toutes mes affaires
00:20:01dans mon sac à dos.
00:20:02Quelques pas
00:20:03et je me suis retrouvée
00:20:04au bord d'un trou dans la glace.
00:20:10Ici,
00:20:11s'arrêtait le pouvoir de Cochrine.
00:20:13Ici,
00:20:13m'attendait la fin de mes tourments,
00:20:15la fin des humiliations,
00:20:17la fin de tout.
00:20:18Du fond de ce trou,
00:20:22me fixait une eau noire
00:20:24pareille aux Styx,
00:20:25le fleuve du royaume des morts.
00:20:29Mon Dieu,
00:20:30ai-je murmuré les mains jointes
00:20:32comme dans mon enfance.
00:20:33Mon Dieu,
00:20:34montre-moi ce que je dois faire.
00:20:36J'ai eu l'impression
00:20:41de sentir une main
00:20:42me caresser les cheveux.
00:20:45Maman,
00:20:46morte ou vivante,
00:20:48son âme était avec moi
00:20:49et aux instants critiques
00:20:51de mon destin,
00:20:52sa prière a toujours adouci
00:20:54les coups,
00:20:55me donnant la force
00:20:56de les supporter.
00:21:00Devant moi,
00:21:01sans doute,
00:21:02la mort,
00:21:03derrière aussi,
00:21:04la mort,
00:21:04une mort d'esclave,
00:21:07une mort d'homme libre.
00:21:09Mon choix était fait.
00:21:11Je me suis relevé d'un bond
00:21:12et me suis dirigé vers l'ouest.
00:21:14Sous-titrage Société Radio-Canada
00:21:21Sous-titrage Société Radio-Canada
00:21:27Sous-titrage Société Radio-Canada
00:21:34Sous-titrage Société Radio-Canada
00:21:41J'ai erré dans un épais brouillard
00:22:09glacé sur une hauteur
00:22:11sur une hauteur
00:22:11quelques maisons.
00:22:13Vite,
00:22:14vite retrouvé les hommes
00:22:16et la chaleur.
00:22:17Encore un tout petit effort
00:22:18et j'aurai un toit
00:22:20au-dessus de ma tête.
00:22:24C'était un hameau
00:22:25de huit maisons.
00:22:26J'ai frappé
00:22:27aux huit portails.
00:22:28Passe ton chemin
00:22:29ou je lâche mes chiens.
00:22:33Passe ton chemin.
00:22:37À présent,
00:22:38je savais qu'il ne me restait
00:22:39qu'une seule issue,
00:22:41la taïga.
00:22:41Comment ai-je eu le cran,
00:22:53moi qui ne savais presque pas nager,
00:22:55de plonger sans hésiter
00:22:57dans cette eau noirâtre
00:22:58sur laquelle flottaient
00:22:59des blocs de glace ?
00:23:02Une fois arrivée
00:23:04sur la rive opposée,
00:23:06je prenais tout mon barda
00:23:07et, nue comme un ver,
00:23:09je me mettais à courir,
00:23:10le temps de me sécher
00:23:11complètement
00:23:12et de me réchauffer un peu.
00:23:15Il valait mieux
00:23:16se reposer le jour.
00:23:17Il faisait plus chaud,
00:23:18c'était plus sûr.
00:23:20Une tempête
00:23:21m'avait obligée
00:23:22à faire fi
00:23:23de toute prudence
00:23:24et à suivre
00:23:24des routes fréquentées
00:23:25au lieu de chemins écartés.
00:23:29Un chargé de pouvoir
00:23:30m'a demandé mes papiers
00:23:31et comme je n'en avais pas,
00:23:33m'a conduite
00:23:33aux soviets du village.
00:23:35Qui êtes-vous ?
00:23:38Où allez-vous ?
00:23:39Pourquoi n'avez-vous
00:23:39pas de papier ?
00:23:40J'ai expliqué
00:23:41qui j'étais
00:23:42et d'où je venais.
00:23:43Je ne savais pas
00:23:44pourquoi j'avais été
00:23:44envoyée en relégation
00:23:46mais pourquoi j'avais
00:23:47tenté de fuir,
00:23:48c'était facile à comprendre.
00:23:50Les hommes
00:23:50ont échangé un regard.
00:23:52Nous avons tous
00:23:52un jour ou l'autre
00:23:53tenté d'échapper
00:23:54à la relégation
00:23:55sans succès.
00:23:57Va-t'en, femme.
00:23:59Nous te souhaitons
00:24:00de réussir.
00:24:02Cette réaction imprévue
00:24:03m'a laissée sans voix.
00:24:06Je me suis dirigée
00:24:06vers la porte.
00:24:07Sur les murs,
00:24:09les portraits des guides
00:24:10me regardaient.
00:24:13Ils devaient être
00:24:13aussi étonnés que moi.
00:24:24J'ai continué ma route.
00:24:29Mes vagabondages
00:24:30ont duré cinq mois.
00:24:31J'ai compris
00:24:34que les êtres humains
00:24:36étaient beaucoup plus
00:24:36dangereux que la nature.
00:24:38Menaçantes et impitoyables
00:24:39mais équitables.
00:24:41Quand on lutte avec elles,
00:24:43on peut vaincre
00:24:43à force de courage
00:24:44tandis qu'avec les hommes,
00:24:46il faut user de ruses
00:24:47et dans ce combat-là,
00:24:49j'étais désarmée.
00:24:51Tu vas loin ?
00:24:52J'ai sursauté.
00:24:54Derrière moi,
00:24:55une vieille femme.
00:24:56Elle avait le bras
00:24:56amputé jusqu'au coude.
00:24:58Viens chez moi.
00:24:59Tu m'aideras à rentrer mon bois.
00:25:00Je suis infirme.
00:25:05Il était presque midi
00:25:07lorsque je suis arrivée
00:25:08au bout de ma tâche.
00:25:10La vieille est sortie,
00:25:11la cigarette au bec
00:25:12et m'a invitée
00:25:13à manger un morceau.
00:25:15Mon regard a été attiré
00:25:17par quelque chose
00:25:17de familier.
00:25:20Ça alors ?
00:25:21Mais c'était ma couverture ?
00:25:23Je t'achète ta couverture.
00:25:24Je me taillerai
00:25:24un manteau dedans.
00:25:25Mais elle n'est pas à vendre.
00:25:27Je t'ai mis un kilo de beurre
00:25:28dans ton sac.
00:25:28Je vous dis
00:25:29que ma couverture
00:25:30n'est pas à vendre.
00:25:31Un kilo de beurre,
00:25:32c'est un bon prix
00:25:33pour une couverture volée.
00:25:34Volée ?
00:25:35Tu le prends comme ça.
00:25:36Mâchka,
00:25:37dis à l'agent du NKVD
00:25:38de se dépêcher.
00:25:39Explique-lui
00:25:40que la femme
00:25:40qui a déserté
00:25:41et que j'ai arrêté
00:25:42avec des objets volés
00:25:42fait la mariole.
00:25:44C'était un truc
00:25:45vieux comme le monde,
00:25:46mais j'étais si naïve.
00:25:49Adieu couverture.
00:25:50Mon périple a pris fin
00:25:56en août 1942
00:25:57dans un village perdu
00:25:59dont j'ai oublié le nom.
00:26:01Il s'est terminé
00:26:01de la façon
00:26:02la plus lamentable qui soit.
00:26:04J'ai été arrêtée
00:26:05par une fillette chétive,
00:26:07une rouquine,
00:26:08une gringalette.
00:26:09Elle m'a demandé mes papiers.
00:26:11J'ai répondu
00:26:12que je n'en avais pas
00:26:13et elle m'a conduite
00:26:14aux soviets du village.
00:26:15La porte a claqué.
00:26:20Les clés ont cliqueté
00:26:22pendant une éternité.
00:26:25Quel bruit atroce,
00:26:27odieux.
00:26:31J'ai fermé les yeux
00:26:32pour ne pas voir les barreaux,
00:26:34la tinette,
00:26:35pour ne plus rien voir.
00:26:38On a pris l'empreinte
00:26:40de mes doigts
00:26:40et de ma paume
00:26:41et me voilà
00:26:42dans une autre cellule.
00:26:44Il y a onze femmes
00:26:44je suis la douzième.
00:26:46J'avais cru
00:26:47qu'on enfermait
00:26:47dans cette prison intérieure
00:26:48que des criminels
00:26:49vraiment dangereux,
00:26:50des politiques.
00:26:52Les voilà donc
00:26:53ces dangereux criminels.
00:26:56Tout d'abord,
00:26:56trois vieilles femmes
00:26:57dont deux étaient des nonnes.
00:26:59L'une était là
00:27:00parce qu'elle avait fabriqué
00:27:01des couvertures en piquet,
00:27:02l'autre parce qu'elle avait
00:27:03élevé une chèvre blanche,
00:27:05la troisième
00:27:06était une colcausienne,
00:27:07elle s'était plainte
00:27:08de sa sciatique,
00:27:09elle avait été arrêtée
00:27:10le lendemain.
00:27:13Debout !
00:27:14On se déshabille,
00:27:14on lève les bras,
00:27:15on sort dans le couloir,
00:27:16on s'aligne contre le mur.
00:27:19La fouille nocturne,
00:27:20une procédure fréquente,
00:27:22était la plus humiliante
00:27:23de toutes.
00:27:24Nues,
00:27:25nous sommes particulièrement
00:27:26impressionnantes.
00:27:29Au royaume des aveugles,
00:27:30les borgnes sont rois,
00:27:31à côté d'elles,
00:27:32je fais encore figure
00:27:33de l'héros.
00:27:46Frozia,
00:27:46tu es vivante ?
00:27:49Pourquoi tu n'as pas tué
00:27:51ce salaud de Cochrine ?
00:27:52On t'aurait fusillé,
00:27:54mais combien de gens
00:27:55tu aurais sauvé ?
00:27:56Jamais je n'aurais reconnu
00:27:58dans cette vieille femme
00:27:59échevelée,
00:27:59Olya Popova.
00:28:06Regarde-vous du dernier rang,
00:28:08Sébastia Timoshenko.
00:28:12Même lui,
00:28:13le fameux stakhanoviste,
00:28:14dont nous devions tous
00:28:15suivre l'exemple,
00:28:17même lui,
00:28:17il est en prison.
00:28:20Cochrine ne fait grâce
00:28:21à sa personne.
00:28:24On avait du mal à croire
00:28:25que ce locteux,
00:28:27voûté,
00:28:27grelottant de froid
00:28:28et couvert de morbe
00:28:30était la canaille triomphante
00:28:32que nous avions vue
00:28:33assis à une table particulière.
00:28:38L'instruction de mon affaire
00:28:39se poursuivait.
00:28:40Je sais tout de vous,
00:28:46Efrosinia Antonovna.
00:28:48Je connais votre nature
00:28:48intrépide et fière.
00:28:50Vous avez compris maintenant
00:28:51que vous avez perdu la partie,
00:28:53que vous n'avez aucune chance
00:28:54de vous en sortir.
00:28:56Était-ce l'effet
00:28:57de son pouvoir hypnotique ?
00:28:59Ou étais-je déjà
00:29:00trop affaibli pour lutter ?
00:29:02Sous mes pieds
00:29:03s'ouvrait un gouffre béant.
00:29:05Vous avez fait
00:29:05de la propagande anti-soviétique,
00:29:08vous avez calomnié
00:29:08l'URSS,
00:29:09vous avez incité
00:29:11les travailleurs
00:29:11à ne pas remplir la norme,
00:29:14vous avez fait l'éloge
00:29:15du système capitaliste,
00:29:17vous avez poussé
00:29:17les autres à la désobéissance.
00:29:20Le poste de radio
00:29:22diffusait une musique
00:29:23indistincte,
00:29:24mais si familière,
00:29:26Krieg,
00:29:27Tchaïkovski.
00:29:28Les images
00:29:29que cette musique
00:29:30a fait naître en moi
00:29:31ont été la rafale de vent
00:29:32qui a dissipé l'hypnose
00:29:34du démon de la perversité
00:29:35qui m'entraînait
00:29:36vers l'abîme.
00:29:37Vous avez fait
00:29:38de la propagande
00:29:39sous le tic,
00:29:40vous avez calomnié
00:29:41l'URSS,
00:29:42vous avez incité
00:29:43les travailleurs
00:29:44à ne pas remplir la norme.
00:29:47Je peux ne pas approuver
00:29:48votre système,
00:29:50je peux être indigné
00:29:51par les injustices
00:29:52qui l'engendrent,
00:29:53mais je suis russe
00:29:53et il m'est aussi impossible
00:29:55de porter préjudice
00:29:56à ma patrie,
00:29:57surtout en ce moment,
00:29:58que de lever la main
00:29:59sur ma propre mère.
00:30:00J'ai nié catégoriquement
00:30:03toutes les accusations
00:30:05et plus particulièrement
00:30:06celles d'avoir souhaité
00:30:07la victoire des Allemands.
00:30:09Tout ce que je vous ai dit
00:30:10est la vérité
00:30:11et vous ne tirerez
00:30:12rien d'autre de moi.
00:30:13Le procureur
00:30:26devait me faire
00:30:26prendre connaissance
00:30:27de mon dossier d'instruction,
00:30:29ce qu'on appelait
00:30:29la signature
00:30:30de l'article 206.
00:30:36Sur la table,
00:30:37des monceaux de papier,
00:30:39rien que des dénonciations
00:30:40de Cochrine.
00:30:42Ces papiers
00:30:43contenaient ma vie
00:30:44et ma mort.
00:30:46Je n'avais pas l'intention
00:30:46de me presser
00:30:47et j'ai lu jusqu'au bout
00:30:49les divagations
00:30:50de ce sadique fou.
00:30:53Je devais y apposer
00:30:54ma signature.
00:30:56J'ai trempé ma plume
00:30:57dans l'encre
00:30:58et j'ai écrit sans hésiter
00:31:00« Mensonge ».
00:31:05L'une après l'autre,
00:31:06les femmes passaient
00:31:07en jugement
00:31:07et mon tour arriva.
00:31:10J'ai mené
00:31:11un combat plus absurde
00:31:12que toutes les batailles
00:31:13menées par Don Quichotte.
00:31:15J'ai énuméré
00:31:16toutes les aberrations
00:31:17que j'avais vues
00:31:18en relégation,
00:31:19pendant mon évasion,
00:31:21en prison.
00:31:24La vérité
00:31:25est comme la lumière.
00:31:27Jamais un rayon de ténèbres
00:31:28ne pénètre
00:31:29dans une demeure éclairée.
00:31:30Voilà pourquoi
00:31:31votre noir mensonge
00:31:32redoute la lumière
00:31:34de la vérité.
00:31:34au nom de l'Union
00:31:37des républiques
00:31:38socialistes soviétiques
00:31:39condamnée
00:31:41à la mesure suprême
00:31:42de défense
00:31:42de l'ordre social.
00:31:45La peine de mort.
00:31:54Dix jours plus tard,
00:31:55j'ai été convoquée
00:31:56et le secrétaire
00:31:57m'a annoncé
00:31:58que ma peine de mort
00:31:59avait été commuée
00:32:00en dix ans
00:32:00de camp de redressement
00:32:01par le travail.
00:32:09Ah, Sibérie.
00:32:11Petite mer Sibérie.
00:32:13On a fait traverser
00:32:14tes grands espaces
00:32:15à bien des caravanes
00:32:16de prisonniers.
00:32:18Autrefois,
00:32:19leur chaîne cliquetait.
00:32:20Maintenant,
00:32:21il n'y a plus de fer.
00:32:22Mais on obtient
00:32:23le même résultat
00:32:24grâce à la fin.
00:32:25Nous sommes entrés
00:32:32dans un village.
00:32:34Une petite paysanne
00:32:36vient à notre rencontre.
00:32:39À chaque bout
00:32:39de sa palanche,
00:32:40un seau rempli d'eau.
00:32:42Brusquement,
00:32:43j'ai éprouvé
00:32:44une soif dévorante.
00:32:47Soudain,
00:32:47tout s'est éteint.
00:32:49Il n'y avait plus
00:32:49dans mon champ de vision
00:32:50que la paysanne
00:32:52avec ses seaux.
00:32:52Puis des ténèbres absolues
00:32:55ont tout englouti.
00:33:01Elle est vivante ?
00:33:02Peut-être.
00:33:03Elle ne se relèvera pas.
00:33:05Elle se remettra.
00:33:06Elle a la vie dure.
00:33:09Pochalenko me fourrait
00:33:10un bout de pain gelé
00:33:11dans la bouche.
00:33:12Je suis arrivée,
00:33:14non sans mal,
00:33:14à la vallée.
00:33:18J'ai senti les ténèbres
00:33:19se dissiper
00:33:20comme si je remontais
00:33:21du fond d'une piscine.
00:33:22et rassemblant
00:33:28toutes mes forces,
00:33:29je me suis relevée.
00:33:37Arrivée au camp
00:33:38de rééducation
00:33:39par le travail,
00:33:41on a commencé
00:33:45par nous obliger
00:33:46à nous déshabiller
00:33:47complètement.
00:33:47le but de cette fouille
00:33:51était de nous laisser
00:33:52nos guenilles
00:33:53et de nous prendre
00:33:54les vêtements
00:33:54en bon état.
00:33:59Ils étaient dix voleurs
00:34:00à dépouiller ainsi
00:34:01sans vergogne
00:34:02des malheureux
00:34:02à moitié morts.
00:34:03Les étoiles
00:34:07scintillaient
00:34:08au-dessus de nos têtes
00:34:09et sous nos pieds nus
00:34:10des excréments gelés.
00:34:14On nous a recomptés
00:34:15et on nous a conduits
00:34:17dans une baraque
00:34:18de transit.
00:34:18Le voyage est fini.
00:34:26Je suis ici
00:34:26pour y vivre,
00:34:28pour y travailler.
00:34:29Au moins,
00:34:29je vais servir
00:34:30à quelque chose.
00:34:32Le travail,
00:34:33ce n'est pas ça
00:34:33qui me fait peur.
00:34:34Vous êtes dans
00:34:37l'équipe de Weissmann.
00:34:39Allez le voir,
00:34:39il vous donnera
00:34:40votre pain.
00:34:42Voici le conseil
00:34:42que je vous donne.
00:34:44Quand vous travaillerez,
00:34:45efforcez-vous
00:34:46d'économiser
00:34:46vos forces vitales.
00:34:49Ne dédaignez
00:34:49aucun moyen
00:34:50de manger
00:34:50un bout de pain
00:34:50en plus.
00:34:52Je vois que vous êtes
00:34:52indignés.
00:34:53Mon cynisme
00:34:54vous choque.
00:34:56Moi-même,
00:34:56il y a six ans,
00:34:57je n'aurais jamais cru
00:34:58que je parlerais
00:34:58un jour ainsi.
00:35:01Et je vous assure
00:35:02que d'ici bien
00:35:02moins de six ans,
00:35:03vous serez d'accord
00:35:04avec moi.
00:35:08Un être humain
00:35:08dans son état normal
00:35:09peut survivre
00:35:10plus d'un mois
00:35:10sans manger.
00:35:12Mais une flamèche,
00:35:13c'est-à-dire
00:35:14un être humain
00:35:14à l'extrême limite
00:35:15de l'épuisement,
00:35:17meurt au bout
00:35:17de deux ou trois jours
00:35:18s'il est privé de nourriture.
00:35:22Chaim Isakovitch Weissmann
00:35:23était un homme sage
00:35:25et bon.
00:35:26Quelle ruse
00:35:27de serpents
00:35:28il déployait
00:35:28pour préserver
00:35:29la ration
00:35:30et donc la vie
00:35:31de ses équipiers.
00:35:32123 crevards
00:35:33qui pouvaient espérer
00:35:34survivre.
00:35:37Voici quels sont
00:35:38les ateliers
00:35:39dans lesquels
00:35:39travaille notre équipe.
00:35:42La fabrication
00:35:43de jouets en bois,
00:35:44camions,
00:35:44peignes ou portes-cigarettes
00:35:45et l'atelier
00:35:48de tonnellerie
00:35:49où on fabrique
00:35:49des cerclages,
00:35:50des lattes en merisier
00:35:51et où on assemble
00:35:52les tonneaux.
00:35:52Je vous ai transféré
00:35:57à l'atelier
00:35:57de birogravure.
00:36:00Mon coéquipier,
00:36:02le vieux
00:36:02Fedia Balandine
00:36:03était natif
00:36:04de Tombhoff.
00:36:05Son travail
00:36:06était de tourner
00:36:06la roue d'un ventilateur
00:36:07qui soufflait
00:36:08sur des braises.
00:36:10Courbé
00:36:10dans les volutes
00:36:11de fumée âcre,
00:36:12je m'armais
00:36:12de pointes
00:36:13chauffées à blanc.
00:36:15Le soir,
00:36:16nous étions tous les deux
00:36:17à moitié morts
00:36:17d'asphyxie.
00:36:19Regarde ce que j'ai apporté,
00:36:21Frosier.
00:36:22On va faire un festin,
00:36:24toi et moi.
00:36:26Frosier,
00:36:27Frosier,
00:36:30vivrons-nous assez longtemps
00:36:31pour fêter
00:36:32Pâques en liberté ?
00:36:34Je voudrais tant
00:36:35manger encore une fois
00:36:36des crêpes de froment.
00:36:38Juste une fois.
00:36:40Si tu voyais
00:36:41les crêpes
00:36:42qu'on fait chez nous
00:36:43à Tamboff.
00:36:46Avec précaution,
00:36:47il a déplié
00:36:48un chiffon
00:36:49sur le bord
00:36:49de la meule.
00:36:51C'était du sel.
00:36:52Une cuillère
00:36:53à café de sel.
00:36:55Tout le monde
00:36:55ne peut pas comprendre.
00:36:58Il faut savoir
00:36:58ce que cela veut dire
00:36:59partager une pincée
00:37:01de sel.
00:37:02Nous émiétions
00:37:03notre ration de pain,
00:37:04nous trempions
00:37:05délicatement
00:37:06chaque morceau
00:37:07dans le sel
00:37:07et nous le dégustions
00:37:09pieusement.
00:37:13Non,
00:37:14tu n'as pas vécu
00:37:15assez longtemps
00:37:15pour fêter
00:37:16Pâques en liberté.
00:37:18Et jamais plus
00:37:19tu n'as mangé
00:37:19de crêpes
00:37:20dans ton
00:37:21Tomboff natal.
00:37:23Quelques jours plus tard,
00:37:24j'ai appris
00:37:25que Balandine
00:37:25était devenu fou.
00:37:27Il avait traversé
00:37:28toute la zone
00:37:28en hurlant,
00:37:29complètement nu.
00:37:32Les trois dés
00:37:32des camps.
00:37:34Dysenterie,
00:37:36dermatite,
00:37:37démence.
00:37:37Du fait des carences
00:37:46en vitamines,
00:37:47presque toute la population
00:37:48du camp,
00:37:49environ 800 personnes,
00:37:50était atteinte
00:37:51d'éméralopie.
00:37:54C'est un curieux spectacle.
00:37:56Le soleil vient
00:37:56à peine de se coucher.
00:37:58Il fait encore jour
00:37:59et une colonne
00:38:00de flamèches
00:38:00titubes
00:38:01en s'appuyant
00:38:02contre le mur,
00:38:03tâtonnant avec un bâton
00:38:04pour trouver le guichet
00:38:05de distribution,
00:38:07comme s'il faisait
00:38:07nuit noire.
00:38:09Mais pour eux,
00:38:10il fait vraiment nuit.
00:38:13Ces crevards
00:38:13ne sont aveugles
00:38:14qu'après le coucher
00:38:15du soleil.
00:38:17Pour ne pas renverser
00:38:18leurs précieuses
00:38:19écuelles de soupe,
00:38:20ils s'empressent de la boire
00:38:21avant de s'éloigner
00:38:22du guichet.
00:38:24Et la plupart du temps,
00:38:25les suivants
00:38:26les bousculent
00:38:26et renversent
00:38:28la précieuse Lavasse.
00:38:30La victime est alors
00:38:31au désespoir.
00:38:33À quatre pattes
00:38:33sur la neige,
00:38:34piétinée,
00:38:35elle ramasse
00:38:35des poignées
00:38:36de sûres
00:38:36imbibées de soupe
00:38:38et se les fourre
00:38:39dans la bouche.
00:38:43Rosia !
00:38:45Rosia !
00:38:46Je suis restée
00:38:47pétrifiée
00:38:48en voyant près
00:38:48de la clôture
00:38:49la grande silhouette
00:38:50maigre de Vera.
00:38:52Elle n'avait plus rien
00:38:53de la femme élégante
00:38:54que j'avais connue
00:38:55au camp de Mejani Novka.
00:38:58Ma rencontre
00:38:59avec Vera
00:38:59et l'état
00:39:00dans lequel
00:39:00je l'ai trouvée
00:39:01m'ont bouleversée.
00:39:02elle était en train
00:39:04de mourir.
00:39:07Travailler au ramassage
00:39:08des légumes
00:39:09c'était le seul moyen
00:39:10de sauver son bébé
00:39:11et de la sauver elle.
00:39:14La nuit,
00:39:15je travaillais
00:39:16dans un atelier
00:39:17et le jour
00:39:17dans les champs.
00:39:18il était impossible
00:39:27de rapporter
00:39:27des pommes de terre
00:39:28quand on était fouillé
00:39:29ainsi.
00:39:30Que faire ?
00:39:32J'ai trouvé une solution.
00:39:34Je râpais
00:39:34des pommes de terre
00:39:35sur une râpe
00:39:36que j'avais fabriquée
00:39:37avec une boîte
00:39:37de conserve
00:39:38et des clous.
00:39:40Avec la pulpe,
00:39:41je me confectionnais
00:39:42des protubérances
00:39:43qui ne pouvaient éveiller
00:39:44les soupçons des gardes.
00:39:45Véra était si contente,
00:39:50les larmes aux yeux,
00:39:51elle serrait
00:39:52contre son cœur
00:39:52ses petits sacs
00:39:54humides et tièdes
00:39:54remplis de pulpes
00:39:56noircies
00:39:56qui contenaient
00:39:57la vie de son enfant
00:39:58et ses espoirs de mer.
00:40:06Kersnovskaya,
00:40:08il y a quelqu'un
00:40:08qui s'appelle
00:40:09comme ça ici ?
00:40:09Oui, moi.
00:40:11Qui a-t-il ?
00:40:12Vous êtes capable
00:40:13de mettre au monde
00:40:14des porcelets ?
00:40:15Quels porcelets ?
00:40:16Il y a une truie
00:40:17qui a du mal à accoucher
00:40:18et on a vu dans votre dossier
00:40:19que vous aviez fait
00:40:20des études de vétérinaire.
00:40:24Mon Dieu,
00:40:25dans quel état déplorable
00:40:26étaient les porcs ?
00:40:28Après avoir fait
00:40:31le ménage en grand
00:40:32et tout blanchi à la chaux,
00:40:34j'ai insisté
00:40:35pour ne plus les nourrir
00:40:35dans leur enclos
00:40:36mais dans un réfectoire.
00:40:38Les rats n'avaient plus
00:40:39rien à se mettre
00:40:39sous la dent.
00:40:40Écoute,
00:40:43il y a un colonel
00:40:43qui part en mission
00:40:44à Moscou.
00:40:45Ils ont des pénuries
00:40:46de viande là-bas.
00:40:47Il faudrait écrire
00:40:48un rapport
00:40:48comme quoi un des porcs
00:40:49est mort.
00:40:50Tu trouveras bien
00:40:51une raison.
00:40:51Je ne peux pas faire
00:40:52quelque chose d'illégal.
00:40:53Demande ça
00:40:53à quelqu'un d'autre.
00:40:56Le porc a été égorgé
00:40:57et le colonel
00:40:59est parti pour Moscou
00:41:00avec une valise
00:41:01pleine de viande.
00:41:01Frosia,
00:41:10Vera vous demande
00:41:10de baptiser son bébé.
00:41:12Vera était sortie
00:41:13de la maternité.
00:41:16Son petit garçon
00:41:17avait survécu
00:41:18aux jours les plus critiques
00:41:19mais il allait mal.
00:41:21Très mal.
00:41:23Il existe une croyance
00:41:25selon laquelle
00:41:26même les enfants
00:41:27dans un état désespéré
00:41:28survivent après ce rituel.
00:41:29Frosia,
00:41:31on ne peut pas priver
00:41:32une malheureuse mère
00:41:33de cet espoir.
00:41:40Dans mes bras,
00:41:42sur un morceau
00:41:43de tissu blanc,
00:41:44se tortillaient
00:41:45le petit-fils
00:41:46et arrière-petit-fils
00:41:47des amiraux Nevelskoy
00:41:49qui ont en fait
00:41:50pour la Russie.
00:41:54Il n'y avait pas
00:41:55de saint-crème
00:41:56et avec un petit crucifix
00:41:58trempé dans de l'eau,
00:41:59j'ai fait le signe
00:42:00de croix.
00:42:15Kersnovskaya,
00:42:16prenez vos affaires.
00:42:17Au poste de garde.
00:42:18Euphrosinia Antonovna,
00:42:23née en 1908,
00:42:24article 58-10,
00:42:26vous êtes de nouveau
00:42:27en état d'inculpation.
00:42:33Elle est à moi.
00:42:34Elle va m'attendre ici.
00:42:36Il y avait plusieurs tables
00:42:37à l'intérieur de cette pièce
00:42:39plongée dans la pénombre
00:42:40et à chacune d'elles,
00:42:42une femme devant
00:42:42un tas de lettres.
00:42:43J'ai compris
00:42:45que c'était ici
00:42:46que l'on filtrait
00:42:47le courrier.
00:42:49Une femme,
00:42:50sans même déplier
00:42:50le papier plié
00:42:51en triangle,
00:42:52le déchire,
00:42:53purement et simplement,
00:42:55et le jette
00:42:55dans la corbeille.
00:42:57Puis elle en prend
00:42:57un autre
00:42:58et sans le lire,
00:42:59le pose sur le tas
00:43:00devant elle.
00:43:04Ce n'était pas
00:43:05de la censure,
00:43:06c'était le hasard
00:43:07le plus aveugle.
00:43:07J'ai senti
00:43:11que je n'en pouvais plus.
00:43:13Me voilà.
00:43:14On y va.
00:43:17En cet instant,
00:43:19je n'avais qu'un seul désir.
00:43:20Mourir.
00:43:22Seule la mort
00:43:23pouvait me tirer
00:43:23de ce cauchemar sans fin.
00:43:27Ce qui s'est passé ensuite
00:43:28est toujours resté
00:43:29un mystère pour moi.
00:43:33Comment se fait-il
00:43:34que j'ai réussi
00:43:35à lui dérober discrètement
00:43:37son pistolet ?
00:43:39Un grand vide
00:43:40s'était fait
00:43:41autour de moi
00:43:42et en moi.
00:43:44Je n'étais consciente
00:43:44que d'une chose.
00:43:46Bientôt,
00:43:46je ne verrai plus
00:43:47toutes ces prisons.
00:43:48Je n'aurai plus
00:43:49à répondre à ces questions
00:43:50que j'assimilais
00:43:51aux attouchements
00:43:51d'une pieuvre
00:43:52me fouillant les entrailles.
00:43:55Je ne verrai plus
00:43:56cette insensibilité bestiale
00:43:58qui détruisait
00:43:59des lettres pliées
00:44:00en triangle
00:44:00que des mères
00:44:01attendraient en vain.
00:44:05J'ai sorti
00:44:06le pistolet
00:44:07de ma poche.
00:44:08J'ai enlevé
00:44:09le cran de sûreté
00:44:10dans la bouche,
00:44:13sur la tempe,
00:44:16le doigt sur la gâchette.
00:44:22J'ai levé machinalement
00:44:23les yeux
00:44:24sur la fenêtre.
00:44:24C'était un miracle.
00:44:29La beauté,
00:44:31l'éternelle beauté,
00:44:33le ciel,
00:44:34une branche
00:44:34toute verte,
00:44:36des hirondelles,
00:44:37et tout cela
00:44:38continuerait
00:44:38à exister
00:44:39sans moi.
00:44:40Bon, alors,
00:44:41vous êtes accusé
00:44:42de vous être introduite
00:44:43dans la porcherie
00:44:43dans le but prémédité
00:44:45de faire de la propagande
00:44:46anti-soviétique.
00:44:47Ça, alors ?
00:44:48Moi qui pensais
00:44:49que j'étais là
00:44:49pour soigner
00:44:50des porcs malades.
00:44:51Nous avons patiemment
00:44:52surveillé vos agissements,
00:44:53nous savons tout sur vous.
00:44:55Chacune de vos paroles
00:44:55a été confirmée
00:44:56par des témoins.
00:44:58Vous avez même osé
00:44:59parler de façon
00:44:59irrespectueuse
00:45:00de grands poètes
00:45:01et écrivains soviétiques.
00:45:03Ah, c'était ça ?
00:45:04On m'avait dénoncé
00:45:05en rapportant mon avis
00:45:06sur des poèmes
00:45:07anti-religieux
00:45:08dont ceux de Mayakovsky.
00:45:09Savez-vous que Mayakovsky
00:45:11est la fierté
00:45:11de notre poésie ?
00:45:12La fierté
00:45:13de notre poésie,
00:45:14c'est Pouchkine.
00:45:15Et tous ces bredouillements
00:45:16vulgaires
00:45:17destinés à des alcooliques
00:45:18sans instruction,
00:45:19ce n'est pas de la poésie
00:45:20mais des grimaces.
00:45:21Alors, devant qui avez-vous
00:45:22prononcé vos paroles
00:45:23sédicieuses ?
00:45:25Devant la marmite
00:45:26de nourriture
00:45:26pour les porcs.
00:45:29Cette comédie de procès
00:45:30a pris fin
00:45:31le 24 juin 1944
00:45:34à 11h30
00:45:35et la sentence
00:45:36a été prononcée.
00:45:38Comme il fallait
00:45:39s'y attendre,
00:45:4010 ans de camp
00:45:41de redressement
00:45:42par le travail.
00:45:47J'étais désormais
00:45:48considérée
00:45:49comme une récidiviste.
00:45:50Norilsk,
00:46:05camp numéro 9.
00:46:08J'ai été affectée
00:46:10à la construction
00:46:10d'un immeuble.
00:46:12C'était moi
00:46:12qui goudronnais le toit.
00:46:14Je ne m'étais pas rendue compte
00:46:15tout de suite
00:46:16que mon genou
00:46:17s'était infecté.
00:46:18On m'a retrouvée
00:46:20dans l'escalier.
00:46:21Je délirais.
00:46:22Ma jambe enflée
00:46:23était dure comme du bois
00:46:24et j'avais le corps
00:46:25couvert de taches pourpres.
00:46:28Les urgences
00:46:28m'ont emmenée
00:46:29à l'hôpital central du camp
00:46:30avec un diagnostic
00:46:31de septicémie.
00:46:34Je me souviens très bien
00:46:36de mon arrivée
00:46:36à l'hôpital.
00:46:37Ce fut une épreuve.
00:46:40Une humiliation terrible
00:46:41quand l'aide-soignant
00:46:42m'a rasé tous les poils.
00:46:47On voulait m'amputer
00:46:48à partir de la hanche.
00:46:50À l'époque,
00:46:51il n'y avait ni sulfamide
00:46:52ni antibiotiques
00:46:53et pourtant,
00:46:55non seulement j'ai survécu,
00:46:56mais le docteur
00:46:57a même réussi
00:46:58à me garder ma jambe.
00:47:01À l'hôpital,
00:47:02on m'a traité
00:47:02avec beaucoup de bienveillance.
00:47:03Je recevais souvent
00:47:05la visite du docteur Mardna,
00:47:07un médecin compétent
00:47:08et un homme cultivé.
00:47:11Je pouvais parler
00:47:12sans prendre de précaution,
00:47:13sans craindre d'être trahi.
00:47:23À ma grande surprise
00:47:24et surtout à ma grande joie,
00:47:26une fois rétablie,
00:47:27je n'ai pas été renvoyée
00:47:28dans le camp numéro 9.
00:47:30On m'a gardée
00:47:30à l'hôpital central du camp
00:47:32pour y travailler.
00:47:33Beaucoup de nos malades
00:47:48avaient été prisonniers
00:47:49de guerre en Allemagne.
00:47:51Ils avaient subi
00:47:52de terribles privations
00:47:53dans les stalagues.
00:47:54À leur libération,
00:47:56ils avaient été déclarés
00:47:57traîtres à la patrie
00:47:58et condamnés
00:47:59selon l'article 58.1b
00:48:01à 15, 20 ou 25 ans
00:48:03de détention.
00:48:05Ils refusaient obstinément
00:48:06d'écrire à leur famille.
00:48:08Ils ont reçu un avis
00:48:09de décès.
00:48:10Ils m'ont déjà pleuré.
00:48:12Peut-être verset-on
00:48:12une pension à mes enfants.
00:48:14À quoi leur servirait
00:48:15de me savoir en vie ?
00:48:17Cela me paraissait tellement
00:48:18inconcevable.
00:48:20J'essayais de les convaincre
00:48:21d'écrire
00:48:22et malheureusement,
00:48:24j'y réussissais parfois.
00:48:26Je n'ai compris
00:48:26que bien des années plus tard
00:48:28que c'était eux
00:48:29qui avaient raison.
00:48:30Dire que je croyais
00:48:31accomplir une bonne action
00:48:32en leur achetant des timbres
00:48:33avec mes 100 roubles.
00:48:34Lefrosinia Antonovna,
00:48:39vous allez travailler
00:48:39à la morgue.
00:48:40À la morgue ?
00:48:41Et puis quoi encore ?
00:48:42Non, je n'irai pas.
00:48:44Il n'y a que dans une morgue
00:48:45qu'un médecin peut vérifier
00:48:46la justesse de ses diagnostics.
00:48:48Et cela peut aider
00:48:49à sauver de nombreuses vies.
00:48:50Vous voilà à la morgue.
00:48:59Il n'y a que deux façons
00:49:00de sortir d'ici.
00:49:01Être libéré
00:49:02ou se retrouver
00:49:02sous le mont Schmitt.
00:49:07En été,
00:49:08il fallait creuser des tombes
00:49:10ou plutôt des fosses communes
00:49:11d'avance
00:49:12au pied du mont Schmitt.
00:49:20Il me faut trouver
00:49:23une alternative.
00:49:26En juin 1947,
00:49:28j'ai demandé
00:49:28« Envoyez-moi à la mine. »
00:49:30« Vous avez perdu la tête ! »
00:49:32m'a dit Belkin,
00:49:33le répartiteur
00:49:33en levant les bras au ciel.
00:49:35« Vous savez ce que c'est la mine ? »
00:49:36a ajouté avec horreur
00:49:37l'ousine, le comptable.
00:49:39« Vous n'irez dans aucune mine. »
00:49:41a coupé Ivanov,
00:49:42le directeur de l'hôpital central.
00:49:44« Je veux aller à la mine
00:49:45et uniquement à la mine.
00:49:47Je ne travaillerai nulle part ailleurs. »
00:49:50Dans une mine,
00:49:59il y a les ténèbres absolues
00:50:01et le permafrost éternel.
00:50:03Le grondement
00:50:04de la grande roue
00:50:05dentée du treuil
00:50:06est si assourdissant
00:50:07qu'on en perd l'équilibre.
00:50:10Pendant tout le travail,
00:50:11ça tape,
00:50:12ça grince,
00:50:13ça gronde,
00:50:14ça génie.
00:50:17Et pourtant,
00:50:18j'avais l'impression
00:50:19qu'un rayon de lumière
00:50:20était entré dans mon âme.
00:50:28Le temps passait,
00:50:29les jours,
00:50:30les mois,
00:50:30les années.
00:50:32À des hivers interminables,
00:50:33succédaient des étés trop courts.
00:50:35Mes forces déclinaient.
00:50:46J'ai été convoquée
00:50:47chez Block,
00:50:48le directeur du camp.
00:50:50J'avais entendu dire
00:50:51que c'était un brave homme.
00:50:53Reposez-vous,
00:50:53ensuite vous viendrez me voir
00:50:54pour me dire
00:50:55où vous voudriez travailler.
00:50:57Je peux déjà vous dire
00:50:58où je voudrais travailler.
00:50:59Sur la base
00:51:00des produits industriels
00:51:01et alimentaires,
00:51:02comme débardeurs.
00:51:02Mais c'est le travail
00:51:03le plus dur.
00:51:04Celui-ci donne droit
00:51:05à des décomptes.
00:51:06Une journée de travail
00:51:07là-bas en vaut trois.
00:51:08Sous-titrage Société Radio-Canada
00:51:11Sous-titrage Société Radio
00:51:41Grâce au décompte des journées de travail, j'ai été libérée en août 1952, alors que normalement j'aurais dû l'être seulement en juin 1954.
00:51:56Mais on ne m'a pas laissé partir. Pendant deux mois, j'ai été une libre non libérée.
00:52:01Un jour, un général a débarqué à Norilsk pour inspecter le camp. Lorsqu'il est entré dans ma section, j'étais seule.
00:52:16Depuis quand une détenue a-t-elle le droit de dessiner ?
00:52:20Ma peine est terminée depuis deux mois. Et, à sa demande, je lui racontais ma vie, mon évasion, ma seconde condamnation.
00:52:27Après m'avoir écouté, il s'est éloigné, puis il est revenu sur ses pas.
00:52:33Montrez-moi ce que vous dessinez.
00:52:36Je venais juste de terminer une copie du tableau, Vassily Terkin, Repos après le combat.
00:52:42C'est superbe.
00:52:45Si cela vous plaît, prenez-le.
00:52:49Le lendemain, j'ai été convoquée et définitivement libérée.
00:52:52Une fois réglées les formalités, on m'a donné à signer un document spécifiant que j'oublierai tous ceux qui restaient ici,
00:53:03et que jamais je ne parlerai de ce que j'ai vu et vécu.
00:53:07Me taire ? Mentir ?
00:53:10Je n'ai jamais menti, et je n'ai pas l'intention de commencer aujourd'hui.
00:53:18On m'a tout de même laissée partir.
00:53:19Mes premiers pas en liberté,
00:53:28j'ai été accueillie par une tempête de neige.
00:53:31Devant moi, l'inconnu total.
00:53:34Nulle part où m'abriter.
00:53:36Je possédais, en tout et pour tout, 40 roubles.
00:53:40Je suis partie chercher du travail.
00:53:44Où ?
00:53:47À la mine, bien entendu.
00:53:49L'événement majeur de cette année 1953 fut la mort de Staline.
00:53:59Le 3, le 4, le 5 mars, l'ogre était malade.
00:54:04Le dévoreur d'hommes était dans un état désespéré.
00:54:08Le grand, l'unique, il allait, il était mort.
00:54:12Fallait-il se réjouir ?
00:54:17Pleurer ?
00:54:18C'était à la fois comique et consternant de voir le responsable de notre équipe,
00:54:24Boudnik, qui n'osait prendre une décision.
00:54:27Il s'est mis subitement à faire preuve d'initiative.
00:54:30Drapeaux en berne, ruban noir sur les portraits.
00:54:33Jamais, jamais il n'a été aussi évident que les habitants de ce pays étaient asservis à ce vampire.
00:54:39Je ne me réjouis pas.
00:54:43Je ne suis pas soulagée.
00:54:45Je suis dégoûtée.
00:54:46Au bout de trois années de travail en tant que travailleuse libre,
00:54:55je devais prendre des vacances pour ne pas perdre les jours de congé auxquels j'avais droit.
00:55:00J'ai pris la décision de passer l'été 1957 en Bessarabie.
00:55:06Quelle tristesse de voir ce qu'était devenu ce coin de paradis
00:55:10où tout me parlait de mon bonheur passé, de ma famille si aimante.
00:55:13Par miracle, la croix de papa était restée intacte.
00:55:19Autour, c'était un désert.
00:55:21Les beaux chênes, le jardin, la maison, tout avait disparu.
00:55:32J'ai pris dans mon mouchoir une poignée de terre comme talisman.
00:55:37J'ai cueilli une brassée de thym parfumée.
00:55:40Puis j'ai baisé la croix et je suis partie sans un regard en arrière.
00:55:43À la sortie du village, j'ai acheté des abricots.
00:55:49Cela faisait 18 ans que je n'en avais pas mangé.
00:55:53Il commençait à faire nuit quand j'ai débouché sur un jardin
00:55:56où une petite vieille faisait cuire de la confiture.
00:55:59« Frosia ? Comme Alexandra Alexeyevna va être heureuse quand elle saura que vous êtes vivante ! »
00:56:08Tout a tournoyé devant mes yeux.
00:56:13C'était Héléna, une amie de maman.
00:56:16« Maman ? Maman est vivante ? Où est-elle ? »
00:56:20Héléna était incapable de répondre à la question.
00:56:23Trois ans auparavant, elle avait entendu à la radio un appel de ma mère
00:56:27demandant que toute personne sachant où se trouvait sa fille Frosigna
00:56:31veuille bien le lui faire savoir.
00:56:34Elle se trouvait donc en Roumanie en 1954.
00:56:37Était-elle toujours en vie aujourd'hui ?
00:56:40C'est qu'elle avait déjà 79 ans.
00:56:45J'ai passé toute la nuit à écrire des lettres pour la Roumanie.
00:56:48J'ai écrit un peu partout, au hasard.
00:56:52J'avais calculé que la réponse arriverait d'ici deux semaines.
00:56:55J'allais donc passer ces 15 jours à voyager.
00:56:58C'est la meilleure façon de rendre l'attente supportable.
00:57:02Le point de départ serait Odessa, la ville de mon enfance.
00:57:07Je te bénis, je t'embrasse,
00:57:36Je te serre dans mes bras.
00:57:37Je lisais et relisais le télégramme international.
00:57:41Je te bénis, je t'embrasse, je te serre dans mes bras.
00:57:45Je t'embrasse, je te serre dans mes bras.
00:57:48Vivante.
00:57:49Ma vieille maman est vivante.
00:57:52Pour commencer, nous devions refaire connaissance.
00:57:55C'est qu'il s'était écoulé 17 années.
00:57:57Si je regardais en arrière, il semblait que durant ces années, j'avais vécu assez d'événements et d'émotions pour remplir 17 siècles.
00:58:05Je me suis fait photographier en tenue de randonnée.
00:58:13Voilà ta fille, maman.
00:58:15Tu n'as pas besoin de la connaître telle qu'elle était pendant ces terribles années d'épreuve.
00:58:19Tu vois une randonneuse souriante.
00:58:21C'est mieux comme ça.
00:58:22Il m'a fallu écrire à toutes sortes d'instances afin d'obtenir l'autorisation de la revoir l'année suivante, en 1958.
00:58:34J'ai gravi les deux étages d'un seul bond.
00:58:39Maman est là ?
00:58:41Je n'ai pas eu à attendre la réponse.
00:58:44Elle était là, toute vieille, ses yeux si remplis d'amour.
00:58:48Nous avions tant de choses à nous raconter que nous gardions le silence.
00:58:54Sous-titrage Société Radio-Canada
00:59:24Abonnez-vous !
00:59:54Sous-titrage Société Radio-Canada
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