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  • 29/11/2023
L'art permet de changer nos représentations du présent et de ce qui nous entoure aujourd'hui, mais peut-il infléchir un passé d'exclusion ? Aujourd'hui, nous questionnons un artiste sur son rapport à l'Histoire et comment il se joue de nous à l'aide de photographies à la fois drôles et perturbantes.

Retrouvez "La question qui" de Maïa Mazaurette sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/burne-out

Catégorie

😹
Amusant
Transcription
00:00 Vous dites que vous avez fabriqué une machine à voyager dans le temps ?
00:03 A partir d'une DeLoreal ?
00:04 Faut voir grand dans la vie !
00:06 Peut-on taper l'incruste dans l'histoire ?
00:10 Cette question en fait a fait super peur parce que dès qu'on parle de manipuler l'histoire,
00:14 on a tout de suite en tête le terrible slogan de George Orwell dans 1984.
00:18 "Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur,
00:21 celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé."
00:24 Si on écoute Orwell, toute relecture de l'histoire serait le signe d'une dérive vers une société totalitaire.
00:29 Buvons un grand verre d'eau.
00:31 Nous savons aujourd'hui que les historiens du passé ont oublié et parfois effacé
00:34 les femmes, les enfants, les pauvres, les personnes de couleur, etc.
00:37 Réécrire cette histoire-là n'est pas un geste totalitaire, au contraire,
00:40 il s'agit de consolider le socle commun de notre société
00:43 en corrigeant une erreur très très loin de George Orwell.
00:47 Franchement, j'aurais adoré grandir avec des cours d'histoire plus complets.
00:50 J'aurais peut-être eu une meilleure note au bac d'ailleurs.
00:52 Par exemple, comme héroïne, j'avais le choix entre Jeanne d'Arc et Olympe de Gouges.
00:55 La première a été brûlée, la deuxième a été guillotinée, super ambiance.
00:58 Je me rappelle de mon enthousiasme quand j'ai reçu en cadeau de Noël un bouquin
01:01 de l'historienne Michèle Perrault, « Les femmes et les silences de l'histoire ».
01:05 Dedans, il y avait des femmes chevalières, seigneurs de guerre, il y avait Aliénor d'Aquitaine.
01:08 J'avais 20 ans, c'est tard pour découvrir que les femmes ont fait la grande histoire.
01:11 Pas seulement en arrière-plan, pas seulement comme muse ou comme maman.
01:14 Ces dernières années, bien sûr, les choses ont changé.
01:16 Ma nièce grandit dans un monde qui semble réconcilié avec l'histoire des femmes.
01:20 En librairie, j'ai compté une bonne vingtaine de livres pour enfants dédiés spécifiquement
01:23 au destin des héroïnes, musiciennes, poétesses, sculptrices, princesses, inventeuses, pionnières,
01:28 soldates, politiciennes.
01:29 Et ce que je trouve passionnant, c'est qu'en tapant l'incruste, ces femmes ne créent pas
01:32 une histoire alternative qui sera une histoire militante.
01:34 Elles ajoutent leur destin au roman national pour le rendre plus puissant.
01:37 C'est d'ailleurs là le sens du mot « incrustation ».
01:40 Selon Larousse, on « réhausse la surface d'un objet grâce à des matériaux généralement précieux ».
01:44 Taper l'incruste ne dénature pas.
01:46 Taper l'incruste sublime.
01:48 Et pour enrichir sublimé, que dis-je ta réflexion Maya ?
01:50 Aujourd'hui, tu reçois Omar Victor Diop.
01:52 Bonjour Omar Victor Diop.
01:54 Bonjour Maya.
01:55 Vous êtes photographe sénégalais et on vous reçoit pour un beau livre de photos,
01:59 « Being there », en version française « Être là ».
02:02 Un projet à quatre mains.
02:03 Les vôtres et celle de Lee Schulman, créateur de The Anonymous Project,
02:07 qui rassemble plein de polaroïds vintage.
02:10 Je vais juste décrire une de vos photos.
02:12 On est aux Etats-Unis dans les années 50-60.
02:14 Il y a un groupe de personnes plutôt âgées qui fait un pique-nique.
02:17 C'est très banal.
02:18 On a vu cette image 20 milliards de fois.
02:20 Cette image-là est bizarre parce que vous, vous êtes dedans,
02:23 un homme noir au milieu de tous ces blancs.
02:25 Qu'est-ce que vous faites sur cette photo Omar Victor Diop ?
02:28 Je tape l'incruste.
02:30 (Rires)
02:32 En fait, l'idée c'est surtout, c'est moins de changer l'histoire ou de la raconter.
02:39 C'est de réinventer le rapport qu'on a avec cette histoire.
02:41 Parce qu'on a tous tendance à avoir une vision romancée de ces fameuses trente glorieuses,
02:46 mais qui n'étaient pas glorieuses pour tout le monde.
02:48 Et le fait d'avoir cette présence incongrue,
02:50 ça permet justement de mettre le doigt avec le sourire dans la plaie
02:56 pour interroger le rapport qu'on a à l'histoire
02:59 et notre tendance à gommer les choses qui sont inconfortables.
03:03 Pourquoi vous avez choisi cette période spécifiquement ?
03:05 Parce que finalement, dans certains milieux, peut-être un peu traditionnalistes aujourd'hui,
03:09 vous auriez pu faire le même travail dans des photos de 2023 ?
03:12 Oui, en fait, c'est grâce à l'invitation de The Anonymous Project,
03:18 qui est cette collection d'images concentrée sur cette période-là.
03:22 C'est un matériau nouveau pour moi, et je ne pouvais pas dire non à ce territoire d'expression.
03:28 Donc en fait, le matériau a existé avant le projet,
03:32 et c'est ce qui fait qu'on s'est concentré là-dessus.
03:37 Je trouve ça intéressant quand même d'avoir choisi un passé aussi proche,
03:39 parce qu'on se rend compte que la ségrégation est très proche de nous.
03:42 Oui, elle existe encore. Il y a encore des pays où l'esclavage des Noirs est tout à fait admis.
03:52 Et quand on parle de ségrégation, on parle d'exclusion aussi,
03:58 et du coup, la place de la femme aussi.
04:01 Vous savez, sur beaucoup de ces photos, si on m'avait remplacé par une femme,
04:04 ça aurait aussi marché, parce que c'est souvent des assemblées d'hommes
04:08 qui décident pour la société, d'hommes blancs.
04:11 D'ailleurs, vous posez souvent avec des femmes qui sont blanches,
04:17 et on se rend compte aussi du tabou sur les couples interraciaux.
04:20 Oui, en fait, ce qui est intéressant dans cette série,
04:23 c'est que pour Lee et moi, c'est Lee Schulman de The Anonymous Project,
04:28 c'est un moyen pour nous de nous mettre à côté des photos et regarder les réactions.
04:32 Parce que beaucoup de ces photos sont lues différemment selon le public qui est en face.
04:39 Certains voient des couples, certains me voient avec une belle mère potentielle,
04:43 mais toujours est-il que ça ne laisse pas indifférent.
04:47 Donc ça veut dire que ce n'est pas vraiment encore normal pour beaucoup de gens,
04:51 le fait qu'un homme noir soit présent dans les assemblées qu'on a choisies dans ce projet.
04:59 Vous avez eu des réactions très surprenantes, des trucs que vous n'attendiez pas du tout ?
05:03 Alors, positives. On n'a pas encore eu de réaction courroussée ou négative.
05:12 On est curieux d'en avoir justement pour voir quel est le mécanisme.
05:16 Donc si vous avez des réactions négatives, n'hésitez pas, faites-en part !
05:19 Envoyez-les à France Inter !
05:23 Est-ce que c'était thérapeutique pour vous de vous incruster sur ces images ?
05:27 Absolument, oui. Vous savez, ça fait dix ans que je fais des autoportraits.
05:31 En général, ce que je fais, c'est que je recrée des œuvres existantes
05:35 où je construis des environnements visuels autour de ma personne.
05:38 Là, ce travail-là était déjà fait.
05:41 Et je sais que je ne risque pas ma vie en m'incrustant dans ces assemblées,
05:48 mais c'est aussi un clin d'œil à ceux qui ont risqué leur vie pour le faire.
05:52 Je pense à Rosa Parks, je pense à beaucoup d'anonymes qui ont dit non.
05:58 Et c'est une façon aussi de leur dire qu'on n'a pas oublié,
06:02 qu'on ne dort pas sur l'histoire et qu'on ne la laisse pas se couvrir de roses et de Hollywood.
06:08 Mais peut-être que l'histoire, justement, elle passe par des choses très dramatiques
06:11 et des choses beaucoup plus drôles, comme ce que vous faites.
06:14 S'amuser quand on exprime une opinion politique, le faire avec le sourire,
06:18 c'est un acte de résistance.
06:20 C'est beaucoup plus facile de hurler dans un micro avec hargne,
06:27 mais trouver le moyen de le faire avec humour et avec grâce,
06:33 peut-être qu'on accède à beaucoup plus d'oreilles et à beaucoup plus de cœur.
06:37 - C'est vrai que le projet est très accessible, on comprend tout de suite.
06:40 - Oui, on comprend tout de suite.
06:42 - Le fait de vous voir sur ces photos révèle l'absence des Noirs sur les photos de l'époque.
06:46 - Oui, la formule fonctionne et c'est pour notre plus grand plaisir.
06:52 - Et sur cette histoire d'accessibilité, je pense à vous Balodji,
06:55 parce que vous dites dans beaucoup d'interviews que c'est important pour un homme
06:58 de s'intéresser aux questions féministes, parce que ces questions ne se régleront que
07:01 quand les hommes s'en empareront.
07:03 Et vous dites que c'est la même chose avec le racisme.
07:05 - Les compléments bénéficiaires.
07:07 - Les choses n'amélioreront que quand les Blancs oseront s'en emparer.
07:11 Et donc d'être accessible et de vous rire les cœurs et les oreilles, comme vous le disiez.
07:15 - Comment on s'incruste sur les photos ?
07:17 - Comment on s'incruste ?
07:19 - Oui, parce que par exemple vous avez la peau noire et à l'époque les pellicules ne permettaient pas
07:22 de supporter vraiment les peaux noires.
07:24 - Ça aussi en quelque sorte c'est une revanche.
07:27 Bon, la technologie est toujours en retard.
07:29 Quand on regarde l'intelligence artificielle,
07:32 elle est à la traîne sur la reconnaissance des visages sombres.
07:36 Donc oui, c'est une victoire aussi sur cette technologie qui n'inclut pas les peaux sombres.
07:43 Et le process, c'est un gros travail d'équipe.
07:47 On a shooté comme pour un film, en fond vert, avec une styliste, des éclairagistes
07:54 pour recréer les températures et les lumières.
07:57 Et ensuite un gros travail de retouche pour recréer le grain, recréer les flous.
08:03 Donc on est une bonne quinzaine de personnes à avoir travaillé sur ces images.
08:08 - C'est vraiment extrêmement joyeux.
08:10 Je recommande votre livre « Being there » en collaboration avec Lee Schulman et son Anonymous Project.
08:15 C'est aux éditions textuelles.
08:17 Merci de vous être incrusté avec nous, Omar Victor Diop.
08:20 - Avec plaisir, je reviens quand vous voulez.

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