00:00C'est un événement qui peut sembler banal, mais qui en dit beaucoup sur les temps présents.
00:05Alors, je précise à ce que j'ai compris, il n'y a pas de tradition de concert de Noël en direct, toujours sur les Champs-Élysées,
00:11mais c'était dans les suites des JO.
00:13Donc, dans la suite des JO, il y avait cette idée que nous allons pérenniser le concert de Noël du Nouvel An en direct sur les Champs-Élysées,
00:21donc avec cette espèce de fête populaire ainsi consacrée.
00:24Mais la préfecture, d'ailleurs c'est la plus belle avenue au monde, on le dit sans arrêt, est-ce qu'on ne doit pas la mettre en valeur de toutes les manières possibles?
00:31La préfecture de Paris s'est dite « un instant, danger, tout cela est inquiétant, pour des raisons de sécurité, ne vaudrait-il pas mieux l'annuler? »
00:41Et là, on nous explique qu'il y aurait beaucoup trop de gens qui seraient présents, qui risqueraient d'avoir des mouvements de foule,
00:46peut-être de l'émeute, peut-être davantage, donc devant cela, pourquoi ne pas annuler le spectacle?
00:54Et, ce qu'on va faire dans les circonstances, plutôt que d'avoir le spectacle en direct, on préenregistre, d'ailleurs je crois que ça a été déjà fait,
01:00on préenregistre un concert qui sera diffusé le soir du réveillon, sur le mode « ben voilà, finalement, c'est le concert en faux direct,
01:09ça va être le concert qui est préenregistré, avec l'enthousiasme fin, avec les applaudissements du « bonne année, mais qu'est-ce que trois semaines auparavant? »
01:17Donc, un concert préenregistré pour éviter, justement, que tout cela ne dérape pour des raisons de sécurité.
01:23Donc, on pourrait dire « tout ça est banal, tout simplement, félicitons les autorités pour leur sens des responsabilités. »
01:30Mais on peut dire autre chose aussi.
01:31Premièrement, on a voulu pérenniser ce qui s'était passé pendant les JO.
01:36On s'en souvient, on a redécouvert, pendant les JO, Paris comme une ville propre et sécuritaire.
01:40On en avait perdu l'habitude.
01:41Et surtout sécuritaire, et rappelez-vous, cela dit, le dispositif sécuritaire immense mobilisé pour rendre la ville sécuritaire à ce moment.
01:52Donc, on a utilisé, en fait, c'était un programme sécuritaire quasi-policier pour rendre la ville « safe », comme on dit aujourd'hui,
01:59à la fois pour les athlètes, pour les touristes, pour les Parisiens qui redécouvraient leur ville à l'abri de l'insécurité.
02:05Mais on comprend donc qu'il fallait avoir des moyens exceptionnels en France, à Paris, pour vivre en sécurité.
02:13Dès lors qu'on n'est plus dans ce contexte exceptionnel, le taux d'insécurité remonte presque naturellement.
02:19Jeunesse, soit dit en passant, je crois que c'est Laurent Nunes qui a dit que, évidemment, dans le cadre de ce concert,
02:23si on avait utilisé toutes les forces de sécurité pour protéger Paris et le concert à ce moment, on désertait une autre partie du territoire.
02:30Mais c'est ça, il invoque un manque d'effectifs pour assurer la sécurité.
02:33Voilà, autrement dit, on tient pour acquis que partout ça va péter, donc au moins répandons les forces,
02:37plutôt que de se concentrer dans un endroit et ensuite perdre le contrôle ailleurs.
02:42Deuxième élément, qu'on se comprenne bien, on dit « la menace est réelle ».
02:46Mais la menace n'est pas que terroriste.
02:48On ne craint pas seulement, dans le continuum des violences de l'insécurité d'aujourd'hui,
02:53on ne craint pas seulement une charge version Bataclan, version Daesh, et ainsi de suite.
02:58On peut craindre aussi, dans l'insécurité ordinaire qu'elle est nôtre aujourd'hui,
03:04eh bien, la ruée de bandes, de voyous, de délinquants qui se profiteraient de l'événement
03:10pour transformer ce concert en lieu de, non seulement de grandes pagailles,
03:17mais en espèce de triomphe de la racaille, d'empire de la racaille dans les circonstances.
03:21Et ce n'est pas une crainte déraisonnable, il faut bien le dire, ce n'est pas une crainte déraisonnable.
03:25On le voit avec tous les événements sportifs aujourd'hui.
03:28Dès lors qu'ils mettent en scène des équipes au Fagnon, au drapeau qui n'est pas le drapeau français,
03:34eh bien, on s'attend toujours à des débordements.
03:38Il se peut qu'il n'y en ait pas.
03:39Et quand il n'y en a pas, on se dit « formidable, il n'y a pas eu de débordements. »
03:41Ou il y en a eu peu, peu de vitrines ont été brisées, il n'y a pas eu tant de casques que ça, donc bravo.
03:46Mais on s'est habitués à l'idée qu'un événement public comme cela ait un potentiel de débordement.
03:51D'autant qu'on ne doit pas oublier cette tradition aussi de mémoire de la Saint-Sylvère,
03:55c'est très européenne, très étonnante d'un point de vue nord-américain,
03:58c'est le nombre de voitures brûlées.
03:59On tient pour acquis que pour célébrer la nouvelle année, on brûle des bagnoles.
04:03Je confesse que j'ai toujours trouvé que c'est une des traditions françaises qui me semble le moins désirable.
04:07Mais bon, certains s'y habitent.
04:08Vous n'êtes pas le seul.
04:09Et ensuite, il y a, à travers cela, la nécessité néanmoins de faire concert,
04:13la nécessité d'offrir un spectacle, donc on le bascule dans ce qu'on appelle le faux direct.
04:17Donc on va créer le spectacle dans une forme de simulacre.
04:20Donc on va se donner l'impression qu'on est en direct,
04:22on va se donner l'impression qu'on vit la chose en temps réel, mais ce n'est pas le cas.
04:27Comme si on voulait créer une forme de réel dédoublé,
04:30avec un enthousiasme dédoublé, mais un peu artificiel pour marquer l'événement,
04:34tout en sachant qu'il n'est plus possible, en fait, d'organiser un tel événement à Paris.
04:38À tout le moins, c'est ce qu'on nous dit.
04:39Dernier élément, à travers cela, il y a une forme de capitulation de la vie ordinaire.
04:44C'est-à-dire qu'organiser un concert sur les Champs-Élysées,
04:47ce qui normalement aurait pu aller de soi.
04:49Dans le monde occidental, ça allait de soi dans de tels événements.
04:52Maintenant, on considère que le risque est trop élevé, donc on décide de reculer.
04:56On ne crée pas les conditions pour rendre possible ce concert,
04:59peut-être parce que c'est impossible aujourd'hui.
05:00On décide de capituler tout simplement.
05:03On renonce un concert à la fois, on renonce une terrasse à la fois,
05:06on renonce un événement à la fois, et à la fin, on s'habitue à tout cela.
05:10Alors, vous avez parlé de pillage.
05:13Pierre Brochand en parlait récemment dans un grand entretien du Figaro Magazine.
05:18Pourquoi avoir utilisé ce terme, ce terme chargé ?
05:21Vous avez raison, j'ai utilisé ce terme pour une raison simple,
05:23c'est que lorsqu'il y a émeute, pillage possible sur les Champs,
05:26vous le voyez, quand il y a un événement,
05:28on barricade, on placarde presque inévitablement les commerces.
05:31Sur le mode, nous ne pouvons pas laisser des objets
05:33de plus ou moins grande valeur derrière la vitrine
05:36parce que tout va se faire casser, ça va être pillé.
05:39Donc, le mot pillage, ce n'est pas un mot comme les autres.
05:42Le mot pillage, ce n'est pas simplement des incivilités ordinaires.
05:45Le mot pillage, ce n'est pas un mouvement de foule désordonnée
05:48qui nous échappe.
05:50Le pillage est un instinct de conquête qui s'exprime.
05:52Le pillage, en fait, c'est vieux comme le monde.
05:54Vous arrivez quelque part, vous voulez vous emparer des biens,
05:57vous voulez vous emparer des lieux,
05:59vous voulez tout simplement piller les biens disponibles,
06:02accumulés par d'autres, mais auxquels vous croyez avoir droit
06:05parce que vous êtes plus forts qu'eux.
06:06Eh bien, vous vous emparez des biens dans les circonstances.
06:09Donc, Pierre Brochand disait que lorsqu'il revenait
06:12sur les événements de Naël, notamment, mais plus largement,
06:14en fait, depuis les émets de 2005,
06:16il dit le pillage qu'il croit, c'est le signe
06:19d'un instinct de conquête chez les pillards,
06:22chez les voyous, chez les délinquants,
06:24de plus en plus marqués et de plus en plus décomplexés.
06:27On arrive quelque part et on s'empare des biens.
06:29Alors là, il faut inscrire cette idée d'une forme de rasia, en quelque sorte.
06:34Il faut inscrire tout ça dans un contexte sociologique plus large.
06:37Il faut contextualiser.
06:38Mais quel est le bon contexte?
06:39Le contexte, ce n'est pas simplement l'annulation d'un bel événement.
06:42Le contexte, c'est la normalisation dans tous les domaines de la vie de l'insécurité.
06:45Je vais donner quelques exemples.
06:47La sécurité dans les transports, nous acceptons désormais aujourd'hui
06:50que les transports ne sont pas sécuritaires.
06:51Je ne dis pas qu'on l'accepte moralement.
06:53On l'accepte, c'est un fait, les transports ne sont pas sécuritaires.
06:55La sécurité des femmes.
06:57On accepte aujourd'hui que les femmes ne sont pas en sécurité.
06:59On leur demande de faire un effort de plus pour se protéger.
07:02Il n'y a pas de sécurité du logement.
07:04On peut toujours vous squatter.
07:05Et si vous cherchez à dégager le squatteur, vous allez payer le prix.
07:09On l'a vu cette semaine.
07:10Ne cherchez surtout pas à récupérer votre bien que quelqu'un vous a volé.
07:13Vous serez en tort.
07:15Plus largement, il y a l'entrée illégale dans un pays.
07:17On a renoncé à être capable de maîtriser des frontières.
07:20Donc, autrement dit, le pillage ici s'inscrit dans une logique de contestation des assises même de cette société
07:27avec une normalisation de la violence conquérante.
07:29Et c'est ce qu'on craint, je crois, dans le cadre de ce concert annulé.
07:33Alors, Mathieu, est-ce qu'on pourra encore demain, selon vous, faire la fête à Paris?
07:37C'est une question qu'on peut se poser.
07:39Ou la sécurité exigera-t-elle désormais une suspension durable des libertés?
07:44Alors, si j'étais un politique, je vous dirais, il suffit de suivre mon programme et ça va aller.
07:47Mais je ne suis pas un politique, je n'ai pas pour fonction de mentir à temps plein.
07:52Donc, dans les faits, quand nous demeurons dans les paramètres mentaux, sociologiques, démographiques
07:59qui sont les nôtres aujourd'hui, on va intérioriser un nombre croissant de contraintes.
08:05On va intérioriser l'idée qu'il faut de plus en plus privatiser les moments de bonheur.
08:09On doit privatiser les moments de joie.
08:12On doit privatiser les fêtes parce que tout ce qui est public peut être attaqué.
08:15Vous savez que désormais, par exemple, quelquefois, je donne un exemple et je terminerai là-dessus.
08:20Des gens qui sont plus prospères, donc, prennent une photo et on leur dit
08:22ne montrez pas votre montre, par exemple, sur la photo parce qu'elle sera identifiée.
08:27On va pouvoir aller vous... Vous devenez une cible.
08:29Donc, vous devez privatiser votre existence pour être tranquille.
08:32La vie publique n'est plus accessible, ce qui est un problème dans un pays comme la France.
08:36Devant tout cela, bon, est-ce qu'on aura un couvre-feu demain?
08:38Un confinement sécuritaire un jour? Je n'en sais rien, mais je tiens pour acquis que ce sont des choses qui sont possibles.
08:43Et je terminerai vraiment avec cela.
08:45Probablement que dans 15 ans, dans 20 ans, il y aura un sentiment d'asphyxie.
08:48Chez les plus jeunes, notamment, qui vont se dire, mais quelle est cette vie absolument amidonnée,
08:52encadrée, dans le formol, étouffante, ainsi de suite.
08:55Probablement que ça viendra, mais pour les prochains temps, je crois que nous devons nous habituer
08:58à ces contraintes nombreuses, à cet étouffement généralisé.
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