00:00Et l'archive, c'est un petit peu un truc de fou ce matin.
00:03N'avez-vous jamais été frappé par ces mois de décembre ou dans les centres-villes comme dans les centres commerciaux ?
00:09Tout le monde court. Un moment de l'année où chacun semble perdre totalement la raison.
00:13A peine sorti du Black Friday, cette étrange grande messe de la promotion permanente avec ses scènes de liesse à l'ouverture des magasins,
00:19nous voilà déjà projetés vers la date fatidique de Noël, où il faut absolument décrocher le dernier jeu vidéo encore en rayon,
00:26mettre la main sur la paire de chaussures avant qu'elles ne disparaissent, ou être sûr d'avoir la bonne version d'un peluche ou du jouet réclamé par les petits-enfants.
00:35Dans ces moments-là, tout se mélange. On est écrasé par le vacarme des enceintes qui tentent vainement d'installer une ambiance de Noël,
00:41par les néons trop blancs, trop violents, trop froids, par cette lumière fade, vous savez, qui abîme les yeux.
00:47Et puis, il y a le reste, les gens qui courent.
00:56Nous sommes en 1983, et vous avez reconnu le générique mythique des Champs-Elysées pour les fêtes de fin d'année.
01:07Michel Drucker reçoit Jean Poiré et Raymond Devos.
01:10Tout le monde est élégant à la manière très marquée de ces années-là.
01:14Costume bien taillé, chemise trop épaisse et trop striée, impeccable.
01:18Neu papillon trop épais, aussi trop large, mais porté avec un flègme absolument délicieux.
01:23Et ce soir-là, vous allez l'entendre, Raymond Devos déploie tout son art.
01:26Fils d'un industriel ruiné et d'une mère au foyer passionné de jeux, de mots et de musique, il est devenu un funambule du langage.
01:32Sa célébrité repose sur ce génie singulier, raconter des histoires débonnaires, tisser des phrases comme des pièges délicieux,
01:39jouer avec les mots jusqu'à faire basculer le sens, puis le bon sens, puis la logique elle-même à la fin.
01:44Chez lui, le non-sens est une mécanique précise.
01:46Le paradoxe devient poésie, l'absurde, d'une manière très élégante de dire le monde,
01:50et de spectateurs, toujours aussi entre dérision et autodérision.
01:54Dans cet archive, il livre une anecdote sur une ville de fou, une ville imaginaire bien sûr,
01:58mais qui ressemble furieusement au nôtre, une société pressée, bruyante, désordonnée et délicieusement ridicule.
02:04Raymond Devos, 1983, dans l'émission Champs-Elysées sur Antenne 2.
02:08« Et figurez-vous, Michel, qu'un jour, j'ai traversé une ville où tout le monde courait.
02:13Je ne peux pas vous dire laquelle j'ai traversé en courant.
02:17Mais lorsque j'y suis entré, je marchais normalement.
02:21Mais quand j'ai vu que tout le monde courait, je me suis mis à courir comme tout le monde, sans raison.
02:25Et à un moment, je courais au coude à coude avec un monsieur.
02:29Alors je lui dis, dites-moi, pourquoi tout c'est dans la courte comme des fous ?
02:32Il me dit, parce qu'ils le sont.
02:35Il me dit, vous êtes dans une ville de fous ici.
02:37Il me dit, vous n'êtes pas au courant ?
02:40Alors je dis, si, des bruits ont couru.
02:41Il me dit, ils courent toujours.
02:44Je lui dis, mais qu'est-ce qui fait courir tous ces fous ?
02:46Mais il me dit, tout, tout.
02:47Il y en a qui courent au plus pressé.
02:49D'autres qui courent après les honneurs.
02:50Celui-ci court pour la gloire.
02:52Celui-là court à sa perte.
02:54Je lui dis, mais pourquoi qu'on continue si vite ?
02:55Il me dit, pour gagner du temps.
02:57Comme le temps, c'est de l'argent.
02:58Plus ils courent vite, plus ils en gagnent.
03:01Mais je lui dis, où court-il ?
03:02Il me dit, à la banque, le temps de déposer l'argent qu'ils ont gagné sur un compte courant,
03:05ils repartent toujours en courant à gagner d'autres.
03:08Je lui dis, le reste du temps, il me dit, qu'on va faire leurs courses au marché.
03:13Je lui dis, mais pourquoi font-ils leurs courses en courant ?
03:15Il me dit, je vous l'ai dit, parce qu'ils sont fous.
03:17Je lui dis, vous pouvez aussi bien faire leurs marchés en marchant,
03:20tout en restant fous.
03:22Il me dit, on voit bien que vous ne les connaissez pas.
03:24Évidemment, le fou n'aime pas la marche.
03:26Mais je lui dis, pourquoi ?
03:26Il me dit, parce qu'il a hâte.
03:30Il me dit, pourtant, j'envoie un qui marche, là.
03:32Il me dit, oui, c'est un contestataire.
03:34Il en avait assez de toujours courir comme un fou,
03:36et alors il a organisé une marche de protestation.
03:39Je lui dis, non, il n'a pas l'air d'être suivi.
03:41Il me dit, si, mais comme tous ceux qui suivent court, il est dépassé.
03:46Alors je lui dis, mais vous, peut-on savoir ce que vous faites dans cette ville ?
03:49Il me dit, oui, moi j'expédie les affaires courantes.
03:51Parce que même ici, les affaires ne marchent pas.
03:55Et je lui dis, où courez-vous ?
03:56Il dit, je cours à la banque.
03:57Je lui dis, pour y déposer votre argent.
03:59Il me dit, non, pour le retirer, moi je ne suis pas fou.
04:02Il me dit, alors, si vous n'êtes pas fou,
04:04pourquoi restez-vous dans une ville où tout le monde l'est ?
04:07Il me dit, parce que j'ai gagné l'argent fou, c'est moi le banquier.
04:10Vous venez d'entendre le génie de Raymond De Vos dans l'émission Champs-Elysées de Michel Drucker.
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