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Lors de la Journée régionale de l’exercice coordonné à Grenoble le 11 octobre 2025, l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau, professeur à l’Université Grenoble-Alpes et directeur du Centre de physique théorique Grenoble-Alpes au CNRS, propose une réflexion forte sur l’intelligence artificielle, la technologie, l’écologie et la perte de notre puissance d’être.
Il interroge notre dépendance aux algorithmes, la standardisation du réel, la destruction du vivant et les choix de société qui façonnent notre avenir, en défendant une vision de la vie comme fin en soi et non comme simple outil au service de l’optimisation.

#Barrau #IntelligenceArtificielle #Écologie #technologie #numerique

Catégorie

📚
Éducation
Transcription
00:00Indépendamment des liens bien réels que nous avons évoqués entre l'IA et la destruction des écosystèmes et l'exploitation des pays du Sud,
00:08ma question serait plutôt n'est-elle pas en tant que telle et même sans cela une gigantesque faillite, c'est-à-dire un effondrement de notre puissance d'être,
00:18pour ne pas dire une arme de destruction massive, puisque nous avons vu l'effet de ces utilisations en temps de guerre.
00:30Alors je reviens un instant sur la puissance, le mot que j'ai employé ce matin, parce que j'en suis arrivé à la conclusion que c'est un peu ce sur quoi on ne peut pas ne pas être en accord.
00:41Ce que je veux dire, c'est que c'est quand même un peu délicat d'asséner des vérités, avec assurance, quand il s'agit d'un choix par essence contingent.
00:48Vous et moi, nous ne sommes pas forcément d'accord sur tout, et bien évidemment, je n'ai pas forcément raison quand il s'agit d'un critère esthétique.
00:55Certains peuvent aimer les oiseaux et les plantes, d'autres préférer le béton et le métal, on ne va pas durer très longtemps avec les seconds,
01:04mais je ne nie pas qu'il y a une diversité de désirs et de manières de souhaiter habiter cette planète.
01:12Il y a quand même un commun, c'est que nous sommes vivants et que nous voulons vivre.
01:17Et c'est cela, je crois, qui se manifeste dans la puissance d'être.
01:20C'est un peu ce que théorisait Bergson, précisément d'ailleurs en réponse au scientisme.
01:26Il disait en un sens très particulier qui n'est pas le sens physique, que les êtres vivants ne conservent pas l'énergie.
01:31Et c'est aussi ce qu'à sa façon théorisait Kierkegaard.
01:35Si on se laisse remplacer par des machines, on accepte de devenir les rouages, les outils d'un méta-projet.
01:42Mais quel est-il ? Est-ce qu'on a envie que notre vitalité devienne un instrument, le moyen d'une optimisation de l'artificialisation du réel ?
01:53Honnêtement, ça devient presque Matrix.
01:55Parce qu'on n'est pas en train de se mettre en rang pour sauver le monde.
01:59On pourrait faire des efforts pour ça, se dire bon je renonce un peu à ma liberté, mais c'est pour dévier un astéroïde qui va tous nous détruire.
02:06Dans ce cas-là, pourquoi pas ? En réalité, on est aujourd'hui en train de se mettre en rang pour détruire le monde.
02:12La vie est, me semble-t-il, à elle-même sa propre fin, ou éventuellement un projet spirituel, si certains ou certaines le désirent.
02:21Mais elle est le contraire d'un rouage lui-même assujetti à un processus suicidaire et prédateur.
02:29Alors on connaît les affres de l'IA, j'en ai mentionné quelques-uns, intelligence artificielle en introduction,
02:34consommation, pollution, néocolonialisme, failles de sécurité, addiction, généralisation de la désinformation, censure, etc.
02:41Mais ce n'est pas le pire. A mon avis, la question fondamentale n'est pas de savoir s'il faut ou non décarboner l'IA.
02:50Parce que bien sûr, l'IA émet énormément de CO2. Et, spoiler, on n'y arrivera pas.
02:55Mais la question, c'est plutôt de se dire, même si on y parvenait, ce qui est faux,
03:00est-ce que nous voudrions que des algorithmes, qui n'ont rien d'intelligent en réalité, produisent un réel prévisible, normé, calculé,
03:07sans exubérance et sans protubérance, sans bifurcation et sans imprévu, adapté à la surveillance de masse et formaté à la rentabilité ?
03:17Voulons-nous que les publicités soient ciblées pour décupler nos addictions ?
03:21Que les contenus pseudo-informationnels soient choisis pour confronter nos convictions ?
03:26Si vous croyez que la Terre est plate, si vous croyez que les vaccins sont globalement nocifs,
03:30YouTube vous proposera du contenu qui corrobore ses croyances erronées.
03:35Voulons-nous donc qu'il en soit ainsi que nos curriculum vitae, et c'est déjà le cas, sachez-le, soient lus par des machines,
03:43que la finance mondiale, qui nous gouverne dans une large mesure, soit régie par des programmes dont,
03:48de l'aveu même de leurs créateurs, plus personne ne comprend le fonctionnement ni les attentes,
03:54que nos assurances et vulnérabilités soient calculées en fonction de probabilités objectivées,
04:00que nos amis ou nos amants soient sélectionnés par des filtres normalisés.
04:04C'est déjà le cas. Vos enfants vont choisir leur conjoint grâce à l'algo de YouTube, de Facebook plutôt,
04:11ou de Snap ou de Insta, qui va choisir ceux qui apparaissent dans leur fil d'actualité,
04:17et donc ceux avec lesquels ils vont engager des conversations et éventuellement flirter.
04:21Souhaitons-nous que nos complaintes et suppliques, adressés par exemple à l'administration ou à l'État,
04:28soient traités par des agents conversationnels, des bots, dont on sait tous qu'ils ne marchent jamais,
04:33mais qui se généralisent partout.
04:35Que nos créations soient supplantées par des interpolations,
04:39que les frappes militaires soient concoctées par des ordinateurs.
04:42indépendamment des liens bien réels que nous avons évoqués entre l'IA et la destruction des écosystèmes,
04:49et l'exploitation des pays du Sud, ma question serait plutôt, n'est-elle pas en tant que telle,
04:54et même sans cela, une gigantesque faillite, c'est-à-dire un effondrement de notre puissance d'être,
05:00pour ne pas dire une arme de destruction massive, puisque nous avons vu l'effet de ces utilisations en temps de guerre.
05:07Je sais, je crois, ce que vous vous dites en ce moment.
05:13Il n'a pas complètement tort, mais quand même, il n'a pas complètement raison non plus,
05:17parce qu'il y a des aspects positifs.
05:20Oui, bien sûr.
05:22Mais tout mon point consiste à vous convaincre qu'on ne peut pas, qu'on ne doit pas penser ainsi.
05:29Vous êtes bien placés pour connaître, n'est-ce pas, le concept de balance-bénéfice-risque.
05:33En l'occurrence, il voudrait plutôt dire balance-bénéfice-coût.
05:36Et elle penche tellement fort, en l'occurrence, de façon objective du côté des coûts,
05:41que je trouve un peu obscène d'oser mettre les bénéfices sur la table,
05:45alors même qu'on n'entend que ça toute la journée.
05:48Nous sommes aujourd'hui dans la dernière bascule,
05:50c'est-à-dire la génération d'une dépendance à un outil qui n'est pas nécessaire,
05:54et qui est devenue vitale, parce que nous ne parvenons plus à envisager les alternatives.
06:00Je vous donne un exemple très concret de notre envoûtement intellectuel.
06:04Récemment, un sondage a été fait auprès de développeurs,
06:08donc des gens dont la création de codes informatiques est le métier.
06:12Et on leur a demandé combien de temps ils pensaient gagner grâce aux agents conversationnels,
06:17aux IA génératives de type GPT.
06:19Les réponses varient entre 13 et 32% de temps gagné.
06:22L'étude scientifique a chronométré les temps réels mis pour parvenir à certaines tâches.
06:30Et la réponse vraie est entre moins 2 et moins 40%.
06:33Autrement dit, on perd du temps, même quand on est un développeur,
06:37même quand on est un codeur.
06:39Et la raison est simple, en fait.
06:40C'est que le temps passé à écrire le prompt, on ne le compte pas,
06:44parce qu'on le considère comme gratuit.
06:45Le temps passé à corriger le prompt, on ne le compte pas.
06:48Le temps passé à renommer les librairies, on ne le compte pas.
06:51Parce qu'en fait, on a presque déifié l'IA.
06:54Et c'est pour ça qu'on lui donne ce privilège qui est factuellement déraisonnable.
06:59Grothendik, que je citais ce matin, le plus grand mathématicien du XXe siècle,
07:03expliquait très bien, je décontextualise un peu parce que l'IA n'existait pas encore,
07:08mais c'est vraiment l'idée,
07:10qu'un théorème mathématique qui serait généré par une IA
07:14aurait une valeur nulle, même s'il était vrai.
07:16Même en mathématiques, là je ne parle pas de poésie, de musique ou d'art plastique,
07:20c'est tout à fait évident dans ces cas-là.
07:22Même en mathématiques, parce que ce qui est intéressant dans un théorème,
07:25c'est la connivence que le chercheur ou la chercheuse développe avec lui,
07:29c'est l'exploration patiente du paysage autour du résultat.
07:33Si nous perdons ça, nous perdons tout.
07:36D'ailleurs, souvenons-nous que la science de la nature, la mienne, la physique,
07:40est née chez Lucrèce et que nous avons oublié les deux leçons,
07:43à savoir qu'elle est née dans un poème et qu'elle s'adossait à une éthique.
07:49Donc, au-delà des externalités négatives immenses,
07:54je ne prends pas le ton de vous parler des hidden prompts et des false packages,
07:58mais les problèmes de cybersécurité associés à l'IA sont assez réellement terrifiants.
08:03On est un peu en train de chercher le vaccin au virus que nous créons nous-mêmes,
08:09ce qui est quand même assez bêta.
08:11Je crois que la question est de savoir si nous voudrions que le réel soit régi
08:16par la forme la plus pauvre de toutes les dynamiques possibles,
08:20celle fondée sur la complétion probabiliste, c'est ce que fait GPT,
08:24tentant de reproduire le déjà connu.
08:26La seule question, me semble-t-il, est préférons-nous une vraie balade dans une vraie forêt
08:32ou la simulation, grâce aux électrodes qu'Elon Musk rêve d'implémenter dans nos cerveaux,
08:38de cette même balade depuis notre canapé en mangeant du pop-corn ?
08:42C'est à peine caricatural.
09:14Abonnez-vous !
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