00:00Vous écoutez Culture Média sur Europe 1, 10h-11h30 avec Thomas Hill et vos invités ce matin Thomas.
00:07La mort en direct, c'était le titre d'un film de Bertrand Tavernier sorti en 1980 où il imaginait un voyeurisme à l'extrême.
00:14Et bien 45 ans plus tard nous y sommes, lundi dernier près de Nice, un homme, Raphaël Graven, dit Jean Portmanov,
00:20est mort en direct devant des milliers de voyeurs, des internautes qui payaient pour voir cet homme se faire humilier.
00:27Alors comment est-ce qu'on a pu en arriver là ? Pourquoi la justice, pourquoi l'ARCOM ne sont pas intervenus pour faire cesser cet horrible spectacle ?
00:35On va en parler ce matin avec donc la psychologue clinicienne Marie-Estelle Dupont et nous sommes aussi en ligne avec Jacques Henault.
00:43Bonjour.
00:44Bonjour.
00:45Vous êtes docteur en sciences de l'information et de la communication, vous étudiez depuis longtemps l'utilisation par les plus jeunes des outils de communication.
00:53Mais d'abord Marie-Estelle Dupont, moi ce qui me frappe dans cette histoire, c'est qu'on ne parle pas là juste de trois déséquilibrés sur un forum un peu obscur.
01:02Là ce sont plus de 160 000 personnes qui étaient abonnées à cette chaîne de streaming en direct, diffusée donc sur la plateforme Kik, c'est un concurrent de Twitch.
01:10160 000 personnes qui prenaient donc plaisir à regarder cet homme se faire maltraiter.
01:16Qu'est-ce que tous ces gens venaient chercher selon vous ? C'est quoi ? C'est un sentiment de domination ?
01:21Qui étaient abonnés et qui payaient parfois pour que par procuration on lui inflige des sévices.
01:28Alors je crois que chez un certain nombre de jeunes, il y a un vide intellectuel et culturel abyssal qui est un peu le produit quand même.
01:35Il faut qu'on fasse notre mea culpa, nous les adultes, d'une société où le sacré a disparu, où les modèles identificatoires qui tirent vers le haut ont quand même beaucoup disparu,
01:44où il y a peu de sentiments d'appartenance positifs et donc la technologie devient à ce moment-là un boulevard pour que la violence s'exprime de manière illimitée et en toute impunité.
01:55Plus l'imaginaire est pauvre, plus le niveau d'instruction est bas chez les jeunes, moins il y a de points d'appui j'ai envie de dire pour sublimer une pulsion de destruction qui est à l'oeuvre chez l'être humain depuis toujours.
02:05Je veux dire à l'époque des romains et on allait au cirque voir des gens se faire dévorer par les lions.
02:11Donc le mal n'est pas né avec la technologie, simplement la technologie dont on pensait qu'elle allait nous libérer du mal est en réalité un outil d'amplification
02:18puisqu'il y a cet effet aussi d'anonymat, etc.
02:22Donc ces jeunes qui ont un vide en eux énorme laissent libre cours à leur pulsion de destruction avec un sentiment d'impunité et des traits pervers tout à fait caractéristiques
02:32parce que la plupart d'entre nous on est quand même effrayé, on passe notre chemin face à ce type de contenu, voire on les signale.
02:37Chez eux on retrouve un certain nombre de traits caractéristiques de la perversité, c'est l'absence d'empathie, c'est l'absence de conscience de soi, c'est l'absence de conscience d'autrui.
02:45L'autre est un jouet, l'autre est un outil, l'autre n'est pas une personne.
02:48Et puis cette jouissance de la meute déchaînée, l'absence totale de conscience morale, la tendance à se victimiser ou se déresponsabiliser,
02:55c'est-à-dire que ceux qui payaient se sentaient pas du tout coupables parce que finalement c'était pas eux qui portaient le coup.
03:00Et ceux qui portaient les coups venaient se justifier après coup en disant on a payé, il y a une demande, on n'est pas les commanditaires.
03:07Donc on voit bien comment on se victimise, on se repasse la culpabilité.
03:12Et c'est vrai que c'est effrayant de voir cette satisfaction grégaire chez ces jeunes,
03:16mais je crois que ces pratiques sacrificielles d'un autre temps reviennent malheureusement aussi avec internet
03:21parce qu'il y a une sorte de culture de l'humiliation où on jouit de voir l'autre avoir mal.
03:28Et pas n'importe quel autre, ce n'est pas un coupable, c'est une personne vulnérable qui devrait mobiliser chez tout un chacun un esprit de secours.
03:34Évidemment. Jacques Henault, est-ce qu'on a une idée d'ailleurs du public qui se connecte sur ce genre de plateforme ?
03:40Ce sont plutôt des jeunes j'imagine, plutôt des hommes aussi ?
03:42Alors on n'a pas de statistiques précises en ce qui concerne Quick,
03:47on sait juste qu'ils ont quand même chaque jour des millions bien sûr de vidéos qui sont diffusées,
03:57mais il y a beaucoup de jeux vidéo qui sont diffusés en direct.
04:01Il faut comprendre que Quick au départ, ça s'est créé comme un concurrent de la plateforme Twitch
04:11qui permet de diffuser en direct ces parties de jeux vidéo.
04:15Donc il faut, je ne sais pas s'il y a beaucoup de jeux qui regardent, qui ont regardé malheureusement,
04:21c'est effectivement ces épouvantables, même si c'était de la simulation, on ne sait pas encore,
04:27ces épouvantables vidéos de Jean Parmonov.
04:32Donc non, je suis désolé, mais on n'a pas de statistiques précises.
04:36C'est quand même une plateforme qui est assez obscure,
04:39elle a son siège social en Australie.
04:42Elle a été fondée par des personnes qui sont surtout actionnaires de casinos en ligne
04:50hébergés dans une île, dans les Antilles, un curasso.
04:56Donc tout ça était extrêmement obscur.
04:58Il vient juste de désigner enfin un point de contact pour tout ce qui est respect des lois européennes.
05:05Mais ils l'ont désigné quelqu'un qui est à Malte, donc qui n'est pas non plus une île connue pour sa transparence.
05:12Donc tout ça est très obscur.
05:14Et moi, je ne m'engagerais pas pour l'instant à dire s'il y avait beaucoup de jeunes en mal de repères
05:20qui regardaient Quick et Jean Parmonov.
05:23Et s'ils l'ont regardé, il faut aussi comprendre que beaucoup de personnes qui regardent ce type de contenu,
05:31c'est parce qu'elles-mêmes ont déjà vécu dans leur vie ce genre de traumatisme.
05:38Je m'explique.
05:38On s'est aperçu qu'il y a beaucoup de personnes qui regardent, beaucoup d'enfants qui regardent bien sûr
05:44des choses violentes sur Internet, des jeux vidéo, etc.
05:50Et qu'ensuite, ils deviennent eux-mêmes violents.
05:51Ça, c'est les statistiques, les études américaines.
05:55Et en France, on estime qu'il y a une autre chose qui intervient.
05:57C'est le fait que ces enfants, dans leur jeunesse, ont vécu des choses violentes dans leur famille.
06:03Un père violent sur les enfants, un père violent sur son épouse, etc.
06:08Et donc, ils ont voulu retrouver, dans la violence qu'ils consomment sur Internet,
06:14la violence à laquelle ils étaient habitués dans leur vie familiale.
06:17Vous êtes d'accord avec ça, Marie-Estée Dupont ?
06:18Et plus tard, malheureusement, ils sont devenus violents.
06:21Ce n'est pas parce qu'ils ont regardé des choses violentes qu'ils sont devenus violents.
06:24C'est parce qu'il y avait de la violence dans leur famille.
06:27Et donc, on peut supposer, pour l'instant, c'est juste une hypothèse,
06:31qu'il faudrait confirmer par beaucoup plus d'études, bien sûr.
06:33On peut supposer que les personnes qui regardent des scènes d'humiliation sur ce genre de plateforme
06:39ont peut-être, peut-être, je mets beaucoup de guillemets à tout ça,
06:42peut-être vécu elles-mêmes des scènes d'humiliation dans leur enfance.
06:46Bien sûr, mais c'est très important ce que vous soulignez, M. Henault,
06:50parce qu'effectivement, s'il y a des traits communs, fascination, plaisir, jouissance,
06:55savoir l'autre souffrir, etc., s'il y a des traits communs de perversité,
06:58en revanche, les catégories socioprofessionnelles, les âges, les antécédents historiques
07:02sont tous différents, il n'y a pas un profil type.
07:04Et effectivement, le fait d'avoir assisté petit à de la violence à la maison
07:09va conduire à une forme, par effet traumatique, à une forme de fascination pour le mal
07:14où l'adulte qui a vécu ça petit va essayer de reprendre le contrôle de ce qu'il a vécu,
07:20de ce qui est traumatique, en le visionnant et parfois en faisant ce qu'on appelle
07:23une identification à l'agresseur, c'est-à-dire pour ne pas me retrouver à nouveau
07:27en position de victime, je vais devenir le bourreau ou le bourreau par procuration.
07:31Ça, c'est un phénomène qu'on voit classiquement en thérapie, bien sûr.
07:33Mais alors, pour aller plus loin, ce qui est quand même fou dans cette histoire,
07:35c'est que ça fait des mois que ça dure.
07:38Le parquet avait déjà ouvert une enquête préliminaire en décembre dernier.
07:41Les deux streamers principaux qui humiliaient Jean Portmanov
07:44avaient été placés en garde à vue et puis relâchés.
07:47Ça veut dire que ce qu'il faisait, finalement, n'était pas condamnable, Jacques Henault ?
07:53Alors, on n'a pas le droit d'exposer des enfants à de l'ultra-violence,
08:00même si c'est de la fiction.
08:02Donc, si effectivement, vous aviez des enfants...
08:03De la fiction, parce que ça fait deux fois que vous employez cette idée-là.
08:08Parce que, pour l'instant, c'est la...
08:09C'est leur ligne de défense, en tout cas.
08:11C'est la ligne de défense.
08:12Mais quand on se prend, par exemple, des balles de paintball sans aucune protection,
08:16là, il n'y a pas de fiction.
08:17C'est de toute façon hyper douloureux.
08:19Absolument.
08:22Après, leur ligne de défense, c'est de dire qu'il était consentant.
08:26C'est ça.
08:26Et de toute façon, il n'a pas voulu porter plainte.
08:28Jean Portmanov n'a pas souhaité porter plainte
08:30après l'enquête qui a été diligentée
08:32grâce au travail de mon confrère de Mediapart.
08:37Et donc, voilà.
08:40Donc, par contre, même si c'est de la fiction,
08:43on n'a pas le droit d'exposer des enfants à de l'ultra-violence.
08:46Donc, si, effectivement, il y avait des enfants qui regardaient ce type de production,
08:51il faut les protéger.
08:53Donc, est-ce que la plateforme vérifiait l'âge des personnes qui regardaient ce type d'émission ?
09:00Donc, il faut qu'il y ait un système de contrôle
09:02pour s'assurer que la personne qui regarde a plus de 18 ans.
09:07Est-ce que lorsque...
09:10Parce qu'il semblerait quand même qu'il y a eu des internautes
09:13qui ont demandé à la plateforme d'intervenir,
09:15c'est effectivement devant la gravité des faits.
09:17Est-ce que la plateforme a été vraiment saisie ?
09:19Est-ce qu'elle a réagi ?
09:20Si elle n'a rien fait, effectivement, elle est coupable.
09:23Est-ce que l'ARCOM a été saisie ?
09:25Est-ce qu'elle a été au courant de ce qui se passait ?
09:28Oui, en février dernier.
09:30Et les Mediapart disent qu'ils ont...
09:32Ils n'ont pas eu de réponse de l'ARCOM.
09:34Mais hier, dans une tribune dans le monde,
09:36le président de l'ARCOM, Martin Hadjari, a expliqué
09:38que tous les contenus qui étaient diffusés sur cette plateforme
09:41ne relèvent pas de sa compétence directe.
09:43Ça ne relève pas de la compétence de l'ARCOM.
09:45Parce que Kik n'est pas installé en France.
09:48Vous êtes d'accord avec cette idée-là ?
09:50Ah ben non, parce qu'à partir du moment où c'est diffusé en France,
09:55que c'est vu par des spectateurs français,
09:58ça relève de l'ARCOM.
09:59Après, s'il y a des contenus qui ne sont pas vus par...
10:03Ah là, c'était vu en France.
10:04Voilà, mais là, c'était vu en France.
10:06Et donc l'ARCOM a, à partir du moment où on vient notifier
10:09que quelque chose ne va pas sur cette plateforme,
10:12elle doit notifier à cette plateforme
10:14de se mettre en conformité avec les lois françaises et européennes.
10:18Disons qu'elle a la plateforme à un mois pour se mettre en conformité.
10:21Et ensuite, s'il n'y a pas de mise en conformité,
10:23l'ARCOM peut demander un déréférencement du site.
10:27C'est-à-dire que le site ne doit plus apparaître dans les moteurs de recherche.
10:30Il peut même demander un blocage aux fournisseurs d'accès à Internet,
10:35pour simplifier, les fournisseurs d'accès de nommages.
10:40C'est-à-dire que c'est les entreprises qui convertissent le nom,
10:44vous tapez en toutes lettres, sur votre navigateur Internet,
10:49en l'adresse numérique, électronique,
10:52le numéro de téléphone, en quelque sorte, du site en question.
10:54Le problème, c'est qu'il en existe peut-être beaucoup d'autres,
10:57des chaînes de ce type.
10:59Marie-Estelle Dupont, c'est quoi la solution, finalement ?
11:02Est-ce qu'on devrait faire comme les Australiens, par exemple,
11:04qui ont interdit, au moins de 16 ans,
11:06l'accès à tous les réseaux sociaux, y compris à YouTube, récemment ?
11:09Est-ce qu'il faudrait ça aussi en France ?
11:11Moi, je pense que, déjà, en ce qui concerne les mineurs,
11:15quand on sait que le cerveau humain n'est mature qu'à 24 ans,
11:18il n'y a absolument aucune hésitation.
11:20Les Chinois, ils sont capables, avec TikTok,
11:22de limiter TikTok à 40 minutes,
11:25et puis le site saute.
11:26TikTok est très limité pour les mineurs.
11:29Donc, je crois que oui, il ne faut pas...
11:31Oui, mais ils protègent, en fait, chez eux,
11:34ils protègent énormément leurs enfants de ces contenus.
11:36Donc, je crois que quand on connaît l'impact des écrans et des réseaux
11:40sur un cerveau qui est en pleine croissance,
11:42il ne faut absolument pas hésiter à les interdire
11:44de manière très, très ferme,
11:46et c'est un travail commun de la famille,
11:49de la sphère privée et des pouvoirs publics.
11:51Après, encore une fois, les écrans, pour moi,
11:53c'est l'arbre qui cache la forêt.
11:54C'est-à-dire que le mal n'est pas né avec Internet.
11:56Le mal n'a pas toujours l'excuse de la maladie mentale non plus.
11:59Simplement, Internet donne effectivement les conditions
12:01pour que la violence ait plus de portée
12:03et que les effets de mimétisme...
12:05René Girard parle de désir mimétique.
12:06On peut parler de haine mimétique aussi,
12:08soit démultipliée.
12:10Et vous allez continuer à en parler cet après-midi,
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