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Paulina Spiechowicz : Ces mots qui n'ont pas de traduction en français - Le 15 minutes de plus
France Inter
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08/11/2024
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (8 Novembre 2024)
Retrouvez toutes les chroniques d'Ali Baddou sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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Art et design
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15 minutes de plus, et ce vendredi matin, j'ai le bonheur de recevoir une écrivaine,
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elle est docteure en sciences historiques et philologiques, c'est-à-dire qu'elle
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est spécialiste de l'étude des textes et du langage.
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Elle publie avec Yolande Zoberman les mots qui nous manquent, une encyclopédie des mots
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qui n'ont pas d'équivalent en français, qui ne peuvent pas être traduits et qui disent
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des émotions, des paysages, des expériences du monde.
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C'est publié aux éditions Kalman-Levy, c'est absolument passionnant.
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Paulina Spiechowicz, bonjour et bienvenue.
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Bonjour Ali.
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Comme tous les vendredis, on va commencer avec une expérience de pensée, et ce matin,
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on va oublier la modestie, on va se mettre dans la peau, dans la tête d'un immense
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écrivain, Milan Kundera.
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Imaginons qu'on est Milan Kundera devant sa feuille blanche, on essaye d'écrire,
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de raconter une scène pour un roman, le livre du rire et de l'oubli, c'est l'histoire
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d'une étudiante qui tombe amoureuse d'un garçon, problème, il nage très mal, il
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est face à elle, il cherche à l'impressionner, mais il boit la tasse et il se sent démuni.
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Et à ce moment, écrit Milan Kundera, il éprouva la litoste, l-i-t-o-s-t, pour le
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sens de ce mot, je cherche vainement un équivalent dans la langue, écrit Kundera.
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C'est assez fort ce que fait Kundera, il avoue qu'il y a certains mots qui peuvent
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être intraduisibles, la litoste c'est un mot tchèque, il n'a pas d'équivalent
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en français que parle pourtant parfaitement Milan Kundera, ça c'est le cauchemar de
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tout écrivain ?
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Je pense que Milan Kundera est un exemple excellent dans la mesure où c'est un écrivain
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qui est passé d'une langue à l'autre, à savoir, il est passé de tchèque au français.
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Et je peux prendre aussi l'exemple de Beckett, qui lui-même a décidé de quitter sa langue
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et de passer à l'irlandais.
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Et j'aime beaucoup ce qu'il a écrit dans une lettre, il a essayé d'expliquer ce
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passage en disant « je voulais être mal armé ».
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Mal armé comme mal armé ?
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Comme le poète.
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Mais aussi pas mal aimé, mais mal armé dans le sens de ne pas avoir les bons outils et
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donc d'avoir une déchirure dans la langue.
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Qu'est-ce que c'est une déchirure dans la langue ?
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C'est de n'avoir pas les sens communs, mais d'aller au-delà de ces sens, d'aller
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chercher quelque chose qui n'est pas attrapable d'à l'immédiat.
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Et Kundera de même, en fait, quand on regarde ses passages, mais il n'y a pas que ses passages,
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en fait souvent il se penche sur la question, on voit bien qu'en fait son écriture n'est
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pas seulement une écriture telle qu'elle, mais c'est aussi une traduction, parce qu'à
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partir du moment où il écrit en français, il y a déjà un premier degré de traduction.
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Or, on peut se demander si l'écriture est déjà une traduction du monde telle qu'elle.
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Traduction des émotions, traduction des états d'âme.
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Ici en particulier, on voit aussi comment il arrive à rendre un état du monde, une
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expérience à travers un seul mot.
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Et c'est ça qui est tout à fait, dans la mesure où parler n'est pas seulement nommer,
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n'est pas faire une équivalence.
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Ça veut dire que la langue, ce n'est pas seulement une histoire de mots, ce n'est
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pas une histoire de grammaire seulement, c'est aussi une histoire d'expérience.
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Et c'est ça qui est passionnant et qu'on découvre en lisant votre encyclopédie.
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Quand on parle de mots intraduisibles, quand on parle de mots qui manquent, il faut penser
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par exemple à Baudelaire.
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Il écrit le spleen de Paris, il emploie un mot anglais, alors que c'est le prince des
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poètes et ce mot-là, il ne le trouve pas dans sa langue.
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C'est comme s'il ne pouvait pas en faire l'expérience ?
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Baudelaire, c'est un autre exemple formidable, dans la mesure où il a été lui-même traducteur
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de l'anglais vers les français et c'est lui qui a donné sa libreté à Edgar Alampo
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en France, avec justement Malarmé.
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Ce sont les deux traducteurs qui ont rendu sa libreté célèbre au-delà de l'Atlantique.
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Et c'est vrai qu'on voit comme, d'un langue à l'autre, il y a un enrichissement des
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deux côtés.
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Donc l'effet aussi qu'on puisse prendre, ça peut s'approprier de quelque chose qui
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nous manque et qui peut-être arrive à rendre mieux les concepts dont nous avons besoin
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dans la mesure où les mots, parfois, sont vraiment des réservoirs des pensées, des
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concepts.
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Il y a un philosophe, Wittgenstein, que vous citez dans un autre livre dont on parlera.
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Il écrit la chose suivante « Au commencement étaient le mot les larmes et l'univers
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se remplit ». C'est-à-dire que les limites de mon langage, de ma langue, sont les limites
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de mon monde.
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On ne peut pas penser le monde au-delà des mots qu'on emploie, au-delà de la capacité
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de le décrire, de le raconter, de le formuler ?
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Alors, ceci est une question ouverte, dans la mesure où on peut se poser les problèmes.
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Si dans une langue, il n'y a pas un mot, est-ce que ces mots ne représentent pas un
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concept qui existe ou pas ?
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Nous pouvons citer l'exemple de la couleur bleue.
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Oui, on avait reçu l'immense historien des couleurs, Michel Pastoureau.
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Exactement, qui s'est penché beaucoup sur la question des couleurs.
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Mais c'est intéressant qu'à partir du moment où il analyse justement la couleur
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bleue, il nous fait remarquer que dans les Grecs anciens, la couleur bleue et donc les
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mots connectés n'existaient pas.
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Mais ce qui est intéressant, c'est que dans les Grecs anciens, il n'existait pas
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aussi un mot pour la traduction, pour traduire.
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Il y a un autre mot qui est celui qui est connecté à l'herméneutique, donc la science
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de l'interprétation aujourd'hui.
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Mais l'interprétation pour les Grecs anciens, c'était l'interprétation du divin, des
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oiseaux pour essayer de comprendre ce que les dieux cherchaient à nous dire avec les
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prophéties.
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Donc, en fait, c'est un fait intéressant de se dire est-ce que les Grecs anciens, vu
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qu'ils considèrent les autres langues comme barbares, donc des gens qui font ba-ba-ba.
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Etrangères, oui.
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Exactement, c'est ça l'étymologie du mot barbare, en fait.
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L'effet qu'il n'y avait pas un mot pour traduire, c'était peut-être lié au fait
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qu'ils n'admettaient pas notre langue en dehors du grec.
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C'est bien évidemment une question ouverte.
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Et ça désigne aussi le rapport à l'autre, à l'étranger, à celui qui n'est pas membre
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de la communauté.
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Dans l'encyclopédie des mots qui manquent, on va apprendre quelques exemples dans un
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instant.
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Mais en général, on dit les mots me manquent.
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Les mots me manquent pour dire quelque chose quand on est submergé par une émotion.
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Par exemple, c'est le cas de mots qui parlent d'amour.
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Il y en a de nombreux dans cette encyclopédie.
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Vous êtes italienne.
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Vous pouvez m'aider à le dire ?
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Casca morto ?
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Casca morto, c'est littéralement tomber mort d'amour.
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En fait, c'est aussi une attitude que quelqu'un peut avoir face à une personne qu'il voudrait
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draguer.
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Et donc, il lui donne l'impression qu'il est prêt à tout, mais il exagère aussi un
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peu.
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C'est assez théâtral, en fait, comme comportement.
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Alors, on va écouter la voix de Jean-Luc Godard, un extrait de son film 2 ou 3 choses
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que je sais d'elle, qui était sorti en 1967.
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Où commence ? Mais où commence quoi ? Dieu créa les cieux et la terre, bien sûr, mais
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c'est un peu lâche et facile.
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On doit pouvoir dire mieux, dire que les limites du langage sont celles du monde, que les limites
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de mon langage sont celles de mon monde, et qu'en parlant, je limite le monde, je le termine.
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C'est assez fort, cette voix de Godard qui chuchote.
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Qu'est-ce que ça vous inspire, Paulina ?
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Effectivement, Godard, c'est un exemple très particulier dans sa manière de faire du cinéma,
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le fait qu'il y a aussi une telle contamination par d'autres types de langages, vu qu'on
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parle des langages.
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Mais ici, nous sommes dans les langages narratifs, nous sommes dans les langages philosophiques.
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Donc, il y a Susan Sontag, par exemple, qui disait que Godard avait essayé de détruire
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le cinéma et que la force de sa manière de faire du cinéma, c'était dans cette volontaire
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destruction.
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Donc, les langages sont effectivement aussi au centre de la pensée.
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Or, il cite bien évidemment à nouveau Wittgenstein et cela nous interroge sur notre rapport à
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nos limites par rapport au monde que nous pouvons décrire, mais aussi par rapport à l'autre.
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Parce qu'à partir du moment où nous rentrons en contact avec l'autre, nous faisons aussi
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une expérience des langages et des traductions.
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Oui, le rapport à l'autre passe toujours par la langue.
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Toujours par la langue, même notre langue.
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C'est intéressant de voir que c'est aussi au cœur de la diplomatie, évidemment, quand
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on regarde l'Assemblée Générale des Nations Unies qui se tient chaque année à New York,
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on voit que tous les membres ont un casque sur les oreilles avec une traduction simultanée.
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C'est à ce point-là qu'on peut mesurer à quel point la traduction, elle peut être
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délicate voire dangereuse et il y a un exemple historique en 1945, est-ce que vous pouvez
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nous le raconter ? On est à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
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Alors oui, tout à fait, il y a un exemple historique, en réalité, il y en a vraiment
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plusieurs, ce qui nous montre l'importance de la traduction d'un point de vue aussi diplomatique.
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Mais en particulier, là, nous avons l'exemple de Mokusatsu, j'espère l'avoir prononcé
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bien.
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C'est un mot japonais.
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C'est un mot japonais qui a été envoyé par les Américains, c'est plutôt les Américains
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qui avaient envoyé un ultimatum aux Japonais et les Japonais ont répondu avec ce mot qui
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est un mot polysémique, qui a plusieurs sens et qui peut être traduit un peu comme ça
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en commentaire, mais pas que.
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Et en fait, les Américains l'ont traduit comme « traité par les mépris » et donc
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ils ont pensé que c'était une manière de dire « on refuse votre ultimatum » et
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on connaît les conséquences.
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Hiroshima et Nagasaki.
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On voit aussi que la langue, ça peut être un outil de domination, d'appropriation.
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C'est ce que raconte une histoire plus ancienne.
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Là, pour le coup, il faut remonter au 8 novembre 1519 à Mexico avec l'histoire de la Malinche.
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C'est une esclave qui est offerte au conquistador Hernán Cortés.
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L'écrivain Todorov en a fait le récit dans son livre « La conquête de l'Amérique,
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la question de l'autre ».
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Expliquez-nous cette histoire rapidement de domination par la langue.
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Alors, la Malinche, en fait, c'était la maîtresse de Cortés, elle lui avait été
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offerte comme cadeau.
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Et elle est devenue sa maîtresse, la mère de son fils, mais aussi l'interprète parce
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qu'elle parlait des langues indigènes et à côté de Cortés, elle a appris l'espagnol
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et donc elle faisait les liens entre les conquistadores et la population locale.
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Au fur et à mesure, elle est devenue, du point de vue des conquistadores, un élément
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essentiel.
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Même dans l'historiographie, on l'a louée pour ses capacités diplomatiques, tandis
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que pour les peuples indigènes, elle est devenue cette idée de traite, donc traduction
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radicale.
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C'est une trahison au sens propre et fort.
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Exactement.
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Et donc aujourd'hui, en mexicain, nous avons aussi les termes, les malinchismos qui viennent
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de la Malinche, qui veut dire se comporter en traite et en quelque sorte régner sa propre
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culture pour la culture de l'opposant, de la domination.
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On termine toujours d'un mot avec la morale de l'histoire.
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« Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne », disait le philosophe Jacques
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Derrida.
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Qu'est-ce que ça veut dire ? Juste avant de retrouver Rebecca Manzoni.
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C'est qu'effectivement, le multilinguisme est au cœur de l'Europe, mais pas qu'au
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cœur de nos sociétés et cela permet les rapports communautaires.
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Et de créer aussi un monde, notre monde, et les liens qui libèrent les mots qui nous
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manquent.
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C'est une encyclopédie publiée chez Calman Levy, Paulina Spiechowicz.
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Merci infiniment d'avoir été notre invitée.
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Je signale également ce livre « Crépuscule » qui vient de paraître.
12:13
C'est une anthropologie de poèmes écrits par des femmes libanaises, des poétesses.
12:19
Merci infiniment d'avoir été l'invité de France Inter ce matin.
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