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  • il y a 2 ans
Entretien avec Michel De Jaeghere, historien : «L'Europe des grandes invasions».

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00:00 - Alors, vous nous conduisez à la deuxième partie de cet entretien.
00:03 Donc la première partie, c'est selon se rappeler ce qu'ont été historiquement les grandes
00:06 évasions.
00:07 Ensuite, la question des leçons, c'est-à-dire de quelle manière, vous dites, l'histoire
00:11 est objet de méditation.
00:13 Lorsqu'on se tourne vers ces événements aujourd'hui, quelles leçons, entre guillemets,
00:18 quelles réflexions peut-on en tirer pour éclairer les temps présents tout en sachant
00:21 qu'aucune époque ne reproduit celle qu'il inspire ou celle sur laquelle il réfléchit?
00:27 - Oui, il faut bien être conscient des différences.
00:30 Les grandes invasions ne sont pas un apologue de notre temps.
00:36 Il est évident que tout le monde y pense compte tenu du fait que l'Europe est aujourd'hui
00:40 l'objet de courants migratoires qui font ressentir à une grande partie de sa population
00:46 l'impression d'une possible submersion.
00:49 Et donc on se tourne facilement vers l'exemple de ces grandes invasions pour savoir qu'est-ce
00:53 qui s'est passé, qu'est-ce qu'on peut faire, évidemment.
00:56 Il faut savoir que les circonstances sont très, très différentes dans la mesure où
00:59 il s'agissait à l'époque de tout petites entités démographiques, si vous voulez.
01:05 Ça se compte en dizaines de milliers de personnes.
01:08 L'ensemble des envahisseurs germaniques sur un siècle dans l'Empire romain d'Occident,
01:14 c'est de l'ordre de un million pour une population de 25 millions.
01:17 Un million en un siècle, pas un million en même temps.
01:20 Les peuples dont on parle, les vandales qui conquièrent l'Afrique, c'est-à-dire la
01:25 Tunisie, le Maroc, l'Algérie, mais très peu romanisé, et surtout la Tunisie qui
01:29 est le grenier de Rome, c'est 80 000 personnes.
01:32 Les Francs, c'est quelque chose d'analogue, de l'ordre de 100 000 personnes.
01:37 Seulement, ce sont des bandes armées qui, de 80 000 personnes, tirent 20 000 guerriers.
01:41 Dans le même temps, l'Empire de 25 millions d'habitants a du mal à constituer des armées
01:46 de 30 000, 40 000 guerriers.
01:48 Et pourquoi ? Parce que ça, c'est en lien avec, on dit quelquefois, il y a une forme
01:51 de molesse de Rome à un certain moment donné.
01:53 C'est en lien d'abord entre le fait que la différence entre un peuple nomade et un peuple
01:56 sédentaire, c'est-à-dire que la population romaine, elle est adonnée aux arts de la
02:00 paix.
02:01 Elle a besoin de sa population pour travailler la terre.
02:02 On est dans une économie agricole qui n'a pas une technologie extrêmement sophistiquée,
02:07 et donc il faut des bras pour travailler la terre.
02:08 Et donc, ce ne sont plus des peuples de guerriers.
02:11 Ils sont dans la paix depuis cinq siècles.
02:15 Et donc, il y a une inégalité qui se crée par là.
02:20 Donc, de grandes différences.
02:23 Mais ces différences ne doivent pas… Et puis, ce sont des bandes armées qui arrivent
02:27 comme des armées… Enfin, on dit qu'il ne faut plus parler d'invasion, il vaut
02:32 mieux parler de migration.
02:33 Mais alors, je trouverais ça, l'analogie à ce moment-là, un petit peu dangereuse
02:36 et insultante, puisque c'est la migration de peuple en armes.
02:40 Voilà.
02:41 Ah oui, d'accord.
02:42 Alors, on revient donc sur cette période de petites forces qui sont une énergie vitale
02:47 conquérante, de l'autre côté, un empire habitué à la paix.
02:50 Alors, voilà, si vous vous demandiez quelle leçon on peut retirer, la leçon, c'est
02:53 qu'il y a peut-être quelque chose d'utopique dans l'idée de faire perdurer… Je n'ai
02:57 pas de grande solution à proposer, malheureusement, de faire perdurer une zone de civilisation
03:01 prospère et pacifique entourée de zones d'anarchie.
03:04 Si vous voulez, la seule façon… Pourquoi les Germains ne sont pas arrivés plus tôt
03:10 dans l'Empire romain ? Probablement parce que leur démographie ne leur permettait
03:14 pas, les peuples étaient une poussière de peuples, etc.
03:16 Mais sinon, il y a un attrait irrésistible de la civilisation pour… Les populations
03:25 qui vivent dans le chaos et l'anarchie sont forcément tentées d'aller là où ça
03:28 se passe le mieux.
03:29 Arthur de Vatrigan.
03:30 Même si vous mettant en garde dès le départ de ne pas faire d'anachronisme et de ne
03:34 pas calquer l'histoire sur notre histoire d'aujourd'hui, il y a quand même des
03:38 choses qui marquent un peu.
03:40 Vous dites notamment que l'empire multinational c'est très bien pour la conquête, pour
03:44 l'expansion, pour les échanges.
03:45 Par contre, quand il s'agit de garder des frontières ou de se protéger pour la défense,
03:49 là on est mal barré.
03:50 Évidemment, on peut penser que l'Union européenne, on se dit qu'en fait on a
03:53 même un problème.
03:54 C'est-à-dire qu'on est un foutu de gérer nos frontières et notre défense.
03:56 Emmanuel Macron.
03:57 Ce qui est très frappant, mais parce qu'avant l'Union européenne, il y a quand même
04:00 toutes sortes d'exemples historiques, c'est que la forme impériale est une forme qui
04:05 permet d'avoir une démographie importante, qui permet d'avoir des armées importantes.
04:11 Quand on est en phase d'expansion, de réunir des grandes armées, pensons à Napoléon,
04:16 pour aller conquérir la Russie.
04:18 Donc il y a une puissance agressive, une puissance expansionniste de la forme impériale.
04:24 En revanche, la forme impériale en défense, elle se retrouve avec une énorme frontière
04:30 à défendre.
04:31 Elle ne sait pas à quel endroit concentrer ses forces.
04:33 Et donc c'est l'adversaire qui choisit où il attaque.
04:36 Et par ailleurs, il est évident qu'il n'y a pas dans un empire multinational le patriotisme
04:42 qu'il existe dans une nation identitaire.
04:45 Et l'exemple de Rome nous le montre.
04:48 Les Romains étaient patriotes au sens où il y a une immense adhésion de toute la population
04:56 de l'Empire romain au IVe, Ve siècle, à la forme de vie des Romains, au mode de vie
05:03 des Romains, à la Roman way of life, si vous voulez.
05:07 Mais ça ne crée pas un patriotisme qui implique de sacrifier justement cette douceur de vivre
05:14 pour défendre sa frontière.
05:16 Alors, vous avez écrit un livre, un autre, je me permets de le mettre en lien, "Les derniers
05:20 jours", qui était une réflexion sur la chute de Rome, une histoire, en fait vous
05:23 avez contesté votre statut d'historien, mais vous me permettrez de vous le redonner.
05:26 "Les derniers jours", donc un livre majeur.
05:29 Et vous revenez donc sur la chute de Rome.
05:31 On nous a dit ces dernières années, Rome n'est pas vraiment tombée et en fait ça
05:34 s'est très bien passé et finalement rien n'a eu lieu.
05:37 Et vous nous expliquez dans ce livre, non, Rome est tombée et c'était une catastrophe
05:42 à bien des égards.
05:43 Je vous demanderais, dans le cadre romain, que veut dire lorsqu'une civilisation s'effondre,
05:47 quelle forme prend cette effondrement ? Je devine que ça ne se fait pas en un jour, mais
05:50 qu'est-ce que ça veut dire ?
05:51 Alors, je ne pense pas qu'on puisse parler encore une fois d'effondrement de la civilisation.
05:55 Là, c'est pour le coup Brian Ward Perkins qui est un historien britannique qui a écrit
05:59 un livre là-dessus qui est tout à fait éclairant, qui montre que, s'il vous plaît, il compare
06:03 deux exemples.
06:04 C'est la conquête arabe vis-à-vis du sud de l'empire romain d'Orient et la conquête
06:10 germanique avec l'empire d'Occident.
06:13 Dans un cas, la conquête germanique, vous avez une conquête qui, encore une fois, dure
06:17 deux ou trois siècles avec de grandes destructions et d'une destruction de la civilisation matérielle.
06:21 Mais comme les barbares n'ont pas, eux, de culture alternative, s'il vous plaît, à
06:27 dégrader, eh bien on vit moins bien dans un confort réduit, un monde dégradé, mais
06:31 malgré tout, la langue, la culture, la religion se maintiennent.
06:35 Dans le cas de la conquête arabe, tout se règle avec la bataille de Yarmouk qui est
06:39 un désastre pour l'empire d'Orient et après il y a quelques batailles bien entendu, mais
06:45 tout ça est réglé en très peu de temps.
06:46 La conquête est fulgurante et donc il y a peu de destruction matérielle et le monde
06:52 arabe, le monde qui est conquis par les Arabes, va être capable de réalisations matérielles
06:57 extraordinaires.
06:58 Si vous regardez les mosquées qui sont construites à Jérusalem sur l'esplanade du Temple,
07:05 ce sont des mosquées qui sont construites sur le mode byzantin à une époque où on
07:08 est incapable, on est devenu incapable de construire quelque chose d'analogue en Occident.
07:13 En revanche, la civilisation spirituelle a disparu.
07:17 L'Arabe s'impose, le Coran s'impose et les populations n'ont plus le choix qu'entre
07:25 le fait d'adopter les modes de vie impliqués par le Coran ou vivre dans un statut de soumission
07:32 dégradée ou dégradante.
07:34 Et donc le phénomène n'est pas le même.
07:38 Il y a donc la question de comment on est détruit, est-ce que l'on résiste si vous
07:44 voulez et au risque de grande destruction matérielle et il y a la question de par qui
07:48 on est détruit, est-ce qu'on est détruit par des gens qui sont eux-mêmes porteurs
07:51 d'une culture forte ou est-ce qu'on est détruit par des gens qui n'attendent qu'une
07:55 chose, c'est d'adopter notre civilisation.
07:56 Alors, il nous reste une minute, une question toute simple.
07:59 J'ai l'impression qu'il y a un principe qui est donc dans d'autres de vos ouvrages
08:02 d'ailleurs, on voit dans ce numéro du Figaro Histoire, il existe une telle chose, une forme
08:06 d'instinct vital ou de principe.
08:08 C'est difficile de le quantifier, c'est difficile de le conceptualiser formellement,
08:12 mais il existe une telle chose que des civilisations qui sont conquérantes, vivantes et d'autres
08:16 qui sont portées par une fatigue de vivre.
08:18 Est-ce que c'est présent ou est-ce que ces concepts veulent dire quelque chose pour penser
08:22 les civilisations ?
08:23 La fatigue de vivre, elle se traduit dans la démographie parce que quand même une des
08:26 sources si vous voulez des ennuis de l'Empire romain, on n'a pas pu aborder toutes les
08:29 causes parce que réduire la chute de l'Empire romain à une seule cause est absurde, mais
08:32 l'une des causes importantes, c'est la faiblesse démographique de l'Empire qui
08:35 a un immense territoire à tenir avec trop peu de monde et qui donc a fait appel à des
08:39 soldats barbares parce qu'il n'a pas assez d'hommes pour tenir ses frontières.
08:43 Mais cette fatigue démographique, elle dit elle-même quelque chose.
08:46 Lorsqu'un peuple renonce à se perpétuer, il y a des chances qu'il renonce à se défendre.
08:51 C'est ça la fatigue.
08:54 Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org

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