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Né d’une idée audacieuse de Jacques Borel, le ticket-restaurant a révolutionné les habitudes de consommation en France et à l’étranger. Aujourd’hui, Edenred et ses rivaux dominent ce marché lucratif, malgré des sanctions pour pratiques anticoncurrentielles. Retour sur une saga économique 100 % française.
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00:00Vous ne le savez peut-être pas mais l'adresse qui se trouve juste derrière moi
00:02est symbolique pour des millions de salariés français
00:05car c'est juste ici qu'est né un petit bout de papier
00:07qui a changé à tout jamais la saveur de leur pause déjeuner.
00:10Et pour raconter son histoire, on a même retrouvé son créateur
00:13qui se souvient bien du jour où il a eu l'idée qu'il allait changer sa vie.
00:17Mais je vais pas vous raconter un peu, je vais vous raconter complètement.
00:21En 2024, près de 5 millions et demi de français l'ont utilisé chaque jour pour se restaurer
00:25mais 70 ans après sa naissance, il est devenu bien plus qu'un moyen de paiement pour aller au restaurant.
00:31Aujourd'hui c'est une plateforme de paiement finalement Eden Red, presque aussi grosse que Booking.
00:37Et des concurrents ont même essayé de le détrôner.
00:40Les 4 gros majors pèsent encore 99%.
00:44Pour cette nouvelle saga, on va parler pause déjeuner, cantoche et notes de frais.
00:48On vous raconte l'histoire du ticket restaurant.
00:50Tout commence en 1957 aux abords des Champs-Elysées avec un commercial qui travaille chez IBM.
01:01C'est moi qui ai vendu les premiers ordinateurs en Europe.
01:03Lui, c'est Jacques Borel.
01:05Pendant des décennies, il a été surnommé le Monsieur Malbouffe de France
01:08ou encore le Napoléon de la restauration rapide.
01:11C'est lui aussi qui a importé les premiers hamburgers en France 15 ans avant McDonald's.
01:16Il a même été parodié dans L'aile ou la cuisse avec deux finesses.
01:18Moi, je nourris des millions de personnes.
01:22Et demain, je nourrirai peut-être la Terre entière.
01:26Et vous allez voir, à 98 ans, il est très, très en forme.
01:30Ah oui, il ne supporte pas qu'on lui coupe la parole.
01:33Comment vous avez réussi à vous imposer par rapport au concurrent qui avait eu...
01:37J'y arrive, pourquoi vous m'interrompez ?
01:39À quoi ça vous sert ?
01:40Faut qu'il parle !
01:41Ça, ça parle.
01:44Ça, c'est pour le personnage.
01:45Mais revenons à notre histoire.
01:46En 1957, Jacques Borel est donc commercial chez IBM.
01:50Il suit le chemin tout tracé de son père,
01:52qui dirigeait la branche française de la société américaine.
01:55Mais quelque chose ne se passe pas comme prévu.
01:57J'ai demandé à la société IBM
02:00de créer une division ordinateur
02:02et de m'en nommer directeur.
02:05Ils m'ont dit, votre père ayant été directeur général d'IBM,
02:09ça apparaîtrait une faveur insigne.
02:12Non, vous n'aurez pas cette promotion.
02:14Je leur ai dit, bravo !
02:19Au revoir.
02:20Jacques et sa femme Christiane découvrent au Royaume-Uni les Luncheon Vouchers.
02:24C'est un médecin qui les a inventés leur but,
02:26proposer un repas à petit prix aux infirmières de sa clinique
02:29dans certains restaurants avec lesquels il a passé un accord.
02:32Pour booster la fréquentation de l'auberge qu'ils viennent d'ouvrir
02:34à deux pas des Champs-Elysées,
02:36le couple d'entrepreneurs réfléchit à la mise en place d'un ticket un peu spécial.
02:40Les gens faisaient la queue, il y avait une rampe.
02:43Alors j'ai eu l'idée d'émettre des tickets restaurant payables d'avance,
02:47moyennant quoi les gens pouvaient ne pas faire la queue.
02:52Pour faire parler de son coupe-fil,
02:53l'entrepreneur fait le tour des boîtes du quartier avec le pitch parfait.
02:57Vous m'achetez les tickets d'avance,
02:59et puis vos employés rentrent dans le restaurant sans faire la queue.
03:03Ça a très très bien marché.
03:04J'ai donc mis une commission pour l'employeur,
03:07j'ai mis une commission pour l'employé,
03:10il fallait me payer les tickets d'avance quand on les achetait,
03:13j'avais le revenu financier de l'argent que je plaçais en banque.
03:19Et j'avais donc l'intérêt de l'argent à une époque où l'argent valait très cher.
03:23Ajoutez à cela une date de péremption qui permettait à Borrell
03:25de garder dans sa poche l'argent des tickets obsolètes,
03:28et vous avez un homme d'affaires comblé.
03:30J'avais donc 4 revenus.
03:33Et c'est là que j'ai découvert que c'était une affaire en soi.
03:36C'est la plus belle réussite, de loin.
03:39Pourquoi ? Parce que l'investissement,
03:41que de cerise,
03:43et le rendement...
03:45Forcément, le joli coup de Borrell donne des idées à d'autres,
03:51et le marché du titre restaurant prend forme.
03:53Petit disclaimer, on parle du titre restaurant quand on parle du secteur,
03:57et de ticket restaurant, qui est un nom déposé,
03:59quand on parle de l'entreprise créée par Borrell.
04:01En 1960, Gérard Roger Vasselin lance le chèque restaurant,
04:05puis en 1964, Georges Rinault crée le CCR,
04:09l'ancêtre du chèque déjeuner, aujourd'hui connu sous le nom de Hup.
04:12Mais j'ai toujours pensé que la concurrence était une nécessité absolue,
04:16à condition d'être le premier.
04:19En plus d'être le roi des punchlines,
04:21Jacques Borrell est aussi un négociateur hors pair.
04:23A partir des années 60, il se rend 500 fois,
04:26bon ça c'est lui qui le dit,
04:27dans les cabinets ministériels pour faire du lobbying.
04:30En 1967, il obtient un décret du premier ministre,
04:34Georges Pompidou.
04:35Trois choses à retenir.
04:361. Les titres restaurant sont exonérés de charges sociales et d'impôts.
04:402. L'employeur prend à sa charge entre 50 et 60% de la valeur du titre restaurant.
04:45Et 3. Le salarié peut l'utiliser au restaurant ou dans des commerces alimentaires,
04:49agréé, qu'une seule fois par jour,
04:51même s'il existe une dérogation depuis le Covid pour faire ses courses,
04:54qui est encore en place jusqu'au 31 décembre 2026.
04:59Le cadre légal est posé, l'expansion peut commencer.
05:02Dans les années 70, le ticket restaurant de Borrell part à la conquête du monde.
05:06J'ai d'abord créé le ticket restaurant en Belgique,
05:10ensuite je l'ai créé en Allemagne,
05:12je l'ai créé en Italie,
05:14je l'ai créé en Espagne,
05:16et là, j'ai dit,
05:18si je veux le créer au Brésil,
05:20il faut que je le crée d'abord au Portugal.
05:23Alors, on a créé le ticket restaurant au Portugal,
05:26qui a très bien marché.
05:27Beaucoup de voyages et un point noir sur la carte,
05:30les Etats-Unis.
05:31Jacques Borrell ne parvient pas à le faire adopter au Congrès à une voix près.
05:34Tant pis, il repart des Etats-Unis avec une nouvelle idée de business,
05:37il fait venir les premiers hamburgers en France,
05:40le Wimpy,
05:41qui est une façon de préparer le hamburger,
05:43hamburger, pardon,
05:44sous la marque Wimpy,
05:4615 ans avant l'arrivée de McDo.
05:47Il ouvre les premiers restaurants d'autoroute,
05:50il se prend pas la tête pour le nom cette fois-ci,
05:51il les appelle Jacques Borrell.
05:53Aujourd'hui, ces restaurants appartiennent à l'enseigne L'Arche,
05:56qui vous a sûrement laissé de merveilleux souvenirs sur vos routes de vacances.
05:59A son apogée à la fin des années 70,
06:01il est à la tête d'un petit empire,
06:0317 000 salariés,
06:04pour un chiffre d'affaires de 1,6 milliard de francs.
06:07Le problème, c'est qu'il finit par se brûler les ailes en s'attaquant à l'hôtellerie.
06:11Il était le premier restaurateur d'Europe,
06:13il a cru pouvoir devenir le premier hôtelier.
06:15Il s'est trompé.
06:16Hier soir, il l'a payé.
06:18Il disait, en affaire,
06:20malheur aux faibles.
06:21La bourse en dit autant.
06:22Elle lui a donné aujourd'hui le coup de pied de l'âne,
06:24en saluant son départ d'une hausse de 2% sur le titre qui porte son nom.
06:28C'est la chute d'un caïd.
06:29Cette chute, c'est une éviction en bonne et due forme par les actionnaires.
06:34Jacques Borel avait tenté de racheter la marque Sofitel,
06:36ce qui avait provoqué un surendettement de son groupe.
06:39En 1977, le ticket restaurant change de propriétaire.
06:43Il a cédé sa boîte à un certain nouveau tel,
06:45qui est devenu accord.
06:46Et donc, sous accord, ils ont accéléré l'intentionnalisation.
06:50Florence Beauchard est journaliste aux Echos Weekend
06:52et a écrit sur l'histoire du ticket restaurant.
06:55Notamment avec la chute du mur, en Europe centrale.
06:59Et puis aussi, ils sont allés jusqu'en Chine dans les années 2000 et en Inde.
07:05En 2010, Accor veut se recentrer sur son business originel, l'hôtellerie.
07:09La marque décide de se séparer de sa branche Accor Service,
07:12qui regroupe les activités du ticket restaurant.
07:14Et Sébastien Bazin de Accor dit
07:17« Finalement, le ticket restaurant, ce n'est pas mon corps business,
07:20je préfère faire plutôt de l'hôtellerie. »
07:23Donc, il décide d'introduire en bourse cette activité,
07:27qui à l'époque pèse un milliard de chiffre d'affaires.
07:30Le 2 juillet 2010, le pôle d'Accor Service est introduit en bourse
07:34sous le nom d'Edenred.
07:36Edenred, c'était pour dire « ensemble, entreprendre, ensemble,
07:40et puis red, parce que c'était le ticket resto et rouge, avec un point rouge. »
07:45Au passage, on refile à cette nouvelle entité une partie de la dette d'accord.
07:49« C'est un coup classique quand une boîte introduit en bourse un segment.
07:54La tentation est forte de lui refiller une partie de l'endettement du groupe. »
07:58En quelques années, Edenred change complètement de visage
08:01en passant d'un simple émetteur de titres restaurant
08:03à une véritable plateforme de paiement.
08:06Aujourd'hui, le ticket restaurant ne pèse plus que 40%
08:08de l'activité d'Edenred, qui au fil des années
08:11est devenu un des leaders mondial du marché dit de l'argent fléché.
08:14L'idée de verser à des salariés des moyens de paiement
08:17respectant des conditions, plutôt qu'une somme d'argent.
08:20Aujourd'hui, il existe par exemple le ticket car au Brésil pour le carburant
08:23ou un équivalent dédié aux médicaments au Chili.
08:26La diversification cartonne.
08:28Entre 2016 et 2022, le chiffre d'affaires d'Edenred
08:31est passé de 1 à 2 milliards d'euros,
08:34les effectifs de 5 000 à 12 000 personnes
08:37et la croissance moyenne du résultat a atteint 12%.
08:40Aujourd'hui, c'est une plateforme de paiement finalement, Edenred.
08:44Par exemple, ils ont même racheté une boîte aux Etats-Unis
08:48qui s'occupe des paiements par chèque intra-entreprise.
08:51Rien à voir avec le ticket restaurant.
08:53Le 19 juin 2023, c'est la consécration.
08:56Edenred rentre dans le club très fermé du CAC 40.
09:00Sauf que ce succès n'est pas du coup de tout le monde.
09:02En 2019, 4 ans avant l'introduction en bourse d'Edenred,
09:07l'autorité de la concurrence sonne l'alarme.
09:09Les pratiques d'entente sur le marché des 4 plus gros acteurs du titre restaurant
09:13auraient provoqué des effets restrictifs sur la concurrence.
09:17Ici, on parle d'Edenred, de Natixis Swile,
09:20de Up, le nouveau nom de chèque-déjeuner,
09:22et de Ploxy, le nouveau nom de Sodexo.
09:24Aujourd'hui, il y a 19 émetteurs acteurs de titre restaurant en France
09:27et les 4 gros majors pèsent encore 99%.
09:32Il y a un problème.
09:33Catherine Coupé a passé 26 ans chez Up
09:36et en a été la directrice et présidente générale.
09:39En 2020, elle est repartie de zéro
09:41en lançant sa start-up Open It,
09:43toujours spécialisée dans le titre restaurant.
09:45On trouvait que le marché était extrêmement déséquilibré.
09:48Forcément, on se dit à un moment,
09:50ça ne va pas durer, il va se passer quelque chose.
09:53Ce quelque chose prend la forme d'une amende record.
09:56Edenred et ses trois plus gros concurrents
09:58sont condamnés à payer 414 millions d'euros.
10:01Une somme qu'ils ont refusé de payer,
10:03mais pour laquelle ils ont été recondamnés en appel.
10:05Et aujourd'hui, on attend le jugement de la Cour de cassation.
10:08Des acteurs qui sont condamnés à plus de 400 millions d'euros
10:11par l'autorité de la concurrence,
10:14ça donne envie d'une chose, c'est d'ouvrir le marché.
10:18Et ce que l'on peut dire avec certitude aujourd'hui,
10:21c'est que si la loi n'est pas ouverte à d'autres solutions
10:26et pas enfermée dans un système prépayé depuis 60 ans,
10:30s'ils ne font pas ça,
10:31alors le marché sera toujours réservé à 4 gros actuellement.
10:36Ce que veut dire Catherine,
10:38c'est que les petites sociétés comme elles
10:39ont du mal à se faire une place sur le marché.
10:41Notamment à cause d'un organisme,
10:43la CNTR, Commission Nationale des Titres Restaurants,
10:47dont les 4 émetteurs historiques sont membres
10:49et qui profitent de leur poids pour jouer l'intimidation.
10:51CNTR se permet d'écrire aux URSAF
10:53en leur disant,
10:56alors c'est bien écrit,
10:59parce que la CNTR ne peut pas dire
11:00que nous ne sommes pas dans la légalité.
11:03Donc la légalité, elle est là,
11:05mais elle dit que la CNTR ne préconise pas
11:08la solution open it.
11:11Derrière ce conflit entre nouveaux et anciens acteurs,
11:13c'est surtout deux philosophies qui s'affrontent.
11:16D'un côté, celle imaginée par Jacques Borel,
11:18dit du pré-payé,
11:19dans laquelle des entreprises et des commerçants
11:21avancent de l'argent à des émetteurs
11:23via des commissions,
11:24argent que ces derniers font fructifier
11:25avant d'effectuer des remboursements
11:27et qui semble à bout de souffle.
11:28Et aujourd'hui,
11:30la moyenne, on va dire,
11:31de commission qui est prise aux commerçants,
11:34elle est entre 4 et 5%.
11:36Ce qui est énorme.
11:37Le commerçant considère que l'apport d'affaires
11:40que le titre restaurant génère
11:42ne vaut pas 4 à 5%.
11:44C'est beaucoup sur des marges faibles
11:46de petits commerçants souvent.
11:48Il n'est pas rare de voir devant un commerçant
11:50une affiche qui dit
11:51ici on ne prend plus le titre restaurant
11:52parce qu'il considère que la commission
11:54est trop élevée.
11:55Et de l'autre,
11:56un système 100% dématérialisé,
11:58plus rapide,
11:59où des jeunes acteurs profitent
12:00de la numérisation des solutions
12:02pour aller rembourser directement
12:04des frais de bouche
12:04sur des tickets de CB
12:05ou des relevés bancaires.
12:07C'est-à-dire qu'on paye d'abord,
12:09on vérifie si la dépense
12:11est éligible au titre restaurant
12:12et si elle est éligible,
12:14alors on va, on va dire,
12:17aspirer la participation de l'entreprise
12:19au titre restaurant
12:21sur le compte bancaire d'un salarié en fait.
12:24Depuis plusieurs années,
12:25un projet de réforme est à l'étude
12:26pour tenter de moderniser le décret de 1967
12:29sur les titres restaurant
12:30et d'assainir la concurrence.
12:32Promis par l'ancienne ministre déléguée au commerce
12:34Olivier Grégoire
12:35avant la fin de l'année 2023,
12:37il n'a toujours pas vu le jour.
12:38Merci d'avoir suivi cette nouvelle saga.
12:41On laisse le mot de la fin
12:42à Jacques Borel
12:42pour un recadrage essentiel.
12:45Je suis désolé,
12:45j'ai oublié de vous ramener le journal.
12:46Une seconde.
12:48On ne dit pas ramener en France,
12:49on dit rapporter.
12:50On rapporte quelque chose,
12:52on ramène quelqu'un.
12:54Le français est une langue très difficile,
12:56vous savez.
12:56Allez, un point pour Jacques.
12:57Et dites-nous en commentaire
12:58si vous aussi,
12:59vous avez des tickets resto.
13:00Personne, nous, aux Echos,
13:01c'est plutôt la cantine.
13:02A bientôt pour une nouvelle saga.
13:03Sous-titrage Société Radio-Canada
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