La sociologue et politologue Anna Colin Lebedev était l'invitée du Grand Entretien de France Inter, lundi 9 juin. Elle publie "Ukraine, la force des faibles", aux éditions du Seuil.
Retrouvez « L'invité de 8h20 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
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00:00C'est un roseau qui plie, qui plie, mais qui ne rompt pas.
00:04Comment expliquer que l'Ukraine, que l'on prédisait vaincue en trois jours,
00:08résiste depuis plus de trois ans maintenant à l'agression russe ?
00:12C'est à cette question que vous tentez de répondre dans un texte à paraître vendredi aux éditions du Seuil.
00:16Anna Colin-Lébédèf, bonjour.
00:18« Ukraine, la force des faibles », c'est le titre de ce livre.
00:22Je précise que vous êtes maîtresse de conférences en sciences politiques à l'université Paris-Nanterre,
00:26spécialiste des sociétés post-soviétiques et une voix très écoutée
00:31par ceux qui tentent de comprendre cette guerre depuis février 2022.
00:36Auditeurs de France Inter, comme d'habitude, vous nous posez vos questions au 01 45 24 7000
00:41et en nous écrivant sur l'application de Radio France.
00:44Si l'on revient, Anna Colin-Lébédèf, aux événements des derniers jours,
00:48on a d'un côté la Russie qui revendique pour la première fois une percée jusque dans la région de Dnipro,
00:54ce qui veut dire que les troupes de Vladimir Poutine continuent d'avancer.
00:57Et de l'autre, l'Ukraine qui a mené une incroyable mission secrète,
01:01très loin en territoire russe, pour détruire une partie de la flotte aérienne de Moscou,
01:05mission accueillie avec beaucoup de fierté par les Ukrainiens.
01:09Ces deux événements, au fond, résument-ils cette résistance que vous décrivez,
01:14que l'on va tenter de comprendre ensemble ?
01:16Ce pays, je le disais, qui plie mais qui ne rompt pas ?
01:19Je pense que ces deux événements, effectivement, nous montrent un peu la dynamique de cette guerre,
01:22c'est-à-dire une Russie qui va avoir la puissance des hommes, le nombre, la quantité d'armement,
01:30la puissance économique également, et puis l'Ukraine, qui est dépourvue de tout cela.
01:33Néanmoins, par des initiatives, là où on ne l'attend pas forcément, en fait,
01:38arrivent à construire cette résistance.
01:40Alors, de mon côté, je ne l'ai pas observée du côté du front,
01:43puisqu'en tant que sociologue, ce n'est pas là que j'ai accès,
01:45mais plutôt à l'arrière, là où précisément les hommes se préparent,
01:49la résistance se met en place,
01:51et très souvent, en fait, en dehors même des structures officielles de l'armée ukrainienne.
01:55Comment avez-vous travaillé pour justement tenter de comprendre ce qui fait la force aujourd'hui de cette société ukrainienne ?
02:04Pour moi, en réalité, qui travaille sur l'Ukraine depuis de nombreuses années maintenant,
02:07c'est à partir de 2014 qu'il faut regarder les transformations de la société ukrainienne,
02:12pour comprendre ce qui se passe en 2022, cette résistance,
02:15et pour comprendre également comment cela se tient.
02:18Parce que c'est dans les années que nous avons suivies de relativement loin,
02:23à partir de 2015 et du passage à un conflit de basse intensité,
02:27c'est à partir de 2015 et jusqu'en 2022 que la société ukrainienne se transforme
02:32en contournant les obstacles qui étaient majeurs dans une guerre qu'elle était déjà en train de conduire,
02:38et en construisant ce qui sont aujourd'hui ses forces.
02:41Vous allez nous expliquer justement ce qui s'est passé,
02:44quelle a été la dynamique à l'œuvre depuis 2014,
02:48et cette première invasion russe en Crimée,
02:52la guerre du Donbass aussi entre le pouvoir de Kiev et les séparatistes.
02:57Mais est-ce que vous avez été surprise, vous-même,
03:00en étudiant justement cette dynamique et cette résistance,
03:03de voir les Ukrainiens tenir,
03:05tant bien que mal, en souffrant au prix de pertes humaines terribles,
03:09évidemment il y en a des deux côtés,
03:11mais tenir malgré tout depuis plus de trois ans maintenant.
03:14Est-ce que vous êtes surprise par cela ?
03:15En fait, si on parle de surprise,
03:17j'avais été surprise par exemple en février 2022,
03:20que le pouvoir russe puisse croire que les Ukrainiens ne résisteraient pas,
03:24puisque précisément on avait vu monter pendant ces années
03:26ses capacités de résistance,
03:28on avait vu se réformer l'armée,
03:30on avait vu se constituer des groupes très puissants
03:32à l'arrière de l'armée,
03:33constitués de la société civile,
03:35qui en fait consolide les capacités de défense,
03:38et qui soutiennent l'armée,
03:39qui soutiennent l'État, qui le transforment.
03:40Donc moi je n'ai pas été...
03:42Alors bien évidemment, vous voyez,
03:43la force de frappe russe a été absolument considérable.
03:47Je ne m'étonne pas que les Ukrainiens tiennent,
03:50mais je suis toujours aussi surprise en fait
03:52des capacités de rebondissement,
03:55d'inventivité que comporte cette résistance.
03:59Ce n'est pas une résistance mécanique,
04:00c'est une résistance extrêmement créative et inventive.
04:02Et qui vient de ces faiblesses que vous décrivez,
04:06et que vous résumez dans cette question,
04:07comment fait-on face à une agression armée
04:09lorsque l'on n'a ni la meilleure armée du monde,
04:12ni la puissance économique et politique,
04:14ni un État solide ?
04:16Tout est dans le titre en fait,
04:17« Ukraine, la force des faibles »,
04:19c'est de là que ça vient ?
04:21Oui, il y a un paradoxe en réalité,
04:23c'est-à-dire que parce qu'en 2014,
04:27les Ukrainiens avaient la conviction
04:29que leur armée n'était pas capable de combattre la Russie,
04:31qui intervenait à la fois dans le Donbass et en Crimée,
04:34parce qu'ils avaient un État aussi qui était fragile,
04:36avec des institutions renversées par une révolution,
04:40mais aussi structurellement fragile.
04:42On a parlé de la corruption russe,
04:43la corruption ukrainienne, bien évidemment,
04:45elle était là.
04:47Eh bien, face à cette fragilité,
04:48en fait, on aurait pu s'attendre à ce que les Ukrainiens abandonnent,
04:51mais au contraire,
04:52ils se sont sentis une responsabilité
04:53dans le maintien de cet État,
04:55dans la conduite de la défense,
04:56et se sont investis individuellement,
04:59mais aussi collectivement,
05:01pour consolider l'armée,
05:05pour consolider l'État,
05:06pour répondre à des besoins
05:09auxquels l'État ukrainien et l'armée ukrainienne
05:11n'avaient pas la possibilité de répondre.
05:14Ça, c'est très intéressant.
05:15Vous décrivez cette défiance inégalée
05:18envers l'armée dans ces années-là,
05:21et pourtant, au lieu de, finalement, dire
05:25c'est perdu d'avance,
05:27les citoyens se sont dit
05:28il faut aider l'armée,
05:29il faut aider l'État.
05:30Cet État dans lequel on n'a plus confiance,
05:33eh bien, il faut l'aider malgré tout.
05:34Vous dites, finalement,
05:36ce que vous ont dit vos interlocuteurs,
05:38c'est l'État, c'est nous.
05:40Oui, l'État, c'est nous, en fait,
05:42c'est une drôle de formule
05:43qui résume à la fois la faiblesse et la fragilité.
05:46La fragilité et la force qui en résultent.
05:49La fragilité, c'est que, eh bien,
05:50les Ukrainiens sont en permanence
05:52très extrêmement critiques de leur État
05:55et de ceux qui les incarnent,
05:58de leur politique,
05:59et aujourd'hui, il ne fait pas exception,
06:00par exemple, à cela,
06:02mais en même temps,
06:02ils considèrent que,
06:04si leur État est incapable,
06:05eh bien, ma foi,
06:06il faut bien conduire la défense du pays
06:08parce que la menace est là.
06:10Et donc, leur idée, c'est que,
06:14eh bien, c'est à eux de rentrer
06:16dans les institutions publiques,
06:17par exemple, pour mener les réformes,
06:19mais c'est aussi à eux de subvenir à des besoins
06:22auxquels l'État n'a pas besoin de subvenir,
06:24comme par exemple,
06:25au début de la guerre de 2014,
06:27enfin, pendant ces années de guerre
06:28dans le Donbass,
06:29mais aussi maintenant,
06:30l'approvisionnement en partie de l'armée,
06:32l'équipement de l'armée,
06:33les secours militaires sur le front,
06:36la réhabilitation des vétérans,
06:38tous ces domaines qui, dans nos sociétés,
06:39en fait, relèvent des forces armées
06:42et qui, en Ukraine,
06:43ont été en grande partie portées par la société
06:45jusqu'à ce que l'armée soit capable de les porter.
06:47Ce sont les exemples que vous citez effectivement dans le livre
06:49et qu'on entend aussi sur l'antenne de France Inter,
06:51grâce à nos reporters sur place,
06:54ces Ukrainiens anonymes
06:57qui livrent en camionnette
06:59au péril de leur vie,
07:00souvent des bouteilles d'eau
07:01ou du papier toilette
07:02aux soldats qui sont sur le front,
07:03qui montent des cagnottes en ligne
07:04pour acheter des gilets pare-balles,
07:06des ingénieurs qui fabriquent
07:07dans des ateliers de fortune
07:09des drones,
07:10Tout ça, on l'observe tous les jours
07:13aujourd'hui en Ukraine
07:14et cela prend sa source
07:16à partir de 2014,
07:17donc dans ces années-là.
07:18C'est là qu'est la clé.
07:19En fait, cette sorte de défense
07:20de briques et de brocs,
07:21on bricole avec ce qu'on a.
07:24On l'a beaucoup observé
07:25entre 2014 et 2022.
07:27Mais ce qui est intéressant,
07:28c'est que ces réseaux
07:28se sont professionnalisés.
07:30Ils ont appris
07:30quels étaient les besoins de l'armée.
07:32Ils ont appris à coopérer
07:33avec les forces armées également.
07:34Ils ont été intégrés en partie
07:36aux forces armées
07:36tout en restant des civils.
07:38Et donc, lorsque la Russie attaque
07:39en février 2022,
07:41à bien des égards,
07:42la société ukrainienne est prête
07:44parce que les ressources sont là
07:45et parce qu'immédiatement,
07:46ça c'était une des choses
07:47qui m'avait surprise,
07:49on avait parlé de surprise,
07:51immédiatement,
07:51chacun des Ukrainiens sait
07:53quelle sera sa place
07:54dans la défense du pays
07:55et tout s'organise extrêmement vite.
07:57Oui, vous dites que cette question
07:58qu'on se pose tous,
07:59mais de manière assez abstraite,
08:01que ferais-je si cela arrivait
08:03ou le jour où ça arrivera
08:05en cas de guerre totale,
08:06où je serais,
08:07qu'est-ce que j'oserais faire
08:08qu'est-ce que je n'oserais pas faire ?
08:09Vous dites que les Ukrainiens,
08:10en fait, avaient déjà la réponse
08:12le 24 février 2022.
08:13Oui, tout à fait.
08:13Alors, c'est vrai qu'on a...
08:15Vous voyez, c'est un genre de question
08:16qu'on ne se pose pas forcément
08:17nous concernant
08:18parce que la guerre,
08:19c'est toujours les autres.
08:20Et moi, l'un des points de départ
08:21de mon bouquin,
08:22c'est de dire
08:22pour l'Ukraine également,
08:25avant 2014,
08:26être en guerre était inconcevable.
08:28Mais en revanche, en fait,
08:29cette sorte de préparation
08:31de la société
08:32qui a eu lieu
08:33pendant les huit années précédentes
08:35entre la première agression russe
08:38et la guerre de haute intensité
08:39leur ont permis de comprendre,
08:40en fait,
08:41quelle était leur place,
08:43en fait,
08:43et quelle aurait été leur utilité
08:44dans la conduite de la guerre.
08:46On parle beaucoup
08:46de courage des Ukrainiens.
08:48Pour moi, le courage...
08:49Vous refusez de résumer cela
08:51au simple concept de courage ?
08:53Le courage est un concept moral
08:54et moi, en tant que sociologue,
08:55je ne sais pas trop quoi faire,
08:56en fait, d'un concept moral.
08:58En revanche,
08:59ce que j'ai observé,
09:00c'est la constitution progressive
09:02de ces réseaux,
09:02de ces ressources,
09:04de cette compétence, en fait,
09:05qui leur a permis
09:06de réagir extrêmement vite.
09:08Grâce, donc,
09:09à cette défiance
09:10qui préexistait
09:13envers l'État
09:14et depuis l'effondrement,
09:15en fait,
09:15de l'Union soviétique,
09:16un État qui était perçu
09:17comme corrompu,
09:19une armée, encore une fois,
09:20qui était perçue comme faible,
09:22des élites qui étaient rejetées.
09:24C'est de cette défiance
09:25qu'est venue cette force aujourd'hui.
09:27On peut le résumer comme ça.
09:28Alors, il y a effectivement
09:29la défiance qui est un moteur,
09:31mais il y a aussi
09:32la faiblesse factuelle constatée.
09:35C'est-à-dire que,
09:36vous voyez,
09:36certains experts disaient
09:37qu'en 2014,
09:40lorsque la Russie
09:41a annexé la Crimée
09:42et a commencé la guerre
09:43dans le Donbass,
09:44il y avait 6 000 hommes
09:45au sein de l'armée ukrainienne
09:46qui étaient effectivement
09:47équipés et prêts à combattre.
09:496 000.
09:50Vous imaginez, en fait,
09:51le contraste
09:52avec ce que nous avons aujourd'hui.
09:54Donc, en fait,
09:54les Ukrainiens ont effectivement
09:55savait qu'ils n'avaient pas d'armée.
09:57Tout simplement,
09:58qu'elle avait été
09:58sous-financée,
10:00gangrénée,
10:01sous-armée,
10:02sous-équipée
10:03pendant toutes les années
10:04qui ont suivi
10:05la chute de l'Union soviétique
10:06et qu'ils n'avaient pas
10:06d'autre choix,
10:07s'ils voulaient conserver leur terre,
10:08que de prendre les armes
10:09par eux-mêmes.
10:09Concrètement,
10:10il y a eu,
10:11et vous le racontez,
10:12vous le décrivez très bien,
10:13des groupes
10:14dans ces années-là
10:15qui se sont constitués,
10:16des groupes combattants,
10:18autonomes,
10:19avec des gens
10:19qui, pour certains,
10:21n'avaient eu aucun entraînement,
10:22qui, la semaine,
10:24étaient au boulot,
10:25au bureau,
10:26et le week-end
10:27allaient combattre
10:28sur le front.
10:29Pour d'autres
10:30qui ont quitté leur travail
10:32à 17h
10:33et le lendemain matin
10:34avaient les armes à la main,
10:35c'est comme ça
10:35que ça s'est passé,
10:36très concrètement.
10:36C'est comme ça
10:37que ça s'est passé en 2014,
10:38en effet.
10:39L'État a autorisé
10:40les citoyens
10:40à s'auto-organiser
10:41à constituer
10:42des bataillons
10:43de civils,
10:44qui n'avaient jamais
10:45tenu les armes à la main.
10:47Ces bataillons
10:47ont aussi été bâtis
10:48un peu de briques
10:49et de brocs
10:50et sont partis
10:50sur le front.
10:51Alors, bien évidemment,
10:52ils n'ont eu qu'un temps
10:53et militairement,
10:54à l'époque,
10:55l'Ukraine n'était pas
10:55en capacité de résister,
10:57d'où les accords de Minsk,
10:58d'où le conflit gelé.
11:01Mais néanmoins,
11:01je pense que le sentiment
11:02de menace
11:03n'a pas disparu
11:04et ces civils,
11:05ces centaines de milliers
11:07de civils
11:08qui s'étaient engagés
11:08à ce moment-là,
11:10une fois rentrés
11:10à la vie civile,
11:11en fait,
11:12ont continué
11:12à rebâtir l'armée,
11:15à rebâtir la défense
11:16parce que beaucoup
11:17d'entre eux me disaient
11:17dans les entretiens
11:18que nous avons conduits
11:19dans ces années-là,
11:21la guerre n'est pas finie,
11:23ça va continuer,
11:23il faut qu'on soit prêts.
11:25Et effectivement,
11:25c'est cette logique
11:26qui s'est mise en place.
11:27Vous avez observé cela
11:28alors que beaucoup
11:28d'Ukrainien reprochent
11:30aujourd'hui
11:30et sans doute à juste titre
11:31à leurs gouvernants
11:32de ne pas avoir vu
11:33ou de ne pas avoir voulu voir
11:35cette agression
11:36qui se préparait
11:38début 2022,
11:39vous avez constaté
11:41qu'eux étaient
11:42davantage vigilants
11:44en fait
11:44et davantage préparés
11:46à cela
11:46quand leurs gouvernants
11:47ne l'étaient pas ?
11:48Alors je pense
11:48que les gouvernants
11:49ne l'étaient pas
11:51mais uniquement partiellement.
11:53Une préparation
11:54avait eu lieu,
11:56des réformes législatives
11:57notamment avaient été introduites
11:58pour permettre précisément
11:59la mise en place
12:00de cette défense nationale
12:01et l'intégration
12:02des civils
12:04mais effectivement
12:05parmi les gens
12:05que j'interroge
12:06en Ukraine,
12:08il y a ceux qui disent
12:08on savait,
12:09on savait de toute façon
12:10que la Russie
12:11allait réattaquer
12:12et que donc
12:12il fallait se tenir
12:13prêt à tout instant
12:14et il y a ceux qui disent
12:15on savait que la guerre
12:16continuerait
12:16mais on n'anticipait
12:17absolument pas
12:18cette attaque massive
12:19et ceux-là
12:20sont aussi parmi
12:21des cercles
12:21qui sont intéressés
12:23par la chose militaire
12:24donc en réalité
12:25oui,
12:26l'Ukraine était
12:27je dirais
12:27aussi bien préparée
12:28qu'elle pouvait l'être
12:29au vu de ces conditions.
12:30Vous paraphrasez Clémenceau
12:31la guerre était en Ukraine
12:33un sujet bien trop important
12:34pour être laissé
12:35à des militaires
12:36un sujet sur lequel
12:38la société avait son mot à dire
12:39et tenait à être écoutée
12:40c'est ce que vous nous expliquez
12:41depuis le début
12:42de cet entretien
12:43qu'est-ce que la société civile
12:45a apporté à l'armée ?
12:47On a l'exemple ici en France
12:49d'une armée
12:50qui est finalement
12:51déconnectée
12:52de la société civile
12:54pour la plus grande partie
12:57c'est-à-dire qu'il y a
12:57trois jours
12:58de préparation à la défense
13:00et puis c'est tout
13:00il n'y a plus de service militaire
13:01il n'y a plus
13:03vraiment de risque
13:04d'une conscription
13:06en tout cas
13:07c'est plus perçu comme tel
13:07d'une conscription générale
13:09en cas de conflit armé
13:10en Ukraine
13:11c'est la société civile
13:12dites-vous
13:13qui a apporté
13:15cette force
13:15qui manquait à l'armée
13:17de quelle manière ?
13:18En effet
13:18le paradoxe
13:19c'est que l'armée ukrainienne
13:20cette armée aujourd'hui
13:21qui est assez performante
13:22sur le front
13:23est constituée
13:24pour une grande partie
13:25de civile
13:25et qui plus est
13:26de civile d'un certain âge
13:27on parle beaucoup
13:28de la moyenne d'âge
13:28de l'armée ukrainienne
13:29qui est aux alentours
13:30de 40-45 ans
13:31ces hommes et ces femmes
13:32arrivent avec leur métier
13:34leur expérience
13:35mais aussi leur valeur
13:36leur préoccupation
13:37et dans cette armée
13:38constituée de civils
13:40c'est la culture militaire
13:41qui se trouve profondément
13:42transformée
13:42je donne des exemples
13:44dans le livre
13:45qui sont un peu anecdotiques
13:46par exemple
13:46ceux qui étaient
13:48végétariens
13:49ou véganes
13:50en fait
13:51dans leur vie civile
13:52considèrent que
13:53sur le front
13:54ils devraient avoir
13:55la possibilité
13:56de garder
13:57en fait
13:57cette valeur
13:58qui est importante
13:58pour eux
13:59mais aussi par exemple
14:00la question des minorités
14:01dans l'armée
14:01peut être abordée
14:02de front
14:02à partir de ce moment-là
14:03des minorités sexuelles
14:05notamment
14:06parce que
14:06ces hommes-là
14:08qui se retrouvaient
14:09intégrés dans les forces
14:10armées
14:10considéraient que
14:11le sujet
14:12devait être abordé
14:13donc en fait
14:13aujourd'hui
14:14l'armée ukrainienne
14:14est extrêmement transparente
14:16c'est une institution
14:17qui n'est pas du tout opaque
14:18ça ne cesse en fait
14:19de parler de la situation
14:20dans l'armée
14:21au sein de la société
14:22et aussi les ukrainiens
14:23ont énormément
14:23de proches
14:25sur le front
14:25ça transforme profondément
14:27la culture militaire
14:28et je pense qu'on aurait
14:29tout intérêt
14:29à regarder cela
14:30pour voir
14:31comment l'armée
14:32se transforme
14:33au 21ème siècle
14:34D'après vous
14:34justement
14:35est-ce que
14:36ce que vous décrivez
14:37cette force collective
14:38née de cette faiblesse
14:40institutionnelle
14:40mais qui s'est transformée
14:41en résistance
14:42depuis plus de 3 ans
14:43maintenant
14:44serait possible
14:44dans un pays
14:45comme la France
14:45où
14:46en dépit
14:48des soubresauts
14:49politiques actuels
14:50l'état est toujours
14:51en tout cas traditionnellement
14:53perçu comme solide
14:54Je pense que nous avons
14:55un état perçu comme solide
14:56mais je pense que nous avons
14:57aussi la perception
14:58de multiples menaces
14:59autour de nous
15:00et qui ne sont pas
15:01forcément bien traitées
15:02par les forces armées
15:03les menaces de type hybride
15:04par exemple
15:05on ne tire pas
15:07sur ce type de menace
15:10avec une arme
15:11et je pense que
15:13la leçon
15:13de l'Ukraine
15:15serait
15:15celle
15:16des modalités
15:18selon lesquelles
15:19le dialogue
15:19entre la société
15:20qui a besoin
15:21de défendre
15:21un certain nombre
15:22de choses
15:23parce qu'elle est menacée
15:24et les forces armées
15:25doivent se mettre en place
15:26Ce changement
15:28que vous avez observé
15:28en Ukraine
15:29à partir en tout cas
15:30de 2014
15:31ce passage
15:32de l'état de paix
15:33à l'état de guerre
15:33est-ce que vous l'observez
15:34d'une certaine manière
15:35à une autre échelle
15:36sous une autre forme
15:37sans doute
15:37en France
15:39et en Europe occidentale
15:40en général ?
15:41Je ne sais pas
15:42à quel moment
15:42nous sommes
15:43dans notre histoire
15:44de cette guerre
15:46le sentiment de menace
15:47pour l'instant
15:47reste relativement abstrait
15:49et éloigné
15:52me semble-t-il
15:52C'est vrai
15:54qu'en 2014
15:55en Ukraine
15:55le choc
15:56est immédiat
15:57pour chacun
15:57des Ukrainiens
15:58il a l'impression
15:58que sa maison
16:00et sa personne
16:01et sa famille
16:02sont immédiatement menacées
16:03à mon sens
16:04c'est cela
16:04qui déclenche aussi
16:06les capacités
16:07de résistance
16:07dans lesquelles
16:08chaque société
16:08s'appuie sur ce qu'elle a
16:09de plus puissant
16:10dans le cas de l'Ukraine
16:11ça a été des réseaux personnels
16:13c'est beaucoup
16:13des réseaux personnels
16:14amicaux
16:15professionnels
16:15qui ont été utilisés
16:17la société française
16:18est très différente
16:18de la société ukrainienne
16:19mais nous avons aussi
16:20par exemple
16:20un tissu associatif puissant
16:22qui est conscient
16:23des enjeux
16:24de biens communs
16:25et d'intérêts publics
16:26et je pense que
16:28voilà
16:28on aurait placé
16:30dans la situation
16:31de l'Ukraine
16:32nos propres ressources
16:33qui pourraient être mobilisées
16:34alors même que
16:35on constate aussi
16:36chez nous
16:36une sorte de défiance
16:37à l'égard de la politique
16:38de sentiments d'impuissance
16:39de sentiments de désengagement
16:41de la vie publique
16:42la leçon ukrainienne
16:43est une leçon d'optimisme
16:44vous parlez en tout cas
16:45de ces publicitaires
16:48mécaniciens
16:48employés
16:49informaticiens
16:49écrivains
16:50institutrices
16:51maires
16:51pères
16:51voyageurs
16:52amateurs
16:52de pêche à la ligne
16:53de bon vin
16:54sportifs
16:55musiciens
16:55ou gamers
16:56qui n'avaient jamais imaginé
16:58faire la guerre
16:58et qui se regardent aujourd'hui
16:59dans un miroir
17:00en se disant
17:01ça y est
17:02je suis devenu combattant
17:03malgré tout
17:04est-ce qu'on idéalise
17:06pas trop
17:06l'unité
17:07de cette société
17:09ukrainienne
17:10c'est la question de Anne
17:11sur l'application
17:11de Radio France
17:12qu'en est-il
17:14du nombre
17:15d'hommes
17:16qui ont fui
17:16l'Ukraine
17:17et donc refusé
17:18de défendre leur pays
17:19c'est un exemple
17:19parmi d'autres
17:19de cette unité
17:21qui est aussi
17:21relative
17:22est-ce qu'il y a
17:23un risque aussi
17:24à trop héroïser
17:25si j'ose dire
17:26cette résistance
17:27ukrainienne ?
17:28je pense qu'effectivement
17:29l'héroïsation
17:30ne nous apporte
17:30aucune clé
17:31de compréhension
17:32la société ukrainienne
17:35est à la fois
17:35unie
17:37et plurielle
17:38avec des opinions
17:39extrêmement différentes
17:40avec des camps politiques
17:42avec des positionnements
17:43avec énormément de critiques
17:45si vous lisez
17:45les réseaux sociaux ukrainiens
17:46ça ne cesse en fait
17:47de se disputer
17:48avec violence
17:49autour d'enjeux
17:50qui sont des enjeux
17:51de politique à conduire
17:52et qui ne sont pas
17:52uniquement d'ailleurs
17:53des politiques militaires
17:55donc en cela
17:55je dirais ça
17:56on a du mal
17:56à le couvrir
17:57parce qu'on aurait du mal
17:58à couvrir la politique
17:59interne ukrainienne
17:59mais la pluralité
18:01est là
18:02et la critique du pouvoir
18:03est également là
18:04quant à ces hommes
18:05qui
18:06voilà
18:07quant à ceux des ukrainiens
18:08qui ne souhaitent pas
18:09s'engager dans la guerre
18:10en réalité
18:10je pense qu'il faut faire
18:11la distinction
18:12entre ceux
18:13qui ont peur
18:14de partir au front
18:15parce que précisément
18:16le risque vital
18:17est immédiat
18:19pour chacun des ukrainiens
18:20parce que l'ukraine
18:21n'a pas forcément
18:22la capacité de préparer
18:23aussi bien ses combattants
18:24qu'elle le pourrait
18:25ni aussi bien
18:26armer ses combattants
18:27qu'elle le devrait
18:28la diminution
18:30de l'aide occidentale
18:31joue également
18:32sur le moral
18:33des ukrainiens
18:33et leur capacité
18:34à s'engager
18:34mais quand j'observe
18:36quand je vais en Ukraine
18:36ce que j'observe
18:37c'est un nombre d'ukrainiens
18:38qui en fait
18:39ne sont pas sur le front
18:40et qui néanmoins
18:40contribuent à la défense
18:42et ceux-là
18:42ils sont largement invisibles
18:43vous parliez de la santé mentale
18:46notamment en tout cas
18:47du moral des ukrainiens
18:48on entendait le reportage
18:49d'Isabelle Abéry
18:50tout à l'heure
18:50dans le zoom
18:50à 7h15
18:51sur la santé mentale
18:53des ukrainiens
18:54la consommation
18:55d'antidépresseurs
18:56est au plus haut
18:57dans le pays
18:59il y a une lassitude
19:00aussi évidemment
19:01il y a des pertes humaines
19:03je l'ai dit
19:04qui sont effroyables
19:06de côté
19:07mais qui sont perçues
19:08évidemment
19:09avec beaucoup de réalité
19:11côté ukrainien
19:12puisque presque toutes les familles
19:14ont un proche
19:14un ami au front
19:16l'armée russe
19:18continue d'avancer
19:18est-ce qu'il est permis
19:19aujourd'hui en Ukraine
19:20de dire qu'on veut
19:21que la guerre s'arrête ?
19:22les ukrainiens
19:23veulent ardemment la paix
19:25ils veulent ardemment
19:25que la guerre s'arrête
19:26cependant ils ont la certitude
19:27y compris au prix
19:28de pertes territoriales
19:30ce n'est pas du tout
19:30une question de pertes territoriales
19:32en réalité
19:32tous les interlocuteurs
19:34que j'ai en Ukraine
19:35depuis des années
19:35et surtout depuis
19:36février 2022
19:38me disent
19:38si les russes
19:39arrivent ici un jour
19:40je suis le premier à être
19:42emprisonné
19:42torturé
19:43exécuté
19:44et ma famille avec moi
19:45la perception qu'ils ont
19:47qui est la conséquence aussi
19:48de la manière
19:49dont l'armée russe
19:49agit sur le terrain
19:50et qu'en réalité
19:51quand la guerre est existentielle
19:53pour chacun d'entre eux
19:54individuellement
19:55que son existence est engagée
19:56donc oui
19:57bien évidemment
19:58comment pourrait-il
19:58ne pas être absolument épuisé
20:00au vu de la violence
20:02de ce qu'ils subissent
20:03mais néanmoins
20:04je pense qu'ils ont
20:05la plupart des ukrainiens
20:07avec qui je discute
20:09me disent
20:09qu'ils n'ont pas le choix
20:10qu'il faut trouver
20:11une manière de résister
20:12et donc en fait
20:13leur stratégie
20:14lorsque ça ne marche pas
20:15lorsqu'ils sont épuisés
20:16c'est de trouver
20:17des moyens de contournement
20:18c'est de trouver
20:18une autre façon de faire
20:20c'est vraiment
20:20une sorte de réflexe
20:22ça ne va pas
20:23comment pourrait-on
20:24faire autrement
20:24vous n'entendez pas
20:25en tout cas monter
20:26ce discours
20:28qui dirait
20:29en résumé
20:30tant pis
20:30pour les territoires perdus
20:31il faut que les combats
20:33s'arrêtent
20:34une fois de plus
20:34les ukrainiens
20:35ne parlent pas de territoire
20:36mais de population
20:36sur ces territoires
20:37qu'ils jugent
20:38sous une occupation
20:39violente
20:39certes
20:40on anticipe en Ukraine
20:42un éventuel cessez-le-feu
20:44mais pour les ukrainiens
20:45ce cessez-le-feu
20:45ne serait pas la fin
20:46de la guerre
20:46ce serait une pause
20:48avant que la Russie
20:50ne reprenne en fait
20:51son offensive
20:51donc la question pour eux
20:52en réalité c'est
20:53que ferons-nous
20:54pendant cette pause
20:55pour nous préparer
20:55à la phase suivante
20:57et que fera la Russie
20:58pour se préparer
20:58à la phase suivante
20:59j'allais vous demander
20:59justement quel est
21:00l'état d'esprit
21:01autour de ces négociations
21:02il y a eu un dernier round
21:03en tout cas en date
21:05lundi dernier à Istanbul
21:07qui n'a rien donné
21:08pour l'instant
21:09au vu notamment
21:10des exigences
21:11de Moscou
21:12quel est l'état d'esprit
21:13de la population
21:14ukrainienne
21:15il y a toujours
21:15cette conviction
21:16qu'il faudra
21:17de toute façon
21:18continuer à se battre
21:18et pour longtemps
21:19je pense que la conviction
21:20qu'il faudra se battre
21:21longtemps
21:22voire des décennies
21:23en fait pour les ukrainiens
21:24cohabite avec l'idée
21:25que il faudrait pousser
21:26la Russie
21:27à geler le conflit
21:29d'une manière ou d'une autre
21:29les ukrainiens comprennent
21:30très bien
21:31qu'ils ont aussi besoin
21:32d'un moment
21:32pour reconstituer
21:35leurs forces armées
21:36pour redonner un peu
21:37de ressources
21:38et de répit
21:39à la population
21:39mais néanmoins
21:40une fois de plus
21:41il n'y a pas d'attente
21:41vis-à-vis de la Russie
21:42et les ukrainiens
21:43sont convaincus
21:43que ces négociations
21:45ne pourront avoir lieu
21:46que si la Russie
21:47est amenée
21:47à faire marche arrière
21:48parce qu'à ce jour
21:49ils ne constatent absolument
21:50aucune volonté de Moscou
21:52de céder sur quoi que ce soit
21:53de ses objectifs maximalistes
21:54Vous parlez de la Russie
21:55justement
21:55vous le disiez tout à l'heure
21:56c'est l'erreur fondamentale
21:57du Kremlin
21:57de ne pas avoir vu
21:58cette résistance
22:00qui s'était construite
22:01au cours de ces dix dernières années
22:03ça a été l'erreur
22:04du démarrage
22:04aujourd'hui
22:05le Kremlin
22:07commet de nombreuses autres erreurs
22:08dont on ne voit pas
22:09les effets tout de suite
22:10moi je n'observe pas
22:11les erreurs militaires
22:11bien évidemment
22:12je suis incompétente
22:13pour le dire
22:13mais la manière dont
22:14l'armée russe
22:15traite ses propres combattants
22:16par exemple
22:17est quelque chose
22:18qui est une bombe
22:19à retardement
22:20qui finira par jouer
22:21Dernière question
22:21à Colin Lebedef
22:22de Bernard
22:23sur l'application
22:24de Radio France
22:26votre livre a l'air
22:27très intéressant
22:28dit Bernard
22:28mais est-ce qu'il n'est pas
22:29trop positif
22:31quelles sont les conséquences
22:33par exemple
22:33de l'élection
22:34du nouveau chef
22:35de l'état polonais
22:36est-ce que
22:37vous parliez
22:38de l'aide occidentale
22:40cela aussi peut jouer
22:41et mettre à mal
22:43cette résistance ukrainienne
22:45alors est-ce qu'il n'est pas
22:45trop positif
22:46en réalité
22:47j'essaie de rendre compte
22:47de la douleur
22:48qui accompagne en fait
22:49cet engagement
22:50dans la guerre
22:51ce n'est pas son coup
22:52ni individuel
22:53ni collectif
22:53pour la société
22:54mais voilà
22:55je pense que mon livre
22:57a été aussi
22:58une volonté
22:59de sortir de la vision
23:00des civils ukrainiens
23:01comme simplement
23:01victimes du conflit
23:02mais comprendre le rôle
23:03qu'ils jouaient en fait
23:04dans la défense
23:05de leur pays
23:06chaque crise internationale
23:08en fait secoue
23:08bien évidemment l'Ukraine
23:09parce que l'aide
23:10occidentale
23:11devient centrale
23:12mais une des choses
23:13que j'entends
23:14de plus en plus
23:14en Ukraine
23:15c'est l'aide occidentale
23:16est incertaine
23:17il faut que l'on puisse
23:18constituer nous-mêmes
23:18notre armée
23:19Merci beaucoup Anna Colin
23:20et Bedef
23:21Ukraine la force des faibles
23:23c'est donc le titre
23:24de ce texte
23:25qui va sortir vendredi
23:26aux éditions du Seuil
23:28où était paru
23:29votre précédent ouvrage
23:31Jamais frère
23:32historique des relations
23:33entre l'Ukraine
23:34et la Russie
23:35Merci beaucoup
23:36Merci à vous
23:36La revue de presse
23:37à suivre
23:37Merci à vous
23:39Merci à vous