Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, était l'invité de France Inter, jeudi 5 juin. Il défend le travail des juges et leur indépendance.
Retrouvez « L'invité de 7h50 » de Sonia Devillers sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
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00:00Il est 7h49, Sonia De Villers, votre invitée ce matin, est procureure générale près la cour de cassation.
00:07L'un des deux plus hauts magistrats de France, le plus haut responsable du parquet.
00:12Bonjour Rémi Hedt.
00:13Bonjour.
00:14Les forces de l'ordre ont procédé à 563 interpellations dans la nuit de samedi à dimanche à travers le pays
00:20et à 79 autres la nuit suivante.
00:22Dans la foulée, Gérald Darmanin, Patrick Cohen vient de nous le rappeler, ministre de la Justice,
00:26déclare que le code pénal n'est plus adapté à la violence d'aujourd'hui.
00:30Bruno Retailleau, ministre de l'Intérieur, lui emboîte le pas, pardonnez-moi, et réclame une révolution pénale.
00:36Monsieur le procureur, est-ce que la loi française telle qu'elle existe aujourd'hui permet de punir ?
00:42Alors, tout d'abord, ce que je voudrais dire, c'est qu'il y a eu en effet des actes tout à fait inadmissibles à la suite du match
00:49et il fallait bien sûr les réprimer.
00:52C'est ce qu'a fait l'institution judiciaire.
00:56Elle s'est mise en ordre de marche.
00:57Et dès lundi, il y a eu des comparutions immédiates qui ont permis de juger un certain nombre d'auteurs de faits de violence.
01:07Mais je voudrais quand même m'inscrire en faux, de façon très catégorique,
01:12contre le prétendu laxisme des juges.
01:15Alors le mot n'a jamais été prononcé, mais c'est celui que vous entendez, monsieur le procureur.
01:18Les juges font leur travail.
01:21Quand je dis les juges, ce sont les procureurs et les juges.
01:24Il y a eu des sanctions, des sanctions individualisées.
01:29La difficulté dans ce type d'affaires, et moi je l'ai bien connue lorsque j'étais procureur de Paris il y a quelques années,
01:34c'est qu'il existe...
01:35Vous étiez notamment procureur de Paris au moment des Gilets jaunes.
01:37Au moment de la crise des Gilets jaunes.
01:39C'est qu'il y a un décalage très fort entre les images de ces violences vues à la télévision
01:46et parfois la réalité des faits que l'on reproche.
01:50Ce qu'on juge, c'est une personne, un homme ou une femme qui se trouve dans le box
01:55et à qui on impute un fait ou des faits précis.
01:59Parfois d'ailleurs avec des difficultés de preuves, parce que les enquêtes sont conduites dans des délais très courts.
02:03Et parfois les preuves sont relativement légères.
02:07Et donc c'est cette réalité-là qu'il faut bien comprendre.
02:09Mais ça signifie, monsieur le procureur, que notre ministre de la Justice et notre ministre de l'Intérieur
02:14légifèrent en fonction des chaînes d'information ?
02:16Vous parlez du décalage avec les images.
02:18Je ne veux pas polémiquer.
02:20Ce que je veux dire, c'est que les juges comprennent et entendent ce besoin de fermeté.
02:26Et en l'espèce, les peines qui ont été prononcées ne sont pas des peines légères.
02:31Certaines sont des peines avec sursis, certaines sont des peines fermes.
02:35Toute la gamme a été utilisée.
02:37Il y a eu par exemple des peines de travail d'intérêt général.
02:40Il y a eu une peine qui est très adaptée, des peines complémentaires d'interdiction de paraître à Paris.
02:45Donc toute la gamme est utilisée.
02:47Et le sursis, une peine d'emprisonnement avec sursis.
02:50On va y venir au sursis parce que justement c'est très important.
02:54Ce n'est pas une peine symbolique.
02:55Justement, on va y venir, mais juste avant d'y venir, est-ce que les juges, est-ce que les magistrats en France sont encore indépendants ?
03:04Je vous pose la question puisque le ministre de la Justice, donc l'exécutif, le ministre de la Justice, se permet de critiquer le travail des juges.
03:13Ils doivent l'être et c'est la raison pour laquelle il faut leur faire confiance.
03:17Il faut laisser les juges faire leur travail dans la sérénité.
03:22La difficulté aujourd'hui, il faut quand même la décrire de façon précise,
03:26c'est que les juges sont confrontés à des injonctions qui sont souvent des injonctions contradictoires.
03:32D'un côté, on leur demande de plus en plus de fermeté.
03:35Et ils en font preuve parce que la justice, lorsque l'on regarde les chiffres, les statistiques, les cantums de peine,
03:41la justice n'a jamais été aussi sévère qu'aujourd'hui.
03:44Et c'est ce qui explique d'ailleurs qu'il y a plus de 83 000 détenus dans nos prisons.
03:48Et de l'autre, autre injonction, on leur dit, attention, les prisons sont pleines,
03:52ne mettez pas l'administration pénitentiaire dans l'incapacité d'exécuter les peines.
03:57Ça signifie qu'un juge, aujourd'hui en France, est écartelé au moment de rendre la justice,
04:03écartelé entre l'idée d'accroître cette surpopulation carcérale.
04:08Des hauts magistrats ont rendu il y a 15 jours un document brûlant à Gérald Darmanin
04:13en parlant d'état d'urgence des prisons.
04:15Écartelé entre l'idée d'un côté de punir et de l'autre côté d'accroître le drame des prisons ?
04:22Les juges, elle a encore pris au sens général du terme, sont en effet pris dans ces injonctions
04:29et notamment les magistrats du parquet, sont amenés à faire des arbitrages tous les jours
04:35dans ces situations très difficiles parce qu'on ne peut pas envoyer tout le monde en prison.
04:40On ne peut pas avoir comme seule réponse l'incarcération dans la situation qui est aujourd'hui celle du pays.
04:47Plus de 83 000 détenus.
04:50C'est-à-dire que chaque mois, il y a plusieurs centaines de détenus en plus dans les prisons françaises.
04:56Pour donner une illustration, tous les mois, c'est pratiquement un établissement supplémentaire qu'il faudrait
05:01quand on sait qu'il faut 7 ans pour construire un établissement supplémentaire.
05:05Il faut voir la situation de notre pays.
05:06Nous sommes à plus de 83 000 détenus.
05:08L'année prochaine, si nous restons sur cette tendance, nous dépasserons les 90 000 détenus dans notre pays.
05:14Avec des établissements qui sont sous pression.
05:16J'étais hier encore à la maison d'arrêt de Nys, avec des taux d'occupation qui sont de, dans les maisons d'arrêt franciliennes, de près de 200%.
05:25La réalité, ce sont des matelas au sol et des cellules de 9 mètres carrés avec 3 détenus.
05:31Donc voilà, cette situation est quand même extrêmement compliquée.
05:36Le sursis, c'est précisément condamner un individu à une peine qu'il n'effectuera pas.
05:42C'est une peine en suspens.
05:44Vous venez de le dire, monsieur le procureur, ce n'est pas une peine symbolique.
05:48Oui.
05:49Ce n'est pas une peine symbolique, une peine d'emprisonnement avec sursis.
05:52Déjà, resituons les chiffres.
05:56Sur plus de 500 000 condamnations correctionnelles en France, chaque année, il y a 130 000 sursis.
06:0480 000 peines de sursis totales et 50 000 peines de sursis probatoires.
06:11Donc 130 000.
06:12Ce sont un quart des peines.
06:15Une peine d'emprisonnement avec sursis, qu'est-ce que ça veut dire ?
06:17Ça veut dire qu'on va infliger un avertissement extrêmement solennel à une personne qui va être condamnée en lui disant qu'elle ne fera pas cette peine d'emprisonnement si elle ne commet pas de nouveaux faits dans un délai de 5 ans.
06:30Mais si elle commet de nouveaux faits, c'est une épée de Damoclès donc importante, elle fera non seulement la nouvelle peine, mais la première peine dont le sursis tombera.
06:39Alors, c'est une peine importante, c'est une peine inscrite au casier judiciaire.
06:44Un jeune aujourd'hui de 20 ans qui est condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis, elle sera inscrite à son casier.
06:48Il se voit fermer pour son avenir un certain nombre de perspectives.
06:52Dans la fonction publique ?
06:53Dans la fonction publique, dans les métiers de la sécurité.
06:55Il ne sera pas pompier, il ne sera pas policier ou gendarme.
06:57Donc vous vous opposeriez ?
06:59Et ce n'est pas rien que d'avoir une peine d'emprisonnement avec sursis à son casier judiciaire et d'avoir surtout cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.
07:09D'ailleurs, quand même, la majorité des personnes condamnées à des peines d'emprisonnement avec sursis ne récidivent pas.
07:16Cette peine est une peine utile dans quand même beaucoup de situations et fort heureusement.
07:22Vous vous opposeriez fermement, monsieur le procureur, à la suppression des peines avec sursis ?
07:27Il n'y a pas à entrer dans ce débat qui est un débat politique.
07:30Je dis juste que si l'on supprime aujourd'hui le sursis, il faut pouvoir le remplacer.
07:37Le remplacer par quoi ?
07:39Si on le remplace par des peines d'emprisonnement, là on serait dans une situation, je l'ai décrit tout à l'heure, totalement impossible.
07:46Il faut donc proposer autre chose.
07:49Par exemple, des peines de probation.
07:50Mais on voit que ces peines de probation, le travail d'intérêt général, qui est une excellente peine,
07:55elles sont difficiles aussi à mettre en œuvre.
07:57Et depuis quelques années d'ailleurs, malheureusement, le travail d'intérêt général baisse, le nombre de tiges baisse en France.
08:06Alors j'ai une dernière question pour vous, Rémi Hetz.
08:09Justement, les hauts magistrats qui ont remis il y a 15 jours à Gérald Darmanin ce rapport brûlant sur l'état des prisons
08:15préconisent une forme de grâce généralisée, l'idée qu'on ferait sortir avant l'heure un grand nombre de détenus pour faire de la place dans les prisons.
08:26Pour résoudre ce problème, ils s'inspirent du modèle qui avait été suivi pendant le Covid.
08:31Qu'est-ce que vous en pensez ? Gérald Darmanin a l'air radicalement contre.
08:34Alors, c'est une solution qui a été utilisée par le passé, qui n'a plus cours aujourd'hui, et cela relève de la responsabilité politique.
08:44Moi, ce que je dis, c'est que, avant de réfléchir à vider massivement les établissements pénitentiaires,
08:50il ne faut pas orienter trop de monde sur la prison, sous peine de rendre la situation, aujourd'hui, impossible.
08:59Et il faut que nous puissions maintenir ce principe d'individualisation et de personnalisation des peines.
09:06C'est un principe apporté à valeur constitutionnelle, et c'est ce qui permet au quotidien d'apporter une réponse adaptée à chaque fait de délinquance commis.
09:18Merci Rémi Hetz.
09:18Merci à vous.
09:19Et merci Sonia, 7h58.