00:00Bonjour, Yann Biziou, vous êtes maître de conférence à l'université Paul-Valéry de Montpellier, spécialiste, je le disais, des politiques publiques en matière de drogue.
00:09Laurent Nunez a donné ce matin des précisions sur l'assassinat du frère du militant antidrogue Amine Kessassi.
00:14C'était il y a cinq jours à Marseille, c'est le gros dossier du moment en France.
00:18Le ministre de l'Intérieur évoque un crime d'intimidation qui constitue selon lui un point de bascule.
00:24C'est votre sentiment également ?
00:26Bonsoir, c'est dramatique et c'est dramatique et on a une pensée pour la famille et en même temps votre reportage le montre.
00:36Trois jours après, c'est un autre gamin et on ne peut pas se satisfaire d'une situation dans laquelle des enfants se retrouvent victimes du trafic.
00:44Maintenant, parler d'un point de bascule, je suis beaucoup plus réservé parce que cette réalité, on la vit depuis des années.
00:51Et là, en effet, on a cette malheureuse victime, mais des innocents tués par des trafiquants, ce n'est pas nouveau, ce n'est pas récent.
01:00Donc, on est face à un problème qui est structurel et on a une réponse qui manifestement ne permet pas de mettre fin à ces dérives.
01:10Pourquoi, selon vous, Laurent Nunez parle aujourd'hui d'un point de bascule ?
01:13Ça correspond, selon vous, à un agenda politique ?
01:16Je ne sais pas.
01:19Moi, je suis un jury, j'analyse des politiques publiques.
01:24Ce que je constate simplement, c'est que quand le président de la République dit « amplifier l'action », la police, la justice, personne ne peut dire qu'ils ne font rien sur le trafic.
01:35Ils font le maximum.
01:37Simplement, à un moment donné, les stratégies mises en place sont les mêmes depuis 50 ans et avec le résultat que l'on voit.
01:44C'est-à-dire que ces violences avec le trafic, elles sont prévisibles, elles ont été annoncées.
01:50Elles touchent des innocents, elles touchent là un militant associatif, mais elles menacent aussi les policiers, elles menacent les douaniers, elles menacent les agents portuaires.
02:01C'est l'ensemble du dispositif qui est à réfléchir et ce qu'on voit, c'est que manifestement, cette action répressive à tout craint, elle provoque un renforcement de la violence des deux côtés et elle ne met pas fin au trafic, loin de là.
02:19Le trafic est florissant.
02:21Vous dites que l'État fait son maximum.
02:22Que faudrait-il donc changer dans les mois, dans les années à venir pour être plus efficace face à ce narcotrafic qui prend de l'ampleur ?
02:29Écoutez, tout le monde évoque la question du financement.
02:35Il est clair qu'aujourd'hui, si vous prenez les trois indicateurs, les trois indicateurs, ce que j'appelle les trois P, prévalence, prix, pureté,
02:42la drogue n'a jamais été aussi pure, jamais aussi peu chère et la consommation n'a jamais été aussi importante.
02:50Donc ça, pour moi, c'est l'indicateur d'un échec complet.
02:53Et à partir de ce moment-là, tout l'objectif doit être de priver au maximum les trafiquants des revenus qui permettent d'aller recruter des gamins de 12 ans ou de 13 ans.
03:04Et comme le disait très bien le responsable associatif, d'en changer tant pis s'ils se font tuer, tant pis s'ils se font arrêter.
03:11Et le vivier est immense.
03:13Et donc, on a le modèle du Canada.
03:16Moi, je prône depuis des années une mise en contrôle du cannabis par l'État, la commercialisation comme ça se fait au Québec.
03:24Et je rappelle les résultats du Québec.
03:27Entre 2019 et 2025, le trafic représente aujourd'hui seulement 3% de l'approvisionnement des consommateurs.
03:3670% de l'offre est assurée par un monopole d'État à Québec.
03:42Et c'est autant d'argent qui ne va plus dans les poches des trafiquants et qui réduit d'autant leur capacité de nuisance.
03:47Il faut changer les choses puisque dans l'État actuel, l'État français est en train de perdre sa bataille face au narcotrafique.
03:53En tout cas, il ne l'a jamais gagné.
03:56Il ne l'a jamais gagné.
03:58Et j'entends les déclarations aujourd'hui.
04:00Mais je suis sûr qu'en replongeant dans vos archives, on va retrouver les mêmes de Bruno Rotaillot,
04:05et les mêmes de Gérald Darmenin, et les mêmes de Bruno Castaner.
04:07Et moi, je suis remonté depuis Pierre Jox.
04:09Et depuis Pierre Jox, en 1990, on nous annonce à chaque fois la même chose.
04:13On va mettre en place un nouveau service spécialisé et on va lui donner plus de moyens.
04:17Et depuis 1990, tous les responsables politiques et tous les ministres de l'Intérieur
04:22nous annoncent la même chose.
04:24Moi, je constate simplement que la cocaïne, au mois de juin à Toulouse,
04:29elle se vendait à 30 euros le gramme.
04:32Il y a un an, c'était 60 euros.
04:35Elle est pure à 98%.
04:37Il y a 4-5 ans, elle était pure à 80-90%.
04:40Et il y a 10 ans, elle était pure seulement à 60% et elle coûtait 80 euros le gramme.
04:45Et donc, on a une baisse des prix.
04:48On a vraiment un commerce florissant.
04:49Et c'était ma prochaine question.
04:51On va d'ailleurs découvrir sur France 24 ces chiffres de la consommation de drogue qui augmente en France
04:57avec cette question qui paraît toute simple.
05:00Pourquoi le trafic explose ?
05:02C'est l'offre qui fait la demande ou c'est l'inverse ?
05:06Alors, ça, je serais bien incapable de vous répondre.
05:08Je pense que c'est un peu comme l'a fait la poule.
05:10Si vous avez une demande, vous avez une offre.
05:13Et si vous avez une offre, elle peut aussi provoquer une demande.
05:17En fait, l'enjeu, c'est quoi ?
05:20J'ai bien vu la déclaration du ministre Nunez disant s'il n'y avait pas d'usagers, il n'y aurait pas de trafic.
05:26Oui, oui.
05:27C'est même pas vrai.
05:30Quand c'est légal, il n'y a pas de trafic et il y a des usagers.
05:32Mais moi, ce que je note, vous voyez, on est sur le débat sur la loi de finances.
05:39Il y a ce qu'on appelle le fonds de concours drogue.
05:41C'est l'argent, les saisies que l'on fait du trafic et que l'on va réinjecter dans les politiques publiques.
05:4910% va à la prévention.
05:52Donc, si on ne veut pas de consommateurs, il faudrait peut-être commencer par travailler,
05:56à mettre en place ce qu'on a complètement abandonné ces dernières années,
05:59une politique d'information, une politique de prévention,
06:02des structures d'accompagnement.
06:04Et ça, c'est un aspect qui a été laissé à l'abandon depuis des années.
06:10Et certains acteurs militent aujourd'hui pour engager les citoyens dans cette lutte contre le narcotrafic.
06:15C'est une bonne idée, mais ça ne peut pas être suffisant, évidemment.
06:19Vous savez, ce qu'on voit au niveau international, c'est quoi ?
06:23Il y a deux mouvements.
06:24Il y a un mouvement de légalisation contrôlée et de commerce légal sous le contrôle de l'État.
06:29L'autre mouvement, c'est l'ultra-répression.
06:32Le record, ça a été les Philippines avec Rodrigo Duterte qui a laissé se construire des milices privées
06:39qui allaient assassiner des gens qui figuraient sur une liste.
06:44Rodrigo Duterte a constaté lui-même que c'était un échec,
06:47que ça n'avait pas réduit la consommation de drogue ni le trafic.
06:50et il croupit aujourd'hui dans les prisons mises en cause par la Cour de justice internationale.
06:57Donc, ce modèle de l'hyper-répression, de la mobilisation des milices privées,
07:03il ne va provoquer que de la surenchère.
07:05Et je peux vous garantir que ça ne réduira pas l'usage de stupéfiants
07:10et que ça ne réduira pas le trafic.
07:12Yann Biziou a un dernier mot avec vous, plus large, sur le narcotrafic mondial.
07:16On le sait, Donald Trump s'en prend au réseau en Amérique latine.
07:19La route de la drogue vers les États-Unis, c'est nettement compliqué.
07:22Ça peut, ça a déjà des retombées en France ?
07:27À ma connaissance, non.
07:29À ma connaissance, non.
07:30Il faudrait interroger les spécialistes de l'OFAST sur le sujet.
07:35Vous savez, moi, j'illustre toujours la situation avec un exemple, c'est celui du Covid.
07:41On a été confinés, l'économie s'est arrêtée pendant deux mois et demi.
07:46Le trafic a mis 15 jours à se réorganiser.
07:5015 jours.
07:50Donc, le trafic, c'est du capitalisme sans règles,
07:56dans lequel vous pouvez tuer votre concurrent,
07:58dans lequel tout est permis, dans lequel il n'y a aucune limite.
08:02Ces gens-là s'organiseront, ils s'adapteront.
08:04Et s'ils ne peuvent plus passer, en effet, par bateau,
08:07ils feront, comme on l'a vu, des sous-marins.
08:09Et si ce n'est pas les sous-marins, ce sera des drones.
08:11Et si ce n'est pas les drones, ce sera autre chose.
08:14Le problème, c'est que les masses financières que représente le trafic
08:19leur donnent des moyens considérables.
08:21Et donc, la première chose à faire, c'est de les priver de ce revenu.
08:25Et ça, ça me paraît être l'alpha et l'oméga de toutes les politiques,
08:30avec la prévention et l'information.
08:31Merci pour vos lumières, Yann Bizou, sur l'antenne de France 24.
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