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00:00Bienvenue à vous toutes et à vous tous et merci d'être avec nous pour cette émission avec Judith
00:08sur YouTube de France 24 et toutes les plateformes de podcasts. Mes invités reviendront sur leur
00:14parcours, les changements dans leur vie, les circonstances de ces changements et leurs
00:19conséquences. Bonjour Benjamin Stora. Bonjour et merci de m'inviter. Vous êtes historien et professeur
00:25émérite des universités, spécialiste de l'Algérie et du Maghreb, professeur à l'INALCO, l'Institut
00:31National des Langues et Civilisations Orientales, auteur en 2021 d'un rapport sur le travail de
00:38mémoire entre l'Algérie et la France et vous êtes l'auteur de plus d'une quarantaine d'ouvrages dont
00:44les clés retrouvés une enfance juive à Constantine et puis l'arrivée, la suite de Constantine à Paris
00:54aux éditions Talandier. Et enfin, ce dernier ouvrage avec beaucoup de cartes, Anatomie d'une déchirure avec
01:05Thomas Négaroff présenté aux éditions Les Arènes. Mais avant de commencer notre entretien qui est
01:13consacré aux changements dans la vie, vous vouliez revenir sur le sort du journaliste français Christophe
01:18Glaze qui a été condamné pour la deuxième fois en moins de six mois à sept ans de prison ferme par
01:24la justice algérienne. Écoutez, évidemment, l'exigence principale qui est de beaucoup de monde,
01:32c'est celle de la libération de Christophe Glaze qui est un excellent journaliste sportif qui n'a fait
01:38que son métier. Il est allé en Algérie pour faire une enquête sur les clubs sportifs d'Algérie. Donc,
01:45la place d'un journaliste sportif, d'un journaliste tout court d'ailleurs, n'est sûrement pas en prison
01:50parce que déjà que la liberté de la presse est suffisamment attaquée de par le monde pour ne pas
01:56encore rajouter ce genre d'attaque, de critique. Donc, il est bien évident pour moi qu'il est
02:03nécessaire, disons, que cette libération intervienne naturellement dans les meilleures conditions et le
02:07plus rapidement possible. Alors, venons-en à notre entretien qui est consacré au changement dans la vie.
02:12Le grand changement pour vous, il commence très tôt, à l'âge de 12 ans, l'indépendance de l'Algérie en 1962.
02:20Vous écrivez, dans ma vie, il y a un avant et un après, le 12 juin 1962, ce jour où, avec ma famille, nous quittons l'Algérie.
02:31Comment avez-vous vécu cette rupture ?
02:34C'est une rupture importante, bien sûr, parce que, en fait, mes parents chuchotaient à voix basse depuis des mois et des mois et des mois
02:43la possibilité d'un départ. J'étais donc un enfant de 11-12 ans et je sentais monter l'angoisse de mes parents,
02:51qui étaient déjà des personnes âgées, puisque mon père avait 53 ans, ma mère 46 ans, et ils ne savaient pas ce qu'ils allaient devenir en France.
02:59Donc, ils s'inquiétaient. Ils s'inquiétaient pour eux-mêmes, bien sûr, mais aussi pour leurs enfants.
03:04Et donc, il y avait beaucoup, beaucoup d'anxiété, beaucoup d'angoisse.
03:07Et ce départ, du 12 juin 1962, de Constantine, nous l'avons fait en avion militaire, la base militaire de Télermac, qui se trouve à l'extérieur.
03:18Et nous avons attendu toute la journée sur le tarmac. Il faisait extrêmement chaud.
03:22Et nous étions chaudement vêtus, d'ailleurs, parce qu'en fait, on avait décidé, enfin, pas nous,
03:28mais il avait été recommandé de partir seulement avec deux valises par personne.
03:33Donc, en fait, mes parents, ainsi que ma sœur, nous sommes partis vêtus avec nos manteaux pour éviter d'encombrer, de surcharger les valises.
03:43C'est pour ça que, d'ailleurs, les photos d'époque montrent des départs d'Européens d'Algérie au mois de juin, au mois de juillet, vous savez.
03:51En mitouflés.
03:52En mitouflés, ce qui est assez extraordinaire, parce qu'en fait, il faisait extrêmement chaud.
03:56Et nous sommes montés à la nuit tombante dans cet avion où tout le monde était silencieux.
04:04Beaucoup de personnes pleuraient parce qu'en fait, il y avait quand même la sensation dans ce départ que le fait que c'était un départ sans retour.
04:14Parce que ça faisait trop longtemps, trop de mois de discussions nocturnes, très souvent, parce que les parents attendent que les enfants s'endorment pour aborder les choses très graves.
04:26Parce qu'ils ont l'illusion de croire que les enfants n'entendent pas, ce qui est naturellement faux.
04:31Ils entendent, ils dressent l'oreille, surtout s'ils sentent l'angoisse monter.
04:34Et donc, dans cet avion qui est parti la nuit, nous sommes arrivés à Paris, dans la ville lumière, la nuit.
04:43Et là, j'étais très déçu, parce qu'on y reviendra peut-être, mais j'étais très déçu d'arriver la nuit dans la ville qui nous avait été racontée comme étant une ville extraordinaire, celle des Lumières.
04:54Et nous avons pris le périphérique la nuit.
04:58Oui, ce n'est pas très romantique.
05:01Historiquement, en Algérie, coexistaient au moins trois communautés distinctes, les musulmans, les européens et les juifs algériens.
05:09Et ces trois communautés, elles cohabitaient, mais elles vivaient plutôt séparément.
05:13Et en 1958, en pleine guerre, le mouvement pour l'Algérie française, qui va porter le général de Gaulle au pouvoir, se fait au nom de la fraternisation de ces trois communautés.
05:22Est-ce que Benjamin Stora, finalement, c'était qu'une illusion ou pas ?
05:26Ah, il y a eu un espoir à cette époque-là.
05:29Et je me souviens, personnellement, puisqu'on nous sommes là dans un registre très personnel, avoir écouté le discours du général de Gaulle sur la place de Constantine,
05:38jugé sur les épaules de mon père.
05:40Il était venu à Constantine, je crois que c'était en mai-juin 1958, et il y avait beaucoup, beaucoup, beaucoup de monde.
05:47Mais toutes ces personnes rassemblées de ces principales communautés, que vous avez si bien décrites, les européens, les juifs d'Algérie, les musulmans, bien sûr,
05:59eh bien, chacune de ces trois communautés qui vivaient ensemble, mais séparées.
06:03Chacun chez soi, quand même.
06:04Ensemble, mais séparées.
06:04Chacune de ces communautés avait le sentiment que la fin de cette guerre était proche, mais pour des raisons qui étaient différentes les uns par rapport aux autres.
06:15Et toute l'habileté, en fait, politique du général de Gaulle, dans sa célèbre phrase que tout le monde connaît, je vous ai compris,
06:22eh bien, tout le monde avait le sentiment que c'était à eux qu'il s'adressait.
06:26C'était ça, toute l'habileté, toute la...
06:28C'était très ambigu.
06:29Toute l'ambiguïté et tout le génie politique, en fait, qu'il exprimait là, c'est-à-dire qu'y compris dans la ville de Constantine,
06:36qui est une ville très importante dans l'histoire de l'Algérie, eh bien, le général de Gaulle s'adressait à ces trois principales communautés
06:42en leur disant également, vous allez voir, je vais lancer un très grand plan de développement et chacun pourra trouver sa place dans une Algérie nouvelle.
06:51Mais cette Algérie nouvelle, en 1958, on ne pouvait pas soupçonner qu'elle puisse devenir un jour indépendante.
06:57Alors, les Algériens musulmans l'espéraient, quant aux Européens d'Algérie, et les Juifs d'Algérie, eux aussi, l'espéraient.
07:05Et donc, il y avait cette espèce d'ambiguïté qui existait à travers, disons, l'ensemble et qui traversait l'ensemble des grandes communautés qui composaient, disons, la société d'Algérie.
07:17L'Algérie. Il y avait aussi les cabiles.
07:19Alors, évidemment, l'Algérie, vous savez, c'est un immense pays que j'ai découvert, en fait, après coup, lorsque j'ai travaillé sur l'histoire de ce pays.
07:26Parce que lorsque j'y vivais, lorsque j'y suis né en 1950, en fait, je connaissais surtout ma ville de Constantine.
07:34Je connaissais mon quartier, le quartier juif de Constantine, quartier judéo-musulman.
07:37Et puis, je connaissais la plage. La plage où on allait se baigner, parce que Constantine n'est pas une ville de mer.
07:44Il fallait prendre le bus et aller à la plage. C'était la ville de Philippeville, ce qu'Igda aujourd'hui.
07:50Mais la plage portait le nom de Stora, mon nom à moi. J'étais très fier, d'ailleurs, que la grande plage portait mon nom.
07:58Et je dis cela parce que, en fait, j'ai découvert véritablement l'immensité de l'Algérie que lorsque j'ai commencé à y être invité et à travailler sur cette histoire.
08:07Et là, je me suis aperçu que c'était plus qu'un pays, une sorte de continent, entre les montagnes cabiles, le Mzab, le désert, l'immensité du désert algérien que j'ai découvert, bien sûr.
08:19Et puis, les villes, les grandes villes, la ville d'Alger, que je ne connaissais pas, que j'ai découvert après coup, la ville d'Oran, bien entendu.
08:25Et puis, toute une série de villes intermédiaires. Et puis aussi, les villes berceaux de ma famille.
08:32Les villes berceaux de ma famille, en fait, c'est les Oress. Parce que la famille Stora est originaire des Oress.
08:38Et donc, la ville de Renshla.
08:39C'est un massif montagneux ?
08:39C'est un immense massif très, très beau. Un très, très beau massif montagneux, les Oress, qui a été immortalisé dans un film très célèbre de René Vautier,
08:48« Avoir 20 ans dans les Oress ». Il faisait référence aux jeunes soldats français qui ont été combattre en Algérie.
08:54Donc, les Oress, c'était aussi le lieu du déclenchement de la guerre d'Algérie.
08:58C'est là que les premiers coups de feu ont été tirés contre la présence française dans les Oress.
09:03Et ma famille, la famille Stora, est originaire des Oress.
09:06C'est-à-dire que le frère de mon grand-père était le maire de la ville de Renshla.
09:10Donc, c'était une ville très, très importante, une sorte de capitale des Oress.
09:15Et lorsque j'y suis allé, je suis retourné bien plus tard, c'est-à-dire en 2004, avec mon fils, notamment mon fils Raphaël.
09:23J'ai reçu un accueil d'ailleurs extraordinairement chaleureux des Algériens qui connaissaient très bien la famille Stora.
09:29Alors, la guerre a réduit les différentes communautés algériennes à deux camps, les musulmans d'un côté et les pieds noirs de l'autre.
09:35Pour beaucoup de ces pieds noirs, dont les juifs algériens, vous écrivez que la France, c'était notre patrie, mais ce n'était pas notre pays.
09:44Expliquez-nous.
09:44Ah oui, c'est très compliqué.
09:46C'est très compliqué parce que les juifs d'Algérie, comme vous le savez, ont été faits français par le fameux décret Crémieux de 1870.
09:54Mais pour autant, s'ils étaient français, ils avaient la pleine citoyenneté, à la différence des Algériens musulmans.
10:01Qui avaient le statut d'indigénat.
10:02Qui ont conservé le statut d'indigénat, donc ils n'avaient pas la pleine citoyenneté.
10:07Ce n'est que progressivement qu'ils ont accédé, disons, au droit de vote dans des lois très compliquées, différentes.
10:14La loi Jaunard, 1919, les ordonnances de 1944, de De Gaulle, puis ensuite les votes de 1958.
10:21Mais les Algériens musulmans n'avaient pas, disons, le plein exercice de la citoyenneté.
10:25Mais les juifs, oui. Mais pour autant, s'ils appartenaient à cette nouvelle nation française, ça ne voulait pas dire pour autant que l'assimilation culturelle était totale.
10:38C'est-à-dire la fin de leur histoire pluriséculaire sur cette terre algérienne, puisque les juifs d'Algérie étaient présents sur cette terre depuis pratiquement 2000 ans d'histoire.
10:48Ce que je raconte, évidemment, dans un certain nombre de mes ouvrages.
10:52Ils étaient des juifs berbères, des juifs qui ont été ensuite, entre guillemets, arabisés par la langue arabe.
10:59Bref, qui ont connu cette histoire, qui ont traversé cette histoire.
11:03Et donc, ils n'ont pas pu s'arracher à cet Orient, à cette terre d'Afrique du Nord, de manière instantanée, par le biais de la citoyenneté.
11:11Il a fallu pratiquement attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour qu'ils abandonnent, par exemple, le costume indigène.
11:19Je prends l'exemple de mes grands-parents, par exemple, de mon grand-père et de ma grand-mère.
11:24Dans une photo de 1914, on les voit habillés en costume indigène, comme on disait.
11:30En fait, en costume ottoman.
11:33C'est-à-dire que c'était des bijoutiers.
11:36Là, c'était la famille Zawi, c'est la famille de ma mère.
11:38Ils étaient habillés en costume ottoman, qu'ils ont abandonné, mon grand-père l'a abandonné pour un costume européen, après, en 1920-1930.
11:47Mais pas ma grand-mère maternelle, qui a conservé son costume traditionnel, ma grand-mère maternelle, qui ne parlait qu'en arabe.
11:55Pas un mot de français.
11:56Pas un seul mot de français.
11:57Et du coup, votre famille, elle était profondément juive, juive algérienne, à la fois du côté de votre père et de votre mère.
12:03Vos parents, ils parlent d'arabe.
12:05On l'a dit, votre grand-mère maternelle, elle parle que l'arabe et pas un mot de français.
12:10Est-ce que ça explique, est-ce que c'est l'une des raisons qui fait que votre père ait longtemps hésité avant de partir et n'a quitté l'Algérie que 20 jours avant l'indépendance ?
12:19Pourquoi si tard ?
12:20Absolument.
12:21Vous avez parfaitement résumé l'ancrage de mon père, de sa famille, était si profond, si puissant, je veux dire, à l'intérieur de l'Algérie.
12:31Mon père avait aussi cette particularité, c'est que c'est un intellectuel qui avait fait ses études en arabe littéraire.
12:38Il avait passé son baccalauréat en arabe littéraire avec un autre professeur d'histoire d'arabe qui s'appelait Lantin.
12:44Et il avait fait ses études de droit à la faculté d'Alger, mais il s'était spécialisé en droit musulman, c'est-à-dire en la charia, ce qui aujourd'hui fait peur.
12:56Donc il est arrivé en France avec ce diplôme de droit musulman, naturellement, qui ne lui a pas servi à grand-chose.
13:04Tout ça pour vous dire qu'origineur des Ores, faisant ses études en arabe littéraire, profondément attaché à la tradition juive,
13:12ça fait beaucoup, beaucoup de choses compliquées, différentes, et en même temps d'attachement à une histoire, à une histoire plurielle, à une histoire compliquée.
13:22L'histoire de la berbérité, l'histoire du judaïsme, l'histoire de la langue arabe aussi, conçue à la fois comme une langue civilisationnelle, une langue de communication.
13:33Il y a tout cet ensemble-là, dans une ville en plus, Constantine, qui était une ville judéo-musulmane, fondamentalement,
13:39avec des grands chanteurs, dont l'un, très important, chère Raymond Léris,
13:45Tonton Raymond, dit un Enrico Macias.
13:47Absolument, absolument, et qui a été assassiné en juin 1961.
13:52Donc mon père était très attaché à cette histoire.
13:55Mais ma mère aussi, bien sûr.
13:57Ma mère aussi, qui était d'une famille de bijoutiers, juifs, de Constantine,
14:02qui... Ma mère parlait, bien sûr, l'arabe de la rue, alors que mon père, lui, c'était l'arabe littéraire.
14:08C'était compliqué, quand même.
14:10Et donc, on a par conséquent cette façon de concevoir l'avenir qui ne pouvait pas être le départ d'Algérie, pendant très longtemps.
14:20Il a fallu attendre pratiquement la fin de cette histoire.
14:23C'est-à-dire en 61, pratiquement l'année 61-62, pour qu'ils envisagent le départ.
14:28Mais ils ne l'envisageaient pas.
14:30Pour eux, il y avait, disons, cette éternité d'appartenance à une histoire algérienne,
14:37qui s'est brusquement cassée, interrompue, en l'espace seulement d'un an ou deux.
14:43La déchirure, c'est-à-dire le départ, la décision du départ, a été très tardive, en fait.
14:50Ce que je raconte dans le livre, c'est très, très tardif.
14:53C'est-à-dire que ça a été à ce point tardif que mes parents n'avaient plus le fameux cadre en bois,
15:00où on pouvait mettre l'ensemble de ses affaires pour partir.
15:04Et lorsqu'ils ont pris la décision du départ, ils n'avaient plus ce fameux cadre en bois.
15:09C'est pour ça que nous sommes partis seulement avec deux valises.
15:11Et nous avons attendu le cadre pendant un an.
15:14Le cadre n'est arrivé qu'en 1963.
15:16Et votre père, il prend la décision de partir après sa rencontre avec deux responsables du FLN.
15:21Tout à fait, parce qu'il les connaissait très bien, bien sûr.
15:24Parce qu'encore une fois, il était originaire des Ores, il connaissait très bien les gens du FLN.
15:30Et effectivement, la dernière conversation qu'il a avec eux, à laquelle j'ai assisté d'ailleurs,
15:36et que je raconte dans ce livre, dans les clés retrouvées,
15:39c'est qu'il leur pose la question, mais quel va être le sort, le statut des Juifs dans une Algérie indépendante ?
15:47Parce que naturellement, l'indépendance arrivait, bien entendu.
15:50Et là, ces interlocuteurs étaient très gênés.
15:54C'est-à-dire qu'ils n'avaient pas de réponse définitive.
15:56Ils se sont commencé à partir dans une longue explication sur l'injustice qui avait été faite à la communauté musulmane,
16:04qu'il fallait réparer, que ça prendrait du temps,
16:07qu'ils ne savaient pas encore véritablement quels seraient les contours de la nationalité algérienne.
16:13Bref, la réponse n'était pas claire, n'était pas nette.
16:16C'est après leur départ, et après avoir beaucoup hésité,
16:21que mon père s'est tourné vers nous et nous a dit « je crois que nous allons partir maintenant ».
16:25Nous n'avons pas suffisamment d'assurance, nous ne pouvons pas lâcher la proie pour Londres.
16:30Et d'ailleurs, vous écrivez que les manifestations en 1961,
16:34c'est au cri de l'Algérie musulmane et pas de l'Algérie algérienne.
16:37Oui, ça je l'ai entendu.
16:40C'est effectivement dans les grandes manifestations pour l'indépendance de l'Algérie,
16:46venant des Algériens musulmans,
16:49c'est effectivement le mot d'ordre principal qui était avancé dans les rues de Constantine,
16:55dans ce fameux quartier d'ailleurs dans lequel nous vivions,
16:58c'était le quartier judéo-musulman.
17:00Et le 22 juin 1961, on en a parlé,
17:02donc en pleine rue de Constantine est assassiné le chanteur juif de musique malouf,
17:07c'est-à-dire de musique arabo-andalouse, Raymond Léris.
17:11Une personnalité très connue, très respectée,
17:13le maître d'Enrico Macias, tonton Raymond.
17:16Donc, ça a eu un énorme retentissement.
17:18Et après cet assassinat, beaucoup de juifs ont quitté l'Algérie.
17:22Je pense que ça a été un grand signal,
17:23le signal du départ, parce que si lui était assassiné,
17:27lui qui était un maître de musique arabo-andalouse,
17:30alors, quel pouvait être le sort de tous les autres membres de la communauté juive ?
17:35C'était un symbole. Raymond, c'était un symbole.
17:38Et lorsque il a été enterré,
17:41le cimetière juif de Constantine est situé en hauteur de la ville.
17:45Vous savez, Constantine, c'est une ville sur un roucher.
17:47Donc, c'est une ville magnifique avec des gorges extraordinaires.
17:50Et le cimetière est au-dessus de la ville.
17:51Il est d'ailleurs là, intact.
17:54Quand je vais à Constantine, je vais régulièrement au cimetière.
17:59Sur la tombe de Benjamin Stora.
18:01Oui, la tombe de mon grand-père, qui s'appelle Benjamin Stora,
18:04qui est à l'entrée du cimetière.
18:06Donc, c'est assez troublant de rentrer dans un cimetière
18:10où on découvre une tombe qui porte son nom.
18:13Mais j'ai assisté à son enterrement.
18:15Et ce jour-là, c'était en juin 1961,
18:19il faisait très mauvais.
18:21Le ciel était très gris, le ciel était bas.
18:23Et mon père a dit, tu vois, même Dieu pleure au moment du départ du cortège,
18:31qui était immense, des juifs de Constantine.
18:34Et c'est là, je crois, que dans sa tête, il y avait la possibilité, disons, d'un départ.
18:40Il commençait à s'esquisser.
18:41Alors, justement, le départ d'Algérie et l'accueil en France
18:46se font dans des conditions catastrophiques, après l'indépendance,
18:50avec perte de statut social, pauvreté, éclatement familial.
18:54Tout à fait.
18:56Comment expliquer que la France, historiquement terre de réfugiés,
19:00ait accueilli si mal les rapatriés d'Algérie,
19:04c'est comme ça qu'on les appelle avant de les appeler à pieds noirs,
19:07et encore beaucoup plus mal les harkis ?
19:10Écoutez, je pense que lorsque le général de Gaulle,
19:12là, on est obligé de faire un peu d'histoire, d'élargir le propos.
19:17Lorsque le général de Gaulle va vers l'indépendance
19:20avec la signature des accords déviants,
19:21je pense qu'il ne croyait pas à un départ massif des Européens d'Algérie.
19:25Il pensait que 300 000, environ 300 000 Français d'Algérie,
19:28dont faisaient partie les Juifs, bien sûr,
19:30resteraient en Algérie.
19:32Ses prévisions ont été complètement déjouées
19:34parce que la fin de l'Algérie française a été littéralement apocalyptique.
19:38C'est-à-dire que c'était des attentats tous les jours,
19:41les plastiquages, l'OAS, des meurtres dans les rues, etc.
19:44Enfin, après la signature des accords déviants.
19:46C'est-à-dire la fin de l'Algérie française a été absolument terrible.
19:49La signature des accords le 18 mars 1962.
19:50Voilà, le 18 mars.
19:51Après, je parle de l'après 18 mars 1962,
19:55les trois derniers mois de l'Algérie française,
19:56ou même après, ont été terribles.
19:59Et donc, le départ a été massif et non organisé,
20:03en fait, fondamentalement non organisé.
20:06Mais heureusement que la France de cette époque,
20:08c'est la France des Trente Glorieuses.
20:09C'est la France d'expansion économique,
20:11donc elle peut quand même accueillir.
20:12Mais pas accueillir autant de monde en si peu de temps.
20:18C'est un exode extraordinaire.
20:20De près de 6 à 700 000 personnes en quelques mois
20:24qui se déplacent d'une rive à l'autre de la Méditerranée.
20:26Il n'y a pas d'équivalent dans l'histoire récente,
20:29contemporaine française, d'un tel exode.
20:32C'est extraordinaire.
20:33Entre 6 et 700 000 personnes qui débarquent.
20:36Donc ça s'est fait dans des conditions effectivement catastrophiques.
20:40C'est-à-dire que nous, on a été recueillis
20:43dans une sorte de petite maison à Montreuil
20:47où nous avons vécu à une trentaine pendant plusieurs mois.
20:49Et puis ensuite, heureusement, mon père avait gardé un ami
20:53qui nous a prêté une sorte de garage dans lequel nous avons vécu.
20:59Je prends cet exemple personnel.
21:00Mais pour la plupart, disons, des Français d'Algérie,
21:03c'était très difficile parce qu'il fallait à la fois trouver du travail,
21:07trouver un logement.
21:08Donc à cette époque-là, le souvenir de l'Algérie, etc.,
21:12n'était pas au cœur, pour être honnête, des préoccupations.
21:16La préoccupation principale, c'était de trouver du travail
21:19et trouver un logement.
21:20Alors ceux qui étaient fonctionnaires, il n'y avait pas de problème.
21:22Mais beaucoup n'étaient pas des fonctionnaires.
21:25Mais des petits commerçants, des coiffeurs.
21:27Mon père était vendeur de semoule.
21:29Donc il n'était pas fonctionnaire.
21:31Ma mère ne travaillait pas.
21:34Elle était femme au foyer, traditionnelle, bien entendu.
21:38Et donc, par conséquent, ils se sont retrouvés démunis.
21:42Démunis socialement et dans une situation, effectivement, de chute sociale.
21:49De chute sociale réelle, quoi.
21:52J'allais presque dire, même, je l'écris dans le livre « L'arrivée »,
21:55de pauvreté sociale.
21:57Mais avec ce paradoxe absolument incroyable,
22:01c'est que cette situation de pauvreté sociale s'est installée
22:04où nous étions, où nous vivions,
22:07c'est-à-dire le 16e arrondissement de Paris.
22:09Ça, c'est absolument incroyable.
22:10Et justement, on y arrive.
22:11Donc à 13 ans, vous vivez dans une sorte de garage,
22:14de hangar froid et humide dans le 16e arrondissement.
22:19Alors c'est un changement radical par rapport à Constantine.
22:23Le silence, la solitude.
22:25C'est un changement extraordinaire
22:29parce que nous sommes passés d'un quartier,
22:32j'allais presque dire, extrêmement bruyant,
22:34avec beaucoup de musique,
22:36beaucoup d'animation dans les rues,
22:38parce que les gens sortaient beaucoup le soir,
22:41parce qu'il fait très chaud dans la journée,
22:43donc les gens sortent le soir.
22:45Et puis tout d'un coup, on arrive dans le 16e arrondissement de Paris,
22:49dans cette espèce de garage
22:51dans lequel nous avons vécu pendant deux ans.
22:54Là, c'est le silence.
22:55Le silence de l'avenue Mozart,
22:58c'était rue de Livette,
22:59entre l'avenue Mozart et la rue du Dr Blanche.
23:02Et le silence,
23:04la distance aussi.
23:06Le peu de sociabilité qui existe entre les personnes.
23:10Alors que mes parents et ma mère, par exemple,
23:12avaient l'habitude de parler avec tout le monde dans les rues.
23:14Elles connaissaient tout le monde.
23:15Et là, quand elle sortait dans la rue,
23:17je me souviens de cette phrase,
23:18je crois que je l'ai reproduite,
23:20et elle regardait autour d'elle et elle disait
23:22« Pas une tête connue ».
23:24Et elle était extraordinairement triste de ça.
23:28Elle était très dépressive.
23:29Vous savez,
23:30sa situation est très bien racontée dans des films
23:34dont l'un en particulier m'a particulièrement marqué,
23:37qui est le film d'Alexandre Arcadi, bien sûr,
23:39« Le coup de Sirocco ».
23:40Marthe Villalonga avec Roger Hanna.
23:44Et je me suis retrouvé là.
23:45J'ai retrouvé cette femme dépressive qui était ma mère.
23:51Et ensuite, nous avons obtenu un HLM
23:54après deux ans d'attente
23:55que nous avons eue à Sartrouville.
23:58C'est-à-dire dans la lointaine banlieue parisienne,
24:02dans les nouveaux HLM qui étaient construits à cette époque-là.
24:05Et entre-temps, j'ai été scolarisé à Jansson de Saïd.
24:09Alors, à Jansson de Saïd,
24:11vous découvrez la honte sociale
24:12et l'antisémitisme culturel français.
24:15Parce que vous entendez pour la première fois
24:17l'expression « radin comme un juif ».
24:20Oui, absolument.
24:22Je découvre une forme d'antisémitisme
24:25entre guillemets européen, français.
24:26Je ne sais pas quel terme utiliser.
24:29Avec des phrases comme « fais pas le juif »,
24:32« radin comme un juif ».
24:34Et puis surtout, surtout,
24:35« Stora, j'espère que tu n'es pas juif ».
24:37Parce que c'est quoi ce prénom ?
24:38Parce que moi, je portais le prénom de Benjamin.
24:40Porter un prénom comme celui-là en 1962,
24:43c'est très rare.
24:44Aujourd'hui, tout le monde s'appelle Benjamin.
24:46Mais en 1962, c'était très, très, très rare.
24:49Rarement porté.
24:50Et donc, on me disait,
24:52« Tu n'es pas juif au moins, Benjamin. »
24:54Et moi, je répondais, « Non, non, non, pas du tout. »
24:56Mais j'avais cette espèce de peur, de honte, de dissimulation,
25:04disons, de quelqu'un qui, en fait, appartenait, sans le dire,
25:09à une famille de réfugiés, en fait, fondamentalement.
25:12C'est ça qui est extraordinaire.
25:13Alors que nous étions français.
25:15Alors que nous étions complètement français, bien entendu.
25:18Que mon père chérissait la culture française,
25:22même s'il avait été naturellement,
25:23il avait fait ses études en arabe littéraire.
25:26Donc, il y avait, par conséquent,
25:27cette espèce de décalage qui m'a conduit au silence aussi.
25:31Et donc, à la dissimulation des origines.
25:34Et donc, de gober son accent.
25:35Parce qu'évidemment, on avait un accent absolument très fort.
25:40Je pense qu'aujourd'hui, je l'ai perdu.
25:41J'espère.
25:42Oui, totalement.
25:43Mais je ne sais pas, depuis le temps.
25:45Mais il fallait gommer cet accent.
25:46Il fallait se faire le...
25:48se taire le plus.
25:50Ne pas se faire remarquer au maximum.
25:53Enfin, bref, c'est un peu la vie
25:54que mènent les enfants d'Ibigré, en fait.
25:57Fondamentalement, c'est cette même vie.
25:59Mais avec une différence.
26:00C'est que nous étions français, bien entendu.
26:02L'extrême droite antisémite, cela dit,
26:04ce que vous dites, vous entendez pour la première fois
26:06cette expression, radin comme un juif.
26:07Mais l'extrême droite antisémite, elle existait en Algérie.
26:10Il y a eu Édouard Drummond, député d'Alger.
26:12Le pogrom en 1934 à Constantine.
26:15Le maire européen Morino, antisémite.
26:18Tout à fait.
26:19L'antisémitisme européen, en fait,
26:22moi, m'avait été raconté par mon père.
26:24Qui m'a raconté comment dans les années 30...
26:27Mon père est né en 1909.
26:28Donc, il me racontait comment il se battait
26:30dans la ville de Constantine
26:32contre les antisémites européens,
26:33en particulier les gens du maire,
26:36Émile Morino,
26:37qui avait un journal, d'ailleurs,
26:38qui s'appelait l'Anti-Juif.
26:40C'était clair, c'était net.
26:42Et la campagne que menait Morino était très simple.
26:44Abrogation du décret Crémieux.
26:46Voilà.
26:46Il fallait que les Juifs retournent
26:47dans leurs conditions d'indigènes.
26:49Et donc...
26:49Qui sera abrogé en 1940.
26:51Qui sera abrogé par Pétain.
26:53C'est une des premières mesures
26:54prises par le maréchal Pétain en 1940.
26:57Et donc, les jeunes Juifs de Constantine
26:58se battaient physiquement
26:59avec les antisémites européens.
27:01Et donc, mon père m'a raconté cela.
27:03Mais nous, nous vivions dans un quartier
27:06judéo-musulman
27:07qui était un peu à l'écart du quartier européen.
27:09Vous voyez, c'est ça le paradoxe.
27:11Donc, en fait, je découvre
27:13en fait fondamentalement
27:14le monde européen,
27:15comme on dirait...
27:16En France.
27:17En France.
27:18C'est-à-dire...
27:18Enfin, remettre en voile à l'écart.
27:19Et en plus, pas dans n'importe quel quartier.
27:22Le 16e arrondissement.
27:23C'est-à-dire, c'était pas
27:24la France provinciale
27:26ou la France du cœur de Paris populaire.
27:29Non.
27:29Le 16e arrondissement.
27:31Donc, le saut est absolument extraordinaire
27:33du point de vue culturel et social.
27:36Et donc, une découverte, effectivement,
27:37d'une forme d'antisémitisme
27:39que je ne connaissais pas.
27:41Vous dites que votre père,
27:42il ne s'est jamais remis
27:43d'avoir quitté définitivement l'Algérie.
27:45Il a eu le sentiment,
27:46comme beaucoup de pieds noirs,
27:48d'avoir été trahi par le général de Gaulle.
27:50Votre mère,
27:51vous dites qu'elle est dépressive,
27:52mais c'est quand même la mère courage.
27:55Elle est rentrée comme ouvrière
27:56chez Peugeot,
27:57où elle est restée près de 20 ans
27:59avant de devenir responsable
28:01de la section syndicale de la CGT en 1968.
28:04Tout à fait.
28:04Alors, ce vécu à la fois dépressif,
28:07mais également combatif,
28:08est-ce qu'il a été partagé
28:10par beaucoup de pieds noirs ?
28:11Je pense que, effectivement,
28:13les deux termes sont liés, en fait,
28:17dépressifs et combattifs.
28:19Je pense que les femmes
28:22ont joué un très grand rôle.
28:23C'est elles qui ont porté sur leurs épaules
28:25cet exode, cet exil, ce déclassement.
28:31J'allais presque dire plus que les hommes.
28:33C'est quelque chose de très personnel
28:36que je dis là, bien sûr,
28:38par rapport à ce que j'ai vu dans ma famille,
28:41bien sûr, qui était immense.
28:43Parce que, bon, il y avait une famille gigantesque.
28:45Du côté de mon père, il y avait sept frères et sœurs.
28:47Du côté de ma mère, six frères et sœurs.
28:48Donc, vous imaginez le nombre de cousins germains.
28:50Ça fait 49 au total.
28:51Donc, ça fait du monde.
28:52Donc, j'ai eu le temps d'observer
28:54et j'ai eu le temps d'observer tout cela.
28:56Mais les femmes ont été d'un courage extraordinaire.
28:58Et particulièrement ma mère,
29:01qui a donc décidé, en 1964,
29:03lorsque nous sommes arrivés à Sartrouville,
29:05de devenir ouvrière d'usine.
29:07Elle a travaillé à l'usine Peugeot,
29:09à la Garenne-Beson,
29:11à l'usine Kiery,
29:12où elle est restée près de 20 ans.
29:14Et plus tard, quelques années après,
29:17j'ai travaillé avec elle
29:18sur une chaîne de montage,
29:20en production à l'usine Peugeot.
29:24Elle avait fait preuve d'un extraordinaire courage
29:26parce que, dans un premier temps,
29:27c'était ce qu'on appelait les trois vites.
29:30C'est-à-dire qu'il fallait se lever le matin
29:33ou inversement travailler la nuit.
29:35Et puis, en même temps,
29:36elle voulait absolument conserver
29:37la pratique des traditions juives culinaires.
29:41Car chaque fête juive
29:43correspond à la fabrication
29:44d'un plat singulier, spécifique.
29:47Les fêtes de Pâques,
29:47les fêtes de Kippour, de Rosh Hashanah, etc.
29:49Et à chaque fois,
29:51et elle voulait,
29:51et les gâteaux, bien sûr,
29:53et elle voulait absolument
29:54conserver les traditions.
29:55Donc, elle menait cette double vie,
29:57c'est-à-dire la vie d'une ouvrière d'usine
30:00et la vie d'une femme venant de l'Orient
30:03qui conservait,
30:04qui préservait,
30:05comme elle le pouvait,
30:07les traditions.
30:08Les traditions à la fois culinaires,
30:10religieuses,
30:11je vais presque dire civilisationnelles.
30:13C'est-à-dire qu'elle essayait
30:14de conserver cette double vie.
30:16Mais quand j'y pense,
30:19aujourd'hui,
30:19elle est décédée maintenant.
30:21Mais quand j'y pense,
30:22elle a fait preuve
30:22d'un courage
30:23absolument extraordinaire
30:25de porter cette double vie en elle.
30:28Je veux dire,
30:28beaucoup plus,
30:29quelque part,
30:30que mon père.
30:31Ça me paraît assez évident.
30:33Et alors,
30:34vous aviez la certitude
30:35que l'intégration
30:36passait par la réussite scolaire.
30:38Et cette culture,
30:39cette certitude
30:40ne vous a jamais quitté,
30:42y compris dans votre période
30:44militante trotskiste
30:45de l'après 68 ?
30:46Oui.
30:47Oui,
30:48parce que,
30:49en ayant travaillé à l'usine
30:51et puis en voyant
30:52la situation sociale
30:53de mes parents,
30:54j'étais un boursier
30:55de l'enseignement secondaire,
30:57puis ensuite un boursier
30:58de l'enseignement supérieur.
30:59je savais
31:01qu'il n'y avait pas
31:03d'autres possibilités
31:04pour moi
31:04que la réussite scolaire.
31:07C'était le seul
31:07échappatoire possible.
31:09Il n'y en avait pas d'autres.
31:12Et donc,
31:12je me suis lancé
31:13dans le fait
31:15de réussir ces études,
31:18y compris
31:18en militant.
31:20Et j'allais presque dire
31:22en menant une double vie,
31:23décidément.
31:25C'est-à-dire à la fois
31:26d'être un militant politique,
31:28j'allais presque dire
31:28la journée,
31:30ou plutôt la nuit,
31:31et puis en même temps
31:32un étudiant
31:33qui ne lâche pas
31:35ses études.
31:35Je n'ai pas lâché
31:36mes études.
31:37J'ai continué mes études
31:38à l'université de Nanterre.
31:40J'ai travaillé aussi
31:41beaucoup
31:41en usine
31:42avec ma mère
31:43et en même temps
31:44je militais.
31:45Et un militantisme
31:46extraordinairement actif
31:48dans l'après 68.
31:50Il faut voir
31:50ce que c'était
31:50que le militantisme
31:51dans l'après 68.
31:53Donc comme ma mère,
31:54et d'ailleurs quelque part,
31:55il y avait cette façon
31:56d'essayer de concilier,
31:58combiner
31:58toutes ses vies
31:59en même temps.
32:00C'est-à-dire
32:01l'entrée dans la société française
32:03par le militantisme politique,
32:05c'est-à-dire que grâce à la politique,
32:07je rentrais,
32:07je découvrais une autre France,
32:09une France solidaire,
32:10une France républicaine,
32:11une France révolutionnaire,
32:13etc. Mais en même temps,
32:15j'essayais d'assurer
32:18mes arrières
32:19entre guillemets
32:20sociales
32:20par le biais
32:22des études,
32:24de la scolarité,
32:25des concours,
32:27de ne pas lâcher,
32:28de ne pas lâcher prise.
32:30C'est-à-dire vraiment,
32:30pour moi,
32:31c'était fondamental.
32:32Il fallait...
32:33Et j'ai été quand même...
32:34J'ai eu de la chance
32:35parce que j'ai été encouragé
32:36lorsque j'étais
32:38à la faculté de Nanterre.
32:39J'ai été quand même
32:40encouragé par des profs
32:42qui m'avaient remarqué,
32:43comme on dit,
32:44repéré.
32:45Je citerai deux noms
32:46principalement
32:47qui m'ont beaucoup aidé.
32:48René Raymond
32:49qui était président
32:52de l'université de Nanterre,
32:53qui me connaissait bien
32:54parce qu'il me connaissait
32:55comme militant politique
32:56révolutionnaire.
32:57Et un jour,
32:58il m'a pris
33:00et il m'a dit
33:01« Mais Stora,
33:01vous qui êtes tout le temps
33:02pour la révolution,
33:04est-ce que vous êtes...
33:04Pourquoi est-ce que vous
33:05ne travaillez jamais
33:06sur la révolution algérienne ? »
33:08C'est René Raymond
33:08et Jean-Pierre Rioux.
33:11Jean-Pierre Rioux
33:11que j'aimais beaucoup,
33:13qui est décédé aussi
33:14cette année malheureusement
33:15et qui est devenu
33:17mon directeur de maîtrise.
33:18Donc René Raymond
33:19et Jean-Pierre Rioux
33:20m'ont, disons,
33:22poussé
33:22à poursuivre mes études,
33:25en particulier
33:26dans le domaine
33:26de la recherche
33:27sur l'Algérie.
33:29Et du coup,
33:29c'est par le militantisme aussi
33:31que vous découvrez l'histoire
33:32qui deviendra à la fois
33:33une passion
33:33et votre métier.
33:34Votre premier travail historique
33:36porte sur le nationalisme algérien
33:39et la personnalité
33:39de Messa Liadj,
33:41leader du MNA,
33:42le mouvement national algérien
33:43opposé au FLN.
33:45La figure de Messa Liadj,
33:47elle a été
33:47pendant longtemps
33:48occultée en Algérie.
33:50C'est une figure
33:51qui a été mise au secret
33:52par l'histoire officielle algérienne,
33:54l'histoire,
33:55disons,
33:56qui était développée
33:56après l'indépendance
33:57de l'Algérie.
33:58Donc, moi,
33:59c'est ça qui m'a fasciné aussi
34:00parce que c'était
34:01la figure d'un homme
34:03qui avait été
34:04un des pionniers
34:05mais qui avait été
34:06mis au secret.
34:08C'était lui aussi
34:08un vaincu de l'histoire
34:09quelque part.
34:10Donc,
34:11j'ai pu m'identifier
34:12quelque part aussi
34:13à ce parcours extraordinaire
34:14qui était celui
34:15de Messa Li.
34:17Grâce à sa fille,
34:18Janina,
34:19j'ai eu accès
34:20à ses mémoires
34:21qu'il a rédigées
34:22à la fin de sa vie
34:23sur des petits cahiers
34:24d'écoliers
34:25et qu'elle m'a prêté
34:28et grâce,
34:29disons,
34:29à ses petits cahiers
34:30d'écoliers,
34:31j'ai pu préparer
34:32ma thèse d'histoire
34:34sous la direction
34:35de Charles Robert Ajourant
34:35qui était un grand spécialiste
34:37de l'histoire de l'Algérie
34:37et cette thèse
34:39que j'ai soutenue
34:39sur un personnage
34:41qui était totalement
34:42mis au secret
34:43et occulté
34:44par l'histoire officielle
34:45algérienne,
34:46ce qui n'est plus le cas
34:47aujourd'hui.
34:47Et votre travail
34:48porte sur l'histoire longue
34:49de l'Algérie,
34:50Benjamin Stora,
34:51notamment depuis
34:52les horreurs
34:53de la conquête
34:54et les enfumades
34:55du maréchal
34:55de Saint-Arnaud,
34:57un passé mal connu
34:58des Français
34:59mais pour le coup
34:59bien connu des Algériens.
35:01Ah ben c'est tout le problème,
35:02c'est-à-dire qu'en Algérie
35:03c'est un passé
35:04celui de l'origine
35:07de la pénétration
35:08coloniale française
35:09qui est très très bien
35:10connu,
35:11très enseigné
35:12mais totalement
35:13méconnu en France
35:14parce qu'on a le sentiment
35:15et on a conservé
35:16ce sentiment
35:17pendant très longtemps
35:18que la France
35:18avait apporté
35:19les lumières
35:20et la civilisation
35:21en Algérie
35:21et on découvre
35:24plus on s'éloigne
35:26de cette histoire
35:27et plus on s'en rapproche
35:28et plus on découvre
35:30en fait
35:30que cette histoire
35:32n'a été
35:32pas celle
35:34tout simplement
35:34de l'apport
35:37de civilisation
35:38de la République
35:39des lumières
35:40etc.
35:40mais c'était
35:41la période
35:42d'une conquête
35:43terrible
35:43un peu semblable
35:44à la conquête
35:45de l'Ouest
35:45aux Etats-Unis
35:46mais qui a fait
35:47l'objet aux Etats-Unis
35:48de nombreux films
35:49qu'on connaît tous
35:50mais en France
35:51non
35:51l'histoire de la conquête
35:53n'a pas été racontée
35:55n'a pas été montrée
35:56aussi
35:56au cinéma en particulier
35:58à la télévision
35:59il y a très peu
36:00de romans aussi
36:01il y a très très peu
36:02de littérature
36:03là-dessus
36:03et donc tout le XIXe siècle
36:05est très peu connu
36:06donc je me suis effectivement
36:07attaché à comprendre
36:09qu'est-ce qui s'était passé
36:11dans les origines
36:12de cette histoire
36:13qui ont pu aboutir
36:14à cette guerre
36:15sanglante d'Algérie
36:16et qui s'est terminée
36:18par le départ
36:19de ma famille
36:20c'est-à-dire que pour cela
36:21il fallait remonter
36:22pour moi
36:23il y avait une espèce
36:23de quête
36:24des origines
36:25et cette quête
36:26des origines
36:26elle m'obligeait
36:28à remonter
36:28dans les Ores
36:29dans la Kabylie
36:31dans l'Algérie profonde
36:32et au XIXe siècle
36:33dans la gangrène
36:34et l'oubli
36:34votre ouvrage
36:35vous parlez du refoulé
36:37oui
36:37la gangrène et l'oubli
36:38c'est un ouvrage
36:40que j'ai publié
36:40en 1991
36:41il y a 30 ans
36:43plus de 30 ans
36:43effectivement
36:44je me suis rendu compte
36:46que les français
36:48connaissaient pas
36:48connaissaient mal
36:49cette histoire
36:50elle était pas du tout
36:50enseignée à l'époque
36:51pour se rappeler
36:52les années 80-90
36:53c'était une histoire
36:55qui n'était pas assumée
36:55en tant que telle
36:56qui était refoulée
36:57et donc la France
36:59vivait dans le déni
36:59de cette histoire
37:00donc il fallait forcer
37:01le blocus
37:02de cette amnésie
37:03c'est ce que j'ai essayé
37:04de faire avec ce travail
37:06la gangrène et l'oubli
37:07donc
37:08et c'est vrai qu'aujourd'hui
37:09nous n'en sommes pas
37:10disons au même point
37:11de connaissance
37:12de cette histoire
37:12notamment lorsque
37:14le président de la république
37:15Emmanuel Macron
37:16m'a confié le soin
37:17de faire ce rapport
37:18finalement vous n'avez cessé
37:20d'élargir votre champ de vision
37:21qui est devenu multiple
37:23vous dites que votre identité
37:24c'est des strates
37:25que l'on ajoute
37:26et aucune que l'on élimine
37:28français, juif
37:29mais aussi judéo-arabe
37:31est-ce que vous diriez
37:32finalement universaliste ?
37:35ben forcément oui
37:36c'est à dire que moi
37:36je ne suis pas pour
37:37éradiquer les histoires
37:39les supprimer
37:40je suis pour élargir l'histoire
37:42je suis pour plus d'histoires
37:43et pas pour moins d'histoires
37:45je ne suis pas pour déboulonner
37:46les histoires
37:47je ne suis pas pour les amputer
37:48les histoires
37:49je suis pour les agrandir
37:51et pour essayer de faire en sorte
37:53qu'elles s'additionnent
37:54parce que c'est une richesse
37:55extraordinaire
37:56de les additionner
37:57les unes par rapport aux autres
37:58d'avoir été élevés
37:59dans la langue arabe
38:00c'est très important
38:01d'avoir aussi été élevés
38:05dans la tradition juive orthodoxe
38:07dans la ville de Constantine
38:08c'est aussi important
38:09de connaître la Bible
38:10c'est très important
38:11c'est important
38:13de connaître les lumières
38:14la révolution française
38:15et l'universalisme
38:16c'est très important aussi
38:17et je ne vois pas pourquoi
38:19je m'amputerais
38:20j'enlèverais
38:21j'ai suffisamment vécu
38:22d'exil
38:23de déchirures
38:24pour ajouter
38:26les déchirures culturelles
38:27c'est précisément
38:28parce que j'ai connu
38:29toutes ces déchirures
38:31que j'ai envie
38:31à chaque fois
38:32d'additionner
38:34de remplir
38:35d'histoires
38:36plutôt que de
38:38m'amputer d'histoires
38:39parce que dans les exils
38:41malheureusement
38:42nous sommes
38:43de nous amputer
38:44des histoires antérieures
38:46ce que je ne veux pas faire
38:47moi je veux au contraire
38:48les agrandir
38:49les enrichir
38:50vous pensez que la recherche
38:53historique la plus
38:54objective possible
38:55permettra de réconcilier
38:56les mémoires
38:57et de dépasser
38:58les déchirures
38:59alors beaucoup de gestes
39:00ont été accomplis
39:01notamment par les présidents
39:02Emmanuel Macron
39:03et François Hollande
39:04la reconnaissance
39:06par l'armée française
39:07de l'assassinat
39:08de Maurice Audin
39:08d'Ali Boumengel
39:10de l'Arbi Ben Midi
39:11et puis la dénonciation
39:13de la répression
39:14meurtrière
39:14des manifestations
39:15pacifiques
39:16du 17 octobre
39:171961
39:18ces gestes
39:20ils sont importants
39:21et ils ne semblent pas
39:22modifier les relations
39:24et les rapports
39:25en ce moment
39:26avec le gouvernement algérien
39:27moi je pense que
39:29ces gestes
39:29qui sont très importants
39:32il faudra
39:32en tenir compte
39:34et les préserver
39:34pour l'avenir
39:35parce que c'est vrai
39:36vous avez raison
39:36aujourd'hui les rapports
39:38ne sont pas très bons
39:39pour ne pas dire plus
39:40entre la France
39:41et l'Algérie
39:41ils ne sont pas bons
39:42mais
39:44ils ont été accomplis
39:45ces gestes
39:46moi mon objectif
39:48c'est la préservation
39:49de ce qui a été acquis
39:51pour l'avenir
39:52pour les jeunes générations
39:54il y a ces gestes
39:55dont vous avez parlé
39:56qui étaient
39:57mes préconisations
39:58en fait
39:58mais il y a aussi
40:00par exemple
40:00un autre patrimoine
40:01qui est menacé
40:02de disparition
40:03c'est le patrimoine
40:04commun
40:04civilisationnel
40:05judéo-musulman
40:06sous l'effet
40:08du conflit israélo-palestinien
40:10malheureusement
40:10ce patrimoine
40:12risque d'être
40:12complètement détruit
40:13l'objectif
40:15qui est le mien
40:15dans ma vie
40:16maintenant que je commence
40:17à être un petit peu vieux
40:18à 75 ans
40:19quand même
40:20c'est d'essayer
40:21de faire en sorte
40:22non pas
40:22d'avancer
40:24de découvrir
40:24de nouvelles choses
40:25mais plutôt
40:26disons
40:27de préserver
40:28ces acquis
40:30les acquis
40:31mémoriels
40:32les acquis
40:33de civilisation
40:33commune
40:34ça me paraît
40:35tout à fait important
40:36c'est un peu
40:36ce que disait Albert Camus
40:37dans son discours
40:38de Stockholm
40:39la tâche
40:40de notre génération
40:41n'est pas
40:41de faire peut-être
40:44la révolution
40:45de défaire ce monde
40:46mais d'essayer
40:46de préserver
40:47les acquis
40:49qui existent
40:50dans le monde
40:51dans lequel nous vivons
40:52aujourd'hui
40:52nous sommes
40:54à la croisée des chemins
40:55c'est vrai
40:55et tout ce qui a pu
40:58être enregistré
40:59sur le terrain
41:00de la connaissance
41:00de l'autre
41:01de la compréhension
41:03des civilisations
41:04différentes
41:04risque d'être
41:05détruit
41:06au profit
41:07de replis
41:08d'antitaires
41:09ou de nationalisme
41:11agressif
41:12et dans cette période
41:13dans laquelle nous entrons
41:14aujourd'hui
41:15la tâche principale
41:17c'est celle
41:18effectivement
41:19de passer
41:19des mémoires blessées
41:21à une histoire
41:22à une histoire
41:23plus apaisée
41:24mais il faut préserver
41:26les acquis
41:27de cette histoire apaisée
41:28ça va être une très
41:28très grande bataille
41:29et quel peut être
41:30votre rôle
41:31justement actuellement
41:32pour la réconciliation
41:33entre la France
41:34et l'Algérie
41:35moi mon rôle
41:36je pense avoir
41:37essayé
41:38d'avoir un rôle
41:39jusqu'à présent
41:40encore une fois
41:41mon rôle
41:42ça peut être
41:42que d'essayer
41:43de préserver
41:44cela
41:44à travers
41:45disons
41:46mes écrits
41:47mes livres
41:47des structures
41:48il y a une commission
41:49mixte
41:49qui a été mise en place
41:50je ne sais pas
41:51si elle existera encore
41:52de faire en sorte
41:53que historiens français
41:55algériens
41:56et pas simplement algériens
41:57mais d'autres pays
41:58anciennement colonisés
41:59puissent travailler
42:00ensemble
42:01que les passerelles
42:03que les ponts
42:03puissent rester
42:04j'appartiens
42:06à une ville
42:06je suis issu
42:07d'une ville
42:07c'est la ville
42:08des ponts
42:08la ville de
42:09constantine
42:09qui est sur un rocher
42:10et bien
42:11moi mon objectif
42:13c'est d'essayer
42:13de garder ce fil
42:15de la continuité
42:16historique des passerelles
42:17c'est ça
42:18mon objectif
42:19merci infiniment
42:21Benjamin Stora
42:22d'être venu
42:23merci pour votre éclairage
42:25et ce retour sur votre vie
42:26et merci à vous tous
42:28de votre attention
42:28on se retrouve très vite
42:30sur France 24
42:32et vous pouvez retrouver
42:32cette émission
42:33sur Youtube de France 24
42:34et toutes les plateformes
42:36de podcast
42:36merci à vous tous
42:37merci à vous
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