- il y a 6 heures
Kamel Daoud, journaliste et écrivain, auteur de “Meursault, contre-enquête” (Actes Sud, 2014, Folio 2023) et François Ozon, réalisateur du film “L'Étranger” adapté du roman, en salles le 29 octobre, échangent autour de l'œuvre d’Albert Camus.
Retrouvez « L'invité de 8h20 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
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00:00Et nous recevons ce matin dans le grand entretien un monument de la littérature française si je puis dire
00:07puisque nos deux invités s'y sont attaqués et confrontés, c'est l'étranger.
00:11Premier roman d'Albert Camus paru en 1942, l'un des plus lus en France et dans le monde.
00:18Alors que nous dit cette histoire de la France et de l'Algérie aujourd'hui encore ?
00:22Comment expliquer la part de mystère de ce roman intact après 80 ans pour en parler ?
00:28Voici nos invités Benjamin.
00:29Bonjour François Ozon.
00:30Bonjour.
00:31Merci d'être avec nous ce matin sur France Inter.
00:33Vous êtes cinéaste et vous vous êtes donc attaqués à l'adaptation de l'étranger.
00:38Je signale dans les rôles principaux les formidables Benjamin Voisin et Rebecca Marder.
00:43Le film sort en salle la semaine prochaine.
00:45Kamel Daoud, bonjour.
00:46Bonjour.
00:47Merci d'être avec nous ce matin sur France Inter.
00:49Journaliste, écrivain, franco-algérien.
00:51Prix Goncourt l'année dernière avec Ouris.
00:53En 2014, vous aviez proposé une stupéfiante réécriture de l'étranger.
00:57C'était Meursault contre enquête.
00:59Alors on commence avec vous François Ozon.
01:02Adapter l'étranger à l'écran.
01:04Qu'est-ce qui vous a pris de vouloir vous confronter à un tel monument ?
01:08Ce n'est pas un roman inadaptable ?
01:10Oui.
01:11Si vous m'aviez dit il y a trois ans tu vas adapter l'étranger, je ne vous aurais dit jamais.
01:15Parce que j'ai souvent fait des adaptations, mais souvent d'oeuvres mineures, de pièces de théâtre ou de livres qui n'étaient pas très connus.
01:21Alors il y avait le chef-d'oeuvre, l'idée que c'était un chef-d'oeuvre qui me faisait peur.
01:24Mais il y avait surtout le fait que ce soit un best-seller.
01:26Parce que quand vous adaptez un livre que beaucoup de gens ont lu, c'est autant de metteurs en scène potentiels.
01:30Et donc il faut se confronter à l'imaginaire de tous les gens qui ont lu, les lecteurs en fait, qui ont mis en scène dans leur tête cette histoire.
01:37Qui ont imaginé Meursault avec un certain visage, qui ont imaginé comment se passait la scène sur la plage.
01:43Donc c'était ça qui était assez inquiétant.
01:46Mais en fait je suis arrivé à l'étranger par rapport au personnage de Meursault.
01:50Parce que j'avais un autre projet sur un jeune homme d'aujourd'hui, un film contemporain sur un jeune homme qui se posait des questions sur le monde.
01:56Qui était en interrogation sur sa vie, qui commettait une tentative de suicide.
02:01Et je n'ai pas réussi à monter ce projet, je n'ai pas trouvé le financement.
02:04Et comme cette histoire me tenait à cœur, j'ai relu L'étranger, que j'avais lu quand j'étais, comme souvent, adolescent.
02:10On l'a tous fait.
02:11Voilà.
02:12Et qu'on comprend mal d'ailleurs, quand on le lit pour la première fois.
02:15J'ai rien compris.
02:16Mais je me souvenais du personnage de Meursault.
02:17Je me souvenais de son rapport au monde.
02:20Et c'est pour ça que ça m'a intéressé.
02:21Et donc j'ai relu le livre dans cette optique.
02:24Et en le relisant, je me suis dit, mais le livre est toujours aussi fort, puissant, génial.
02:28Pourquoi ne pas en faire un film ?
02:29On va développer tout au long de ce grand entretien, non seulement ce que dit l'oeuvre de Camus.
02:34Ce que cela dit aussi, des relations entre la France et l'Algérie.
02:36Il y a beaucoup à dire, notamment en ce moment.
02:38Mais juste avant Kamel Daoud, sur l'inadaptabilité du chef-d'oeuvre de Camus.
02:44Vous-même, en 2014, vous vous y attaquez avec cette contre-enquête.
02:48Là, quand vous avez vu le film, qu'est-ce que vous vous êtes dit ?
02:50Est-ce que vous avez retrouvé le chef-d'oeuvre de Camus qui vous avait tant inspiré ?
02:56Écoutez, d'habitude, de tradition, adapter un roman, un best-seller au cinéma, c'est toujours décevant.
03:02Parce qu'on y va, comme disait M. Ozan, on y va avec l'idée qu'on a déjà le film en tête, on a déjà une représentation.
03:07Et puis la deuxième des choses, c'est que la lecture, c'est un acte intime.
03:11Le filmer, c'est le sortir vers quelque chose de plus exposé.
03:14Donc pour moi, je pense que pour tous les spectateurs, il y a eu les 20 minutes du début, là où on ne réussit pas à oublier le roman qu'on a déjà lu, l'interprétation qu'on s'est déjà faite.
03:24Donc c'est un peu difficile de plonger.
03:26Mais il y a eu un moment de bascule, aidé par l'esthétique du film, par le jeu des acteurs, par autre chose,
03:30où on lit quelque part une nouvelle histoire et on regarde une nouvelle histoire qui n'a jamais été filmée.
03:37On devient un peu co-auteur, on devient contemporain de la naissance du film.
03:40Et ça, c'est un grand moment.
03:41Il faut dire que c'est un film en noir et blanc, un noir et blanc vraiment sublime, très sensuel.
03:46Pourquoi ce choix ?
03:48Alors c'est vrai que c'est un paradoxe parce que le livre de Camus est très coloré, c'est-à-dire qu'il décrit beaucoup les couleurs.
03:54Il y a la robe rouge de Marie, il y a le ciel bleu, il y a le soleil, il y a le sable, tout ça.
04:00Mais moi, très vite, le noir et blanc s'est imposé parce que je trouvais que ça apportait une forme de distanciation
04:05qui correspondait bien au regard de Meursault sur le monde.
04:08Et puis, toutes les archives, toute notre mémoire collective de l'Algérie française, en tout cas pour moi qui ne l'ai pas connue, est en noir et blanc.
04:15Et c'était très important pour moi de me replonger dans l'histoire, de comprendre quand ce livre a été écrit en 1939.
04:22Il est publié en 1942 et que c'était une époque qui n'existe, enfin un pays qui n'existe plus parce que l'Algérie, c'était la France.
04:29C'était des départements français. Et donc, tout ça, c'était dans ma tête, c'était en noir et blanc.
04:35Et on rappelle pour peut-être certains de nos auditeurs qui n'ont pas lu, ou peut-être d'ailleurs avoir envie de relire l'étranger.
04:41Meursault, c'est ce personnage principal qui est très difficile à lire, comme insensible au monde qui l'entoure, à la violence, à sa propre violence aussi,
04:52puisqu'il tue un arabe. C'est comme ça que l'appelle Camus dans l'étranger.
04:58Juste avant, je voudrais revenir sur, sans doute, l'une des premières phrases les plus connues de toute la littérature.
05:03Aujourd'hui, maman est morte, ou peut-être hier, je ne sais pas.
05:07C'est ce qu'on appelle Linky Pit, c'est-à-dire le tout début du roman.
05:12C'est là aussi où l'on voit toute la difficulté d'adapter au cinéma, puisqu'il s'agit d'une sorte de monologue intérieur de ce personnage principal
05:21qui apparaît comme étant totalement insensible face au décès de sa mère.
05:25Absolument, c'était vraiment un des enjeux de l'adaptation.
05:29Comme vous dites, c'est un monologue intérieur, ce livre.
05:31Donc comment traduire ça au cinéma ?
05:33Une des solutions aurait été de mettre de la voix off tout le temps.
05:36Et moi, ça n'a pas du tout été mon option.
05:38Au contraire, j'ai voulu décrire ce personnage un peu comme si on était nous-mêmes des entomologistes.
05:44On le regarde, on l'observe, et on essaye de le comprendre et percer son mystère.
05:47Et cette première phrase qui, effectivement, était révolutionnaire, je pense, en 1942,
05:53on n'avait jamais vu un livre écrit comme ça.
05:56Enfin, une première phrase qui commençait un livre.
05:59Et aujourd'hui, je pense qu'on n'a plus le même regard, parce qu'il y a eu le nouveau roman, il y a l'autofiction.
06:04Et en fait, moi, en relisant le livre avec des yeux de 2025, la phrase qui m'a frappé, qui m'a semblé importante,
06:10c'est une phrase qui arrive dans la seconde partie du livre, quand Meursault rentre dans la cellule
06:14où il se retrouve en face de prisonniers arabes, pour la plupart, et qu'on lui demande
06:19« Pourquoi tu es là ? » et il dit « J'ai tué un arabe ».
06:21Et je me suis dit, commencer par cette première phrase, à aller donner une vision, un autre regard sur ce livre
06:26qui correspond à tout ce qu'on sait qui s'est passé depuis 1942.
06:31Alors précisément, Kamel Daoud, « J'ai tué un arabe », la première phrase de ce film,
06:36cette indifférence du personnage Meursault à la violence, il est jugé pour ce crime
06:42pour lequel il n'a absolument aucun affect.
06:46C'est quoi ? C'est du nihilisme ? C'est une réflexion sur l'absurde ?
06:51Où est-ce que c'est, précisément, la métaphore de la colonisation française en Algérie ?
06:55Je n'aime pas lire la littérature comme étant des produits de l'histoire, des produits dérivés.
07:00Je lis un roman pour me reposer, d'être moi-même, d'appartenir, d'avoir une identité.
07:05Je lis, je ne sais pas quel écrivain japonais ou sénégalais, pour ne pas être moi-même.
07:09Si je lis pour retrouver l'arabe que je ne suis pas, si je lis pour retrouver un rôle en casting,
07:13ce n'est pas de la littérature que je suis en train de consommer.
07:16Donc, pour moi, par exemple, « L'étranger de Camus », je l'ai toujours lu comme un roman, autant que la chute.
07:20Il a fallu que je publie Meursault et venir en France pour qu'on me pose des questions.
07:24Qu'est-ce que vous avez ressenti en lisant pour la première fois comme si l'arabe de Meursault était moi ?
07:28Je ne suis pas l'arabe de Meursault.
07:31Maintenant, qu'est-ce que ce roman pour moi ?
07:33C'est un roman qu'on interprète tout au long d'une vie, comme vous le savez.
07:37C'est le roman de la perte du désir du monde.
07:39C'est pour la première fois dans un roman, le monde n'a pas de sens et on n'a plus envie du monde.
07:44La mythe, s'il y a un mot qui correspond à l'étranger maintenant, c'est le mot « déconnexion ».
07:47J'ai l'impression que Meursault, c'est une victime des réseaux sociaux qui n'a plus envie de regarder le monde,
07:52qui n'a plus de lien avec le monde et ça anticipe énormément cette déconnexion.
07:56Donc, qu'est-ce que Meursault ?
07:58C'est un homme qui n'a pas d'explication du monde et qui n'arrive pas à en faire, à en fabriquer une
08:03et qui n'a pas envie d'avoir une explication du monde.
08:06Donc, il le décrit tel qu'il est.
08:08L'étranger n'est pas un roman.
08:09On a voulu le lire comme un roman de la myopie coloniale, etc.
08:14Pour moi, non.
08:15Alors, pour vous, qu'est-ce que cette histoire dans la grande histoire entre la France et l'Algérie ?
08:19Encore une fois, je n'aime pas ça.
08:21Je ne suis pas l'archive vivante et ambulante de l'histoire coloniale et décoloniale.
08:25Je suis ce que je suis maintenant.
08:26Je ne me sens pas insulté par ce roman.
08:28Au contraire, je trouve que c'est un hommage magnifique à l'homme qui est confronté à l'inexplicable.
08:33Nous sommes dans une boîte immense qui n'a pas d'explication,
08:35que chacun apporte sa petite notice en disant « c'est ma religion, c'est mon explication, c'est mon histoire ».
08:40Donc, je ne lis pas Camus pour retrouver un peu l'histoire de la colonisation.
08:45Je lis Camus pour m'en reposer.
08:47Pour vous reposer, pour s'interroger sur cette déconnexion, ce nihilisme.
08:53Il n'empêche, François Ouzon, vous le disiez il y a un instant,
08:55en faisant commencer le film par cette phrase « j'ai tué un arabe »,
08:58par cette Algérie que vous tournez.
09:01On voit notamment au moment où les deux personnages principaux vont dans une salle de cinéma,
09:05cette pancarte avec écrit « interdit aux indigènes ».
09:08Ça s'inscrit quand même dans ce contexte colonial-là.
09:12Est-ce que vous êtes d'accord avec Kamel Daoud qui, au fond, décorelle les deux ?
09:16Ou est-ce que vous aviez cette volonté-là d'inscrire le récit dans ce contexte ?
09:21Moi, j'ai eu besoin de comprendre à quel moment Camus a écrit ce livre
09:25et quelle était la situation politique.
09:27J'ai eu besoin de me plonger dans ce passé,
09:30d'autant plus que ma famille a vécu en Algérie.
09:32Donc, c'était aussi une plongée dans l'histoire de ma famille.
09:34Mon grand-père a été juge en Algérie.
09:36Il a échappé à un attentat, il est rentré en France.
09:39Donc, j'ai eu besoin de comprendre qu'est-ce qui s'est passé entre les Français et les Arabes.
09:43Qu'est-ce que c'était le statut des Arabes ?
09:45Voilà, c'était considéré comme des indigènes.
09:47C'était des citoyens de sous-catégorie.
09:50Donc, tout ça, pour moi, c'était important de l'inscrire dans le livre, dans le film.
09:55Camus n'a pas besoin de le décrire parce que c'est la réalité.
09:57Voilà, l'Algérie, c'est la France à l'époque.
09:59Donc, pour nous, aujourd'hui, en 2025, pour moi, c'était obligatoire de montrer ça.
10:04Et puis, ça m'intéressait historiquement de me plonger dans notre passé.
10:07Parce que c'est un passé qui est toujours douloureux.
10:10C'est une blessure ouverte.
10:12On se rend compte que beaucoup de familles françaises ont toujours un lien avec l'Algérie.
10:15Et néanmoins, c'est quelque chose dont on ne parle pas suffisamment.
10:18Je pense que le cinéma n'a pas fait le deuil de l'Algérie comme, par exemple, l'Amérique l'a fait avec le Vietnam, avec la colonisation.
10:28La colonisation est très peu montrée, finalement, dans le cinéma français.
10:32À part Pépé le Moco, il y a très peu de films qui ont montré ça.
10:34Il y a plus de films sur la guerre d'Algérie, mais sur la période précédente, pas tellement.
10:40Vous êtes d'accord, Kamel Daoud, avec ça ?
10:43Plus ou moins.
10:45Osan, il est français, il a besoin de se souvenir une histoire qu'il a oubliée.
10:47Moi, j'ai besoin d'oublier une histoire qui m'a dévoré ma vie.
10:50Donc, on n'a pas la même perspective.
10:52Moi, je cherche de la littérature, je cherche de la métaphysique, de l'évasion.
10:56Un film, un français...
10:56Ça n'empêche pas.
10:57Exactement.
10:58Donc, on n'échappe pas à son histoire.
11:00Et moi, j'aimerais tellement échapper à cette histoire-là.
11:02Donc, on n'a pas la même tendance.
11:03Maintenant, est-ce que Camus a écrit dans un contexte ?
11:05Bien sûr, on écrit traversé par son histoire, par son histoire personnelle, par l'histoire collective, etc.
11:10Mais ce que j'ai apprécié dans le film, franchement, ce n'est pas sa référence à l'histoire.
11:14C'est le fait qu'il a réussi à être tangent à l'histoire.
11:17C'est un roman sur une période qui, même de l'autre côté, n'est pas visible.
11:21Le passé tel qu'il est filmé en Algérie, c'est la bataille d'Alger, déclinée en plusieurs films.
11:26On est toujours dans le moment de guerre.
11:27On n'est pas dans ce moment de complexité de la présence française, de l'Algérie française.
11:31On n'est pas dans la complexité humaine, dans la vie quotidienne.
11:34Ce que j'appelle, moi, la vie du pied noir ou de l'Algérien de l'époque, etc.
11:37Ce qui est ce que vous avez tenté de faire dans Meursault contre enquête ?
11:41Oui. Ce que j'avais envie d'exprimer à l'époque, ce n'était pas une idée, c'était une émotion.
11:46Je voulais un peu parler de l'autre côté, de cette victime qui était, j'aime bien ce contrepoids, changer de regard, basculer, etc.
11:55Mais je ne m'attendais pas personnellement au succès du roman.
11:57Ça en dit plus sur l'époque que sur mon présumé talent ou sur le roman lui-même.
12:02Le roman a eu un succès fou jusqu'à maintenant, d'ailleurs.
12:04Il se vend, il se vend très très bien.
12:06Il est dans les écoles, il est porté par l'éducation, etc.
12:08Moi-même, je suis le premier surpris par cette histoire-là.
12:11François Ouzon, vous n'avez pas pu tourner en Algérie ?
12:14Hélas, non.
12:15Non, non, j'ai été obligé de tourner au Maroc.
12:17Ce n'était pas possible de tourner ce film en Algérie.
12:19Enfin, Camel me disait, quasiment aucun film français ne peut se tourner en ce moment en Algérie.
12:23Donc, on a tourné au Maroc, à Tangier, qui est une ville aussi méditerranéenne,
12:28où il y a beaucoup de points communs.
12:29Et pour moi, c'était important de montrer les différentes architectures.
12:32L'architecture mauresque et en même temps l'architecture occidentale.
12:36Alors, je pense qu'à Alger, parce que je n'ai pas pu y aller non plus,
12:38à Alger, il y a plus des immeubles haussmanniens.
12:42À Tangier, il y a eu une présence espagnole.
12:44Mais néanmoins, ce sont des bâtiments occidentaux avec les effets spéciaux, les noirs et blancs.
12:48On a réussi quand même à recréer l'Algérie des années 30.
12:50Mais c'est-à-dire que François Ouzon, vous avez essayé de tourner en Algérie.
12:53Et qu'on vous a opposé.
12:55Non, non, non.
12:56Vous n'avez même pas essayé.
12:56Non, on n'a pas essayé, parce qu'on a compris que ce n'était pas possible,
12:59que c'était peine perdue et que ça serait très compliqué.
13:01Et en plus, ce livre-là, en Algérie, actuellement, vu le gouvernement,
13:05c'était quasiment impossible.
13:06Mais justement, Kamel Daoud, c'est intéressant aussi,
13:08parce qu'en se replongeant dans l'histoire de l'étranger,
13:11on voit aussi le rapport compliqué qu'entretient l'Algérie, le régime algérien,
13:16avec Camus, qui est l'objet de polémiques pour ses prises d'opposition pendant la guerre d'Algérie,
13:22pour une forme de nuance aussi, qui était celle de Camus.
13:26Vous disiez en 2014, dans les colonnes de l'Humanité,
13:28Camus, c'est l'espace de nos contradictions.
13:31Les Algériens sont camusiens.
13:33Ils s'y refusent vivement, mais ils n'y échappent pas.
13:36Qu'est-ce que vous vouliez dire par là ?
13:38Camus fait partie de l'histoire algérienne.
13:40Il est aussi un enfant de l'histoire algérienne.
13:42C'est un enfant de l'Algérie.
13:43Il est français, il est algérien.
13:46Justement, il incarne cette contradiction que l'on se refuse à voir et à vivre en Algérie.
13:52En fait, vous parlez de polémiques, ce ne sont pas des polémiques.
13:54C'est un écrivain qui est totalement effacé.
13:56Je suis orané.
13:57Quand je voyais, par exemple, des touristes français ou étrangers venir,
14:00regarder depuis le trottoir la maison où a vécu Camus un moment à Oran,
14:07on ne peut pas la visiter réellement, c'est quand même assez étrange.
14:09Il n'y a pas de plaque, il n'y a pas de présence de Camus dans les manuels scolaires.
14:12On a retenu ce que disait Borges, les chefs-d'oeuvre finissent par être une phrase ou une conversation mondaine.
14:17On a retenu juste entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.
14:21Quelqu'un me disait, mais qui en Méditerranée ne choisirait pas sa mère face à la justice ?
14:26Il est algérien parce qu'il choisit sa mère face à la justice, disait l'autre.
14:29Donc, c'est un peu...
14:31D'abord, c'est deux choses.
14:32C'est un rapport complexe à l'histoire franco-algérienne
14:35et c'est aussi un rapport très complexe aux écrivains en Algérie.
14:38Les écrivains algériens sont soumis au sort de Camus fatalement, nécessairement et automatiquement.
14:45Exclus, effacés, exilés, tués ou emprisonnés.
14:48Et on va parler dans un instant, évidemment, de Boilem Sansal.
14:50Mais je m'arrête un mot sur ce mot.
14:52Il incarne les contradictions, Albert Camus.
14:54Les contradictions, pourquoi ?
14:55Parce qu'il était à la fois cet anticolonialiste
14:58qui, en même temps, tenait un discours plus nuancé sur l'Algérie française que d'autre.
15:03Expliquez-nous ce que vous voulez dire par contradiction.
15:06Écoutez, j'ai vécu la guerre civile algérienne.
15:08Quand d'autres en parlent de l'extérieur en disant
15:10« Oui, les islamistes, ils ont le droit parce qu'ils ont gagné les élections.
15:13Donc, on leur donne le pouvoir. »
15:14C'est très facile quand on vit à Paris, quand on ne risque rien.
15:16Mais quand on est là-bas, on a ses enfants, on a sa mère,
15:18on a les gens autour de soi qui meurent, la vision change.
15:21Camus avait peut-être vécu cette contradiction.
15:23On parlait de la guerre d'Algérie avec aisance ici à Paris
15:26parce qu'on ne risquait pas sa peau ni la peau des gens qu'on aime.
15:28Mais lui, il avait sa mère là-bas.
15:29Il avait de la famille, il vivait dans la contradiction.
15:31Il savait que c'était intenable, que la situation de la violence...
15:35Et finalement, est-ce qu'il n'avait pas raison ?
15:37Est-ce que l'idée que la violence puisse apporter la liberté
15:39est une idée bonne et vertueuse ?
15:41Est-ce qu'elle ne reconduit pas la violence par la suite ?
15:44Est-ce qu'on n'a pas construit une sorte de happy end
15:46qui dit qu'on exerce de la violence pour avoir l'indépendance
15:48et après on pratique de la violence parce qu'on est indépendant ?
15:52Est-ce qu'il n'avait pas raison, finalement, Camus, de dire que
15:55« Attention, cette violence-là ne va pas résoudre ni le problème de la liberté
15:58ni le problème de la justice.
15:59Et je crois que si Camus incarne les contradictions,
16:03c'est parce qu'il incarne à la fois les passions et les violences de ce pays-là.
16:07Il est né là-bas, il a écrit là-bas, il a écrit autre chose,
16:11il a incarné cet échec tragique de l'histoire complexe entre la France et l'Algérie,
16:16il en a payé le prix, il a été exilé, il a gardé le silence par la suite.
16:20On est un peu dans ça.
16:21François Ozon, juste sur là, vous vous parliez tout à l'heure
16:24de l'histoire de votre grand-père que vous avez redécouvert
16:28à l'occasion du travail sur ce livre.
16:30Votre grand-père qui échappe à un attentat en Algérie,
16:34ce qui précipite le départ de votre famille.
16:37Et vous avez cette phrase « J'ai réalisé à quel point les familles françaises
16:40ont tout un lien avec l'Algérie et qu'il y a encore souvent un silence de plomb. »
16:44Le silence de plomb, plus de 60 ans après les accords déviants,
16:48il est dû à quoi ? Il est dû à une histoire qui n'est toujours pas purgée ?
16:53Comment est-ce que vous l'expliquez, le regard de l'artiste et du cinéaste
16:56sur cette page de l'histoire qui n'est pas tournée ?
16:59Je ne le comprends pas parce que mon grand-père est décédé,
17:02donc je n'ai jamais pu lui en parler.
17:04Mais je sais que moi, il y a quelque chose...
17:06Je me souviens, enfant, mes grands-parents avaient vécu des années magnifiques en Algérie.
17:11Pour eux, c'était les meilleurs moments de leur vie.
17:15Et je me souviens qu'il y avait un album de famille.
17:16Et moi, je regardais les photos et je voyais mes grands-parents en Algérie.
17:20Je voyais la beauté des paysages, mais je ne voyais jamais d'arabe.
17:23Et ça, ça m'avait frappé.
17:25Ils vivaient dans une communauté et je sentais que c'était deux mondes côte à côte
17:30qui vivaient de manière parallèle.
17:32Et c'est ce que j'ai voulu montrer aussi dans le film.
17:34C'est qu'il y a très peu d'interactions.
17:36Ce sont deux communautés qui vivent côte à côte, avec des tensions.
17:40Et moi, je n'ai pas pu m'empêcher, en lisant le livre aujourd'hui,
17:43de me dire que Camus est conscient de ça.
17:46Il est conscient de ça.
17:47Il avait écrit, juste avant d'écrire L'étranger, Misère de la Kabylie.
17:50Il avait écrit des articles magnifiques où il parlait de la pauvreté, du statut des indigènes.
17:55Donc, il était conscient, vraiment, de toutes les tensions qu'il y avait entre les communautés.
18:00Kamel Daoud, vous parlez des écrivains algériens.
18:02On a évidemment envie de parler de Bolem Sansal.
18:04Il vient d'avoir 81 ans.
18:06Il est malade.
18:07Il est condamné et détenu en Algérie.
18:11Vous êtes évidemment inquiet.
18:13Très inquiet, depuis le début.
18:15Pour lui, pour l'état de la culture en Algérie,
18:17pour le rapport de l'Algérie avec le reste du monde.
18:20Pour l'ami qu'il est, pour l'écrivain qu'il incarne, etc.
18:23Donc, je suis très inquiet.
18:24Cette détention, elle devrait susciter plus de réactions, selon vous ?
18:28Elle en dit beaucoup sur les gens qui ne réagissent pas.
18:30Elle en dit beaucoup sur les consistions que l'on fait maintenant à l'état du monde.
18:34Elle en dit beaucoup sur nos silences, nos passivités, nos compromis.
18:39Et nos compromissions aussi.
18:40Si nous acceptons qu'un écrivain reste en prison parce qu'il a écrit,
18:44un jour, nous allons accepter que le lecteur soit emprisonné, l'éditeur, le libraire, le bibliothécaire.
18:49Et puis, vous, moi et tout le monde.
18:52Vous savez très bien, en Occident, que ça commence avec les écrivains et que ça finit avec une guerre.
18:55Comment est-ce que vous les expliquez, ces compromissions ?
18:59Le fait que peut-être, effectivement, dans le débat public français,
19:02on ne parle pas tous les jours de Boilem Sansal, comme on devrait peut-être en parler.
19:06Comment, au fond, même parfois les arguments du régime algérien sur l'incarcération de Boilem Sansal
19:12ont tendance à être repris par certains.
19:14Cette idée qu'au fond, Boilem Sansal ne serait peut-être pas tout à fait innocent des reproches qui lui sont faits.
19:20Oui, mais d'abord, on est dans une époque, je ne parle pas en tant que spécialiste,
19:24mais on a évacué la complexité, on est dans le binaire.
19:28Boilem n'est pas le bon arabe, c'est-à-dire l'arabe qui va venir en France et qui va dire
19:31« Ah, mais vous êtes fautif de tout, l'État de l'Algérie, c'est votre faute, vous êtes des gens coupables. »
19:36L'Occident et les Français adorent la culpabilité en règle générale, je généralise.
19:40Et donc, on veut avoir le monopole de la culpabilité.
19:43Boilem Sansal fait partie de ces écrivains qui ont opté pour la complexité, pour l'universalité,
19:47pour le rapport qui est très complexe et dense, pour l'engagement et la défensibilité.
19:51Il est particulier, il est singulier, c'est ce qu'on demande à un écrivain.
19:54Dans un monde binaire, où on vous oblige à être ceci ou cela.
19:58Donc, en Algérie, on le traite comme un Français, et en France, on le traite comme l'arabe qui...
20:04Au fait, quelque part, beaucoup d'écrivains algériens comme Boilem, comme moi et comme d'autres,
20:10on est coupable de quoi ? On est coupable d'avoir tenté de nous échapper des plantations idéologiques.
20:14C'est-à-dire, on est dans la singularité.
20:15On veut dire autre chose, le présent, l'histoire.
20:18Mais c'est très difficile, c'est très difficile de parler de cette manière-là.
20:21Et je pense que ça explique aussi le fait que cet homme refuse l'assignation au rôle de l'écrivain,
20:26qui vient du Sud et qui dit « vous êtes coupable de tout ».
20:29C'est très camusien tout ça.
20:30Cette complexité, cette absence de subtilité, est-ce qu'elle donne un espoir de rétablissement des relations entre la France et l'Algérie ?
20:37Ou pas du tout ?
20:38L'Algérie ne guérira pas tant qu'elle ne guérit pas le rapport à la France.
20:43Il y a quatre pays dans cette affaire.
20:44Il y a la France, il y a l'Algérie, il y a la représentation de la France en Algérie, il y a la représentation de l'Algérie en France.
20:49Ce sont quatre pays qui se disputent un peu le crachoir.
20:52Et donc chacun veut avoir un discours exclusif de l'autre.
20:55La France est un problème intime en Algérie.
20:57Quand on exclut la France de l'Algérie, des mentalités, de l'école, de la langue, on exclut le rapport au reste du monde.
21:03Vous savez, pour les Algériens, le reste du monde, c'est la France qui ne parle pas français, tout simplement.
21:07Donc, tant que ce n'est pas guéri, l'Algérie n'avancera pas en termes d'indépendance intime.
21:12Vous voyez bien les débats, Kamel Daoud, qu'il y a en ce moment, notamment en débat politique,
21:16autour de la question de savoir quelle doit être la position des autorités entre ceux qui sont les tenants d'une ligne de fermeté,
21:25en disant qu'il faut tendre les relations, il faut pour certains abroger un certain nombre d'accords diplomatiques qui lient la France et l'Algérie.
21:33Et puis, vous avez, à l'inverse, ceux qui expliquent qu'il faut continuer à faire de la diplomatie,
21:38il ne faut pas couper les ponts parce qu'il y a tellement de relations intimes entre nos deux pays.
21:44Est-ce que, là encore, le regard de l'écrivain qui connaît intimement ces deux pays sur la bonne marche à suivre pour tenter d'apaiser les relations entre ces deux pays ?
21:54Je ne suis pas politicien pour pouvoir en juger, mais j'en parle comme monsieur tout le monde.
21:58C'est un paradoxe. La réconciliation est un acte singulier et solitaire.
22:01On ne se réconcilie pas avec l'autre en prenant en compte ce qu'il veut.
22:06Ça ne fera aboutir qu'à une sorte de surenchère à chaque fois.
22:10La réconciliation, elle est intime, elle est silencieuse, elle est muette.
22:14La France a besoin de se réconcilier avec elle-même, de construire sa pluralité dans le passé, sa complexité.
22:19À partir de ce moment-là, ça peut bouger.
22:21Mais dès qu'on est dans la logique du bilatéral absolu, on est dans la logique du surenchère.
22:28Je fais ceci, je fais cela.
22:29Au fait, je vais expliquer d'une manière très simple.
22:30C'est une logique entre deux ex.
22:32Merci beaucoup, merci tous les deux.
22:35François Ozon, l'étranger, votre film sort la semaine prochaine au cinéma.
22:40Ça donne envie de relire Camus et de relire Kamel Daoud, Meursault contre enquête.
22:45Je signale votre entretien croisé également cette semaine dans le journal Le Point.
22:51Merci.
22:52Non, le nouvel obs.
22:53Pardon, le nouvel obs, autant pour moi.
22:55Merci.
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