Dans cet entretien diffusé par la chaîne GreenLetter Club, l’analyste et auteur Matthieu Auzanneau, directeur du think-tank The Shift Project, expert reconnu des questions énergétiques et co-fondateur du blog “Oil Man”, alerte sur l’évolution critique des importations pétrolières de l’Union européenne : les flux en provenance du Kazakhstan, de la Libye, de l’Algérie, de l’Angola ou du Nigéria risquent de se réduire de manière significative d’ici 2050, tandis que la croissance démographique et les besoins domestiques de certains pays fournisseurs s’accélèrent. Il met en lumière une double contrainte – déclin des ressources fossiles + hausse des besoins internes – qui expose l’Europe à une probabilité élevée de tensions d’approvisionnement pétrolier dès les années 2030. Il appelle à des choix stratégiques audacieux et ciblés : repenser la mobilité quotidienne (co-voiturage, vélo, train, bus) plutôt que la voiture lourde et puissante, privilégier des investissements sobres et adaptés plutôt que des technologies énergivores, et concilier souveraineté économique, décarbonation et redéploiement industriel. Une réflexion urgente sur notre dépendance aux énergies fossiles et nos marges de manœuvre pour préserver un avenir viable.
00:00Il y a des risques de contraintes dans l'accès au pétrole pour l'Europe dès cette décennie.
00:07Et ce risque se transforme en probabilité très, très élevée pour la décennie 2030.
00:20D'ici 2050, je vais citer quelques-uns des plus gros importateurs de pétrole de l'Union européenne,
00:26des plus gros fournisseurs, pardon, le Kazakhstan, moins 40%, la Libye, moins 60%, l'Algérie, moins 65%, l'Angola, moins 93%,
00:34le Nigeria, moins 90%. Et sachant qu'il y a des pays comme le Nigeria qui ont une croissance démographique exponentielle,
00:40on se dit que d'une part, ils sont en déclin et qu'en plus, ils vont avoir des besoins domestiques de plus en plus importants.
00:48Ça va être très compliqué d'aller trouver ne serait-ce qu'un peu de pétrole en 2050.
00:53Absolument, absolument. Encore une fois, on ne prétend pas prédire l'avenir. On décrit juste un risque.
01:02On documente un risque. On n'a pas travaillé comme ça. Ce n'est pas du doigt mouillé.
01:06J'ai dit le pédigré des gens qui ont fait cette étude. Mais on s'est fondé sur l'une des trois sources de références mondiales
01:15sur l'intelligence économique, oil and gas, qu'utilise l'OPEP, qu'utilise l'AIE.
01:20Richstadt Energy, une société norvégienne pour ne pas la nommer. On a utilisé ces données-là.
01:24Et la conclusion, c'est qu'il y a des risques de contraintes dans l'accès au pétrole pour l'Europe dès cette décennie.
01:34Et ce risque se transforme en probabilité très, très élevée pour la décennie 2030.
01:41Mais du coup, ça suppose de faire des choix audacieux et cohérents. Je vous donne un exemple.
01:46A la fois de ce qu'il faudrait faire et puis de l'étroitesse de vue dominante aujourd'hui en Union européenne.
01:54Le rapport Draghi, Mario Draghi a publié en septembre dernier un rapport qui a fait beaucoup de bruit
01:58et qui est en train de donner le tempo de la nouvelle Commission européenne.
02:03Le premier élément de son diagnostic, la figure 1 de son rapport, c'est montrer l'écart de compétitivité sur les prix de l'énergie
02:12entre l'industrie européenne, d'une part, et les industries américaines et chinoises, d'autre part.
02:17Bon.
02:17Monsieur Draghi, mais globalement, c'est le tempo, encore une fois, qui est donné pour la Commission européenne, dit
02:27« Donc il faut faire le marché unique, il faut déréguler, et puis il faut développer plein d'activités qui vont consommer beaucoup d'énergie. »
02:40Donc à commencer par le numérique et l'intelligence artificielle dont on n'avait pas...
02:47Bon bref, je ne vais pas discuter de l'intérêt, mais en tout cas, ce qui est certain, c'est que l'Union européenne n'a pas les moyens de tout faire.
02:55Nous sommes contraints.
02:57Alors je mets à côté, encore une fois, parce que manifestement, malheureusement, ce n'est pas une raison suffisante pour agir,
03:03je mets de côté les objectifs au nom de décarbonation, au nom du climat.
03:06Voilà. Mais compte tenu de notre situation, du point de vue de nos approvisionnements en pétrole et en gaz dans le système,
03:12tel qu'il est fait aujourd'hui, ou comme tu l'as rappelé, les deux tiers de ce qu'on consomme, c'est l'énergie fossile,
03:18échapper à la NAS, à cette NAS-là, ça suppose de faire des choix ciblés et exclusifs,
03:26ciblés et exclusifs sur ce que l'on veut faire, ce que l'on veut développer ou encourager comme industrie,
03:33et ce que l'on veut promouvoir comme mode de consommation.
03:38Tu peux prendre un exemple ?
03:39L'exemple peut-être le plus quotidien, c'est la mobilité, les transports.
03:47C'est marrant, l'automobile un peu rêvée, ça reste peut-être, je ne sais pas dans mon imaginaire,
03:57ça reste la grosse Cadillac qui consommait peut-être 25 litres au 100.
04:02Les SUV qu'on sort aujourd'hui, alors certes, ils ne consomment plus 25 litres au 100, mais ils sont très lourds,
04:10surpuissants, c'est-à-dire qu'on les fabrique pour qu'ils puissent monter à 180 ou 200, alors qu'on limite sur à 130,
04:17et surtout, enfin, et aussi, ils sont vides.
04:20C'est-à-dire que grosso modo, quand vous regardez le matin pour vos transports quotidiens, il y a une personne dans la caisse.
04:24Bon. Le Shift, on n'est pas les seuls, mais on est allé très loin dans cette démonstration,
04:30a montré que, moyennant un développement à nouveau cohérent, audacieux et exclusif
04:35de modes de transport pour, au quotidien, faire les 15-20 bornes que la plupart d'entre nous, ou moins, faisons au quotidien,
04:50il est parfaitement possible, moyennant des investissements qui n'ont rien à voir avec l'argent qu'a pu mettre la France,
04:57par exemple, pour développer ces lignes de TGV ou ces autoroutes,
05:00donc c'est-à-dire en développant une composition intelligente de covoiturage, vélo, train, bus, intégrés de façon pertinente,
05:10il est parfaitement possible de permettre à la majorité, une grande partie de la population de se déplacer au quotidien
05:16sans utiliser ces grosses bagnoles vides, trop lourdes, trop puissantes, qui font le déficit commercial d'un pays comme la France.
05:24L'essentiel du déficit commercial qu'on a en France, c'est notre facture de pétrole et de gaz.
05:28Bon. Là encore, décarbonation, souveraineté économique, c'est la même chose.
05:35Bon. Ça suppose de changer... En fait, de changer d'objectif.
05:40C'est-à-dire que, grosso modo, on sent bien là que le système industriel, le système économique est un peu comme un canard sans tête.
05:49Où est-ce qu'on va, aujourd'hui ?
05:51On mésestime, on ignore, on met sous le tapis un certain nombre d'objectifs environnementaux,
05:56dont l'objectif climatique. On double down, comme on dit en anglais, on double la mise sur ce système
06:04fondé sur les énergies fossiles qui nous conduit au précipice, qui nous conduit à la catastrophe climatique
06:10et qui fait qu'aujourd'hui, on a Trump d'un côté, Poutine de l'autre et Mohamed Ben Salman derrière.
06:19Il faut qu'on se réveille. On est dans un moment équivalent à l'effort de paix.
06:24Je n'ai pas envie de parler d'effort de guerre, mais l'effort de paix que la nation a fait en France, par exemple,
06:28où les nations européennes ont fait après la Seconde Guerre mondiale,
06:31quand il n'y avait plus un seul pont entre le Havre et Paris,
06:34et qu'on ne se posait pas la question de savoir comment on allait...
06:37Non, on s'est mobilisés collectivement face à quelque chose qui était peut-être plus tangible,
06:43qui était la destruction d'un certain nombre de villes, de poumons économiques,
06:47en France, en Allemagne, en Belgique et ailleurs.
06:49Aujourd'hui, c'est un poison lent, peut-être plus diffus, plus discret.
06:55Mais enfin, la perte d'emploi industriel qui fait qu'on perd notre destin aussi,
07:00parce qu'on perd notre savoir-faire, c'est quand même un phénomène ancien
07:04et qui, pour moi, tient à une première limite physique qui était la limite sur le charbon.
07:09Le choc de 1973, l'Europe ne s'en est jamais vraiment remise.
07:12Il y a vraiment un moment, un avant, un après.
07:14Les crises européennes au début des années 2010, elles sont directement liées à la crise de 2008.
07:20Bref, derrière tout ça, pour moi, il y a un sous-bassement physique
07:25qui a trait à notre situation d'humains, avec une volonté de puissance délirante,
07:33misant sur des ressources finies.
07:36Et puis, il y a notre situation, à nous, Européens, qui sommes les parangons,
07:41qui sommes, pour moi, la pointe extrême de cet aveuglement,
07:44parce qu'on n'a même pas le pétrole de schiste ou le gaz de schiste des Américains
07:48ou le charbon des Chinois.
07:51On pourrait se dire, après nous, le déluge, et tant pis, on sera les plus puissants.
07:53Mais on ne peut même pas.
07:54Donc il faut se réveiller et regarder cette situation en face.
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