Pour les dix ans des attaques les plus meurtrières jamais perpétrées en France, Libération a voulu donner la parole à trois de ses journalistes. Alexandra Schwartzbrod, Quentin Girard et Edouard Caupeil ont vécu la nuit du 13 novembre.
00:00Mes deux enfants sont des fous de foot et ils étaient tous les deux au Stade de France ce soir-là.
00:06France-Allemagne se joue depuis 16 minutes. Une explosion résonne dans le Stade de France.
00:14Bien sûr, le métier de journée s'y protège complètement dans ce moment-là.
00:17Et à ce moment-là, quelqu'un est sorti de la rue et a dit qu'il y a quelqu'un qui t'aille à la Kalachnikov.
00:21Dans Paris, les fusillades se multiplient.
00:23La une du lendemain, c'était des hipsters barbus sur les terrasses des cafés à Paris.
00:30Ce qui était absolument impossible.
00:32Le moment de l'écriture elle-même, je ne m'en souviens pas.
00:41Bonjour, je m'appelle Quentin Girard.
00:44Je suis journaliste à Libération et le 13 novembre, à l'époque, j'étais au service portrait.
00:49Je m'appelle Alexandra Schwartz-Broad. Je suis directrice adjointe de la rédaction de Libération.
00:55Et le 13 novembre 2015, j'étais déjà directrice adjointe et j'étais à Libération dans nos locaux historiques de la rue Béranger.
01:03Et c'est des locaux qu'on occupe depuis au moins 20 ans.
01:07Et on doit déménager.
01:09Et on doit déménager la fin de l'année.
01:10Et donc, c'est une fête qu'on organise pour dire au revoir à ces locaux.
01:15Et donc, il y a tous les gens de Libé.
01:17Et on a invité aussi énormément de gens de l'extérieur, des amis, des journalistes.
01:22Et on attend, c'est une soirée où on attend entre 250 et 300, peut-être même 400 personnes.
01:30On sait que ça va être une grosse soirée.
01:32C'était un mélange de tristesse et d'envie de faire la fête, d'envie de fêter ça avec tout le monde qui était là.
01:40Les anciens qui étaient partis, des collègues d'autres médias.
01:46On était très nombreux ce soir-là parce que c'était vraiment la dernière, la dernière fête.
01:50Je me souviens très bien comment j'apprends ce qui se passe.
01:54La soirée, elle a déjà bien commencé.
01:57Il est 21h passé, 21h30.
02:00Et même, je pense qu'on doit le savoir, nous, vers 21h45, le temps que ça remonte.
02:05Je suis tout en haut, là où il y a la cafétéria et la grande terrasse.
02:09Il y avait l'alcool qui commençait à couler.
02:12Et donc, la fête démarrait tout juste.
02:15Et donc, quelqu'un, à un moment, a dit, attendez, là, on baisse la musique.
02:19Ou on l'arrête, il se passe quelque chose.
02:22Dans le dixième arrondissement, des tirs à l'arme automatique qui visent le carillon, un bar.
02:27Et le petit Cambodge, un restaurant.
02:29Le réflexe, à l'époque, c'était de dire, on va passer la soirée à travailler.
02:33Et on se le dit très vite et on se le dit de manière automatique.
02:36Parce que c'est notre travail et parce qu'on vit dans un contexte où, même si on ne savait évidemment pas qu'il y aurait un attentat ce soir-là,
02:45on sait que c'est possible qu'il y ait des attentats.
02:46Et au début, on ne savait pas trop ce qui se passait.
02:49Et puis, très vite, on a compris qu'il y avait des tirs.
02:53Et très vite, notre pensée, notre première pensée, c'était d'envoyer quelqu'un là-bas, évidemment.
02:58Je m'appelle Edouard Coppey.
02:59Je suis photographe.
03:01Et à l'époque, je travaillais à Libération.
03:04Enfin, je travaille toujours, d'ailleurs, à Libération.
03:05Au moment où il y a eu l'attaque sur le petit Cambodge et le Carillon, je me rendais au journal.
03:11En passant par la rue de la Grande Jobelle, en descendant la rue de la Grande Jobelle, en fait, pour aller de l'hôpital Saint-Louis jusqu'à République.
03:18Et à ce moment-là, quelqu'un est sorti de la rue et a dit, il y a quelqu'un qui tire à la Kalachnikov.
03:21On avait entendu des sortes de pétards avant, enfin, des bruits comme ça.
03:25Et on ne pensait pas que c'était ça.
03:27Et à ce moment-là, je suis remonté chercher mon appareil et je suis redescendu par l'autre côté.
03:30Et je suis arrivé sur les lieux.
03:33Et moi, je me retrouve à devoir travailler, quand on apprend qu'il se passe quelque chose, à devoir travailler sur le Bataclan.
03:40Parce qu'à l'époque, sur ce moment-là, on est surtout focalisé sur ce qui s'est passé au terrasse.
03:50On sait qu'il y a des morts, on sait quel endroit a été attaqué.
03:53Mais le Bataclan, on ne sait pas trop encore.
03:54Qu'est-ce qu'il sait ? Est-ce qu'il y a vraiment des terroristes dedans ? Est-ce que combien de personnes ? Etc.
04:00Et donc, ce n'est pas le sujet le plus important sur ce moment-là.
04:04On a pensé, donc, un, envoyer quelqu'un dehors voir ce qu'il se passait, enquêter.
04:08Deux, tout à coup, on s'est dit, bon sang, mais c'est bien sûr la une de demain.
04:14Parce que donc, on a appris qu'il y avait des terroristes qui tiraient sur les terrasses.
04:20Sauf que la une du lendemain, c'était un sujet sur les hipsters de retour qui étaient très présents à Paris.
04:34Et donc, les quartiers de Paris, certains quartiers de Paris qui étaient envahis par les hipsters.
04:39Et donc, la une du lendemain, c'était des hipsters barbus sur les terrasses des cafés à Paris.
04:46Ce qui était absolument impossible.
04:48Tout ça, c'est un peu dans un brouillard parce que parallèlement, j'ai appris qu'il y avait un des terroristes qui avait une attaque au Stade de France.
05:00Or, moi, mes deux enfants sont des fous de foot et ils étaient tous les deux au Stade de France ce soir-là.
05:09Donc, panique absolue, j'ai appelé ma fille qui a répondu.
05:17Elle m'a fait comprendre, elle m'a arrêté de me dire, t'inquiète, t'inquiète, tout va bien.
05:21Or, à ce moment-là, tout n'allait pas bien du tout.
05:23C'est-à-dire qu'il y aurait suffi du moindre mouvement de foule dans le stade qu'ils étaient en train d'essayer d'évacuer.
05:28Et c'était la catastrophe ou s'il y avait eu dans le stade quelqu'un, on ne le savait pas encore, s'il n'y avait pas un des hommes, un des terroristes qui était noyé dans la masse au sein du Stade de France qui pouvait se faire sauter à n'importe quel moment.
05:39Et j'ai montré ma carte de presse, j'ai voulu rentrer dans la rue.
05:44Et là, ils ont bloqué la rue, évidemment, ils s'étaient hyper tendus parce qu'ils ont vu la gravité du truc qui s'était passé.
05:48Donc là, l'ambiance était un peu bizarre.
05:49Et moi, après, j'ai eu un coup de téléphone avec Libé, avec Mina qui était à la photo et qui était à la fête.
05:55Et qui me dit, mais non, en fait, c'est dangereux, il faut que tu rentres.
05:58Et donc, j'ai continué à marcher et à faire quelques photos des camions de pompiers qui arrivaient, des rues vides, etc.
06:03Et puis, je suis remonté chez moi.
06:04Le moment de l'écriture elle-même, je ne m'en souviens pas.
06:11C'est qu'on met des mots et c'est assez automatique.
06:14Il y a l'adrénaline et voilà.
06:18Les gens ne sont pas paniqués.
06:22On a toute la rédac qui a le sentiment que c'est un moment d'histoire dramatique et qu'il faut faire le travail et qu'on va essayer de le faire le mieux possible.
06:31Personne ne se met dans un coin pour pleurer ou personne ne crie.
06:37Mais voilà, il y avait cette espèce de schizophrénie à être à la fois très angoissée par ce qui pouvait arriver à mes enfants et en même temps refaire absolument la une, l'événement.
06:52Et ça, moi, ça m'a sauvée. Je pense que si j'avais été toute seule chez moi avec mes deux enfants au Stade de France, sachant qu'il y avait un ou possiblement plusieurs terroristes qui pouvaient se faire exploser au Stade de France,
07:02mais j'aurais été, je ne sais pas comment j'aurais fait pour tenir le coup.
07:08Là, il fallait bosser aussi.
07:15Bien sûr, le métier de journaliste, il protège complètement dans ce moment-là parce que tu es dans une adrénaline totale.
07:20Et donc, tu te sens, toutes tes fonctions physiques et intellectuelles sont au max, mais ce n'est pas le moment où tu es malheureux.
07:37Ce n'est pas le moment où tu es triste.
07:38Ça, ça vient après.
07:39Une fois que l'événement est passé, il reste quand même parce qu'il y a toutes les fleurs tous les jours et quand je vais chercher une baguette de pain, je passe devant.
07:49Tous les jours, c'est mon quartier, donc tous les jours, ça serait belle.
07:52Et puis tous les jours, je vais travailler sur les lieux parce qu'il y a des commémorations, parce qu'il y a mis du silence, parce que machin.
07:57Et puis, on m'envoie à la morgue, à Austerlitz.
08:02Et donc, ça, moi, après, je me suis bloqué le dos pendant un mois et demi.
08:07Je suis resté, genre, allongé et je me suis rendu compte qu'en fait, c'était toute cette tension nerveuse, tout ce truc qui, à un moment, le corps, il dit, ça suffit.
08:13Il faut vous reposer, monsieur.
08:25Quand je repense à la nuit du 13 novembre 2015, je repense à un moment collectif intense.
08:37Je sens le poil d'histoire et j'ai un sentiment presque d'écrasement.
08:46La mixité de ce quartier, c'était un quartier particulier.
08:48D'attaquer ça, c'était très symbolique.
08:53Parce que c'était les endroits d'ouverture de la société française, c'est un endroit où les gens ont envie de vivre ensemble, où ils essayent de vivre ensemble.
08:59Et si on attaque ces endroits-là, les gens, ils ont des endroits où ils n'ont pas envie de vivre ensemble, ça augmente le truc.
09:06On dit, ben voilà, vous l'avez bien dit, il ne fallait pas.
09:08Et donc, ça atteint un point, je pense, un point très symbolique, mais un point important de la cohésion sociale, en fait.
09:18Ben, tu vois, rien que d'en parler, là, j'ai la gorge nouée.
09:22Je ressens une immense...
09:26Ouais, une espèce d'immense tristesse, immense angoisse, immense...
09:36Voilà, une grande émotion, immense émotion.
09:38C'est un soir à la fois terriblement triste, tragique, et en même temps, une grande force entre nous.
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