À 9h20, le réalisateur israélien Nadav Lapid est l'invité de Sonia Devillers pour son film “Oui” en salles le 17 septembre. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-grand-portrait/le-grand-portrait-du-lundi-15-septembre-2025-5687172
00:00Le philosophe Alain disait « Penser, c'est dire non. Le signe du oui est le signe d'un homme qui s'endort.
00:08Oui, titre d'un film en trois lettres. Approbation, affirmation, consentement, endormissement.
00:15Mon invité est encore plus radical. Oui, les trois lettres de la soumission, de la servitude volontaire.
00:21Son héros ou anti-héros est musicien. Il danse, se fracasse à l'alcool, se prostitue pour divertir une jet-set israélienne.
00:29totalement grotesque et décadente. Jusqu'au jour où il accepte de composer un hymne à la gloire d'Israël,
00:36un chant patriotique louant les tueries commises à Gaza.
00:39Mercredi, alors que les images de Palestiniens fuyant les bombes et la faim colonisent vos écrans,
00:45vous irez au cinéma voir, oui, un film plein de couleurs, de poésie, d'Elvis Presley, de canards et de gens bizarres.
00:54Vous vous demanderez, qui peut avoir en lui tant de rage et de lucidité ?
01:00Qui prend sa caméra pour vous raconter son pays avec une telle férocité ?
01:04Portrait numéro 12.
01:10Bonjour Nadav Lapide.
01:11Bonjour, bonjour.
01:12Bonjour, bonjour.
01:13Oui sort mercredi.
01:16Je pense que dans l'histoire du cinéma en France, il n'y a jamais eu de film qui s'appelle Oui ni Non.
01:21Mais on va en parler.
01:22Jusqu'à présent, vos héros, Nadav Lapide, ils se cognaient et ils cognaient.
01:28Ils hurlaient, ils fuyaient, ils se révoltaient.
01:30Et votre héros, là, il se soumet.
01:33Pourquoi ?
01:36Puisque je pense que mon héros, là, c'est l'homme du présent.
01:40C'est l'homme du présent, c'est l'homme de cet instant-là.
01:44C'est un héros du cinéma qui vient après tant d'héros du cinéma, du cinéma américain.
01:52John Wayne dans un western qui disait non et non et non.
01:56Et on voit d'une certaine manière où ces noms nous ont amenés, où nous ont amenés cette résistance.
02:01Moi, je vois moi-même où m'a amené cette résistance et à quel niveau je n'ai pas réussi d'avoir le moindre impact sur la réalité.
02:09Et donc, mon héros, c'est quelqu'un qui décide, qui ressent que le moment est arrivé à dire oui.
02:22Dire oui à la vie, dire oui au monde.
02:27Dire oui aux puissants, puisqu'il se soumet jusqu'à devenir le bouffon du roi et jusqu'à lui lécher les bottes.
02:32Mais il y a une séquence dans le film où il lèche les bottes, pour le vrai.
02:36C'est-à-dire que ça va jusque-là, l'avilissement, il est grotesque, il est déchirant à la fois.
02:42Oui, je pense que oui, profondément, c'est un film sur des hommes qui sont basiquement sensibles dans un monde insensible.
02:52Et ils veulent, ils espèrent, ils veulent vivre normalement, être plutôt des gens bien, et en plus élever un enfant, lui transmettre l'héritage de ce monde-là.
03:09Mais ne pas lui transmettre l'héritage des batailles perdues d'avance, ne pas élever un enfant qui soit un Don Quichotte exclu du monde,
03:17mais élever un enfant qui soit un citoyen normal du monde.
03:22Or, que le monde n'est plus normal.
03:24Or, que le monde n'est plus normal, alors qu'ils essayent de négocier avec ce monde-là,
03:29ils essayent de dire oui à ceci, à cela, peut-être seulement divertir, peut-être seulement prostitué,
03:34ils se terminent par être complètement, complètement pollués par cette folie et par cette horreur.
04:04Quand on devient le bouffon du roi et qu'on est le héros ou le anti-héros d'un film de cinéma,
04:16évidemment, le cinéma se demande qui est le roi et en quoi le roi est malade pour avoir un bouffon.
04:23Mais votre film, Nadav Lapid, il va bien plus loin qu'un portrait du roi et des puissants.
04:28C'est toute la société israélienne qui est montrée de manière extrêmement viciée et décadente.
04:35Moi, je pense que c'est même, à mon humble avis, c'est même au-delà de la société israélienne.
04:40Je pense que oui, c'est un film qui tente de parler de ce moment au monde, dans la vie des gens.
04:46Je pense qu'il y a beaucoup de choses dans le film qui sont universelles et qui sont vraies pour quelqu'un à Bordeaux,
04:54à Marseille, aux Etats-Unis, en Israël, de la même manière.
04:58Un film qui est peuplé de drapeaux israéliens.
05:00Il n'y a pratiquement pas une séquence sans un drapeau israélien à Limal.
05:04Évidemment qu'à l'intérieur du film pénètrent peut-être les grands et les plus terribles événements de ce moment dans le monde entier.
05:13La guerre, le massacre et le génocide qu'Israël est en train de commettre à Gaza.
05:22Évidemment que la réalité israélienne est une sorte de réalité stéroïdée,
05:26nous ouvre une sorte de fenêtre pour l'horaire qui peut nous arriver à nous tous.
05:37Alors qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est que cet hymne patriotique que votre personnage va accepter de composer pour un puissant ?
05:45C'est là où il va se soumettre. C'est là le oui définitif, la bascule de sa vie.
05:49Qu'est-ce que c'est que cet hymne patriotique ? Il faut que vous racontiez au public français.
05:53Moi, deux ou trois semaines, puisque ça fait quelques années que j'habite à Paris,
05:56mais moi, deux ou trois semaines après le 7 octobre, je me suis déplacé.
06:00Je suis allé en Israël pour regarder, pour voir, pour parler avec les gens, pour essayer de comprendre.
06:05Ce qui m'était assez clair, c'est que tout cela va aboutir à une vengeance apocalyptique, qu'on est vraiment face au pire.
06:21Et là, d'une certaine manière, je n'avais plus le choix que de faire un film.
06:25Mais pour essayer d'aller au bout de cette âme collective qui s'est pervertie, dont l'incarnation est devenue la vengeance et le massacre.
06:37Et j'ai cherché encore une sorte de démonstration audiovisuelle.
06:40Et du coup, un ami m'a envoyé cette hymne, cette chanson.
06:43Alors, quelle est-elle, cette chanson ?
06:46Cette chanson est basée sur une des chansons israéliennes les plus connues, les plus importantes, les plus fondatrices du pays.
06:57Mais les paroles ont été réécrites pour parler de la seule dévotion des Israéliens du moment d'aller au bout de la vengeance et d'anéantir, d'éradiquer l'ennemi, donc les Gazaouites.
07:15La chanson a été réellement écrite pour soulever la morale du peuple et des soldats.
07:23Et la chanson est chantée par des enfants pour dire, voici le futur du pays.
07:30Voici le futur du pays.
07:32C'est nos enfants qui vont plus se contenter de petites victoires, mais qui vont aller au bout du triomphe absolu et ultime, la destruction totale de Gaza.
07:43Quelles ont été les premières réactions en Israël à votre film ?
07:51Toutes sortes.
07:52C'est-à-dire, d'un côté, le Festival de Jérusalem a fait un choix extrêmement courageux de sa part, je trouve,
07:59et a décidé de passer le monde, de passer le film, mais de faire un grand événement autour du film.
08:07Discussions, débats, etc.
08:09Deux ministres du gouvernement, des Netanyahou, ont envoyé immédiatement une lettre au Festival.
08:17Ils ont sommé de déprogrammer les films qu'ils ont nommés dans toutes sortes d'adjectifs complètement idiots.
08:24Évidemment, deux ministres qui n'ont jamais pris le temps pour visionner le film, avant de les décrire en détail, comme collaboration avec l'ennemi, etc.
08:33Le Festival, quand même, a montré un courage et tenait tête.
08:41La projection était houleuse.
08:43Il y avait des gens, il y avait quelques personnes qui ont crié.
08:47Mais je pense, à la fin de la projection, quand j'ai regardé le public, j'ai jamais vu un public dans un tel état.
08:57Je pense que les gens, ils sentaient qu'il n'y a même pas un millimètre entre eux-mêmes et l'écran,
09:02et qu'ils se voient vraiment sur l'écran, et que l'écran, une description est extrêmement fidèle à leur vie en ce moment.
09:12« Love me tender, love me sweet, never let me go, you have made my life complete, and I love you so. »
09:36Vous avez été un héros en Israël, Nadav Lapid.
09:39En 2019, quand vous recevez l'Ours d'Or, à Berlin, toutes les chaînes d'info interrompent leur programme.
09:48Vous êtes acclamé dans votre pays.
09:51Est-ce que vous diriez aujourd'hui que vous êtes vu comme un traître ?
09:57Par pas mal de gens, sûrement.
10:05Mais moi, je pense que si je dois quelque chose à mon pays,
10:13et si des artistes doivent quelque chose à ce monde,
10:16c'est dire leur vérité avec la voix la plus lucide, la plus claire.
10:23Vous savez, dans notre tradition, il y avait les prophètes, les prophètes bibliques,
10:32qui disaient au peuple parfois des choses très, très dures à entendre,
10:41mais qui disaient au peuple la vérité, qu'ils ne voulaient pas l'entendre,
10:47afin de retirer cette voile qui couvrait les yeux et qui suscite cet aveuglément.
10:55Moi, je pense que c'est le seul rôle possible que je peux remplir.
11:04Et d'une certaine manière, c'est le seul motif et la seule vraie raison pour faire un film,
11:09pour parler véritablement du monde dans lequel on vit, sans compromis, sans concession.
11:13Vous avez été soldat pendant trois ans, vous avez servi l'armée israélienne pendant trois ans,
11:19et puis vous avez quitté Israël. Pourquoi vous êtes parti ?
11:24Je suis parti parce que j'étais très jeune et complètement inconscient.
11:30Mais je pense que j'étais pris par une...
11:35Je pense que j'étais...
11:37Je sentais que je suis au bout de...
11:43Que cette âme collective malade de la société israélienne est la mienne aussi,
11:54que j'en fais partie.
11:55Je voulais fuir, je voulais fuir d'une forme de maladie.
12:01Je pensais que si j'irais loin, je pourrais sauver mon âme.
12:11Et je pourrais...
12:12Vous vous êtes trompé ?
12:13Et je pourrais oublier.
12:14Je pourrais oublier...
12:15Vous vous êtes trompé ?
12:16C'est-à-dire que l'exil volontaire, ça ne permet pas de rompre,
12:19ça ne permet pas d'oublier, ça ne permet pas de se réinventer.
12:23C'est-à-dire contre un bal d'Israël avec soi, même à l'autre bout du monde ?
12:27Oui, regardez, je pense que la meilleure réponse, c'est le film que je viens de faire.
12:33Moi, j'aurais adoré de parler du ciel et du soleil, du cul et de l'amour et des relations, etc.
12:45Comme un cinéaste français peut le permettre.
12:49Mais parfois, je me dis, est-ce que vous êtes condamné de parler du soleil, de Tel Aviv, de la lune, de Tel Aviv, du cul à Tel Aviv, de l'amour à Tel Aviv ?
12:57Je ne sais pas, je ne sais pas.
13:00Peut-être.
13:00Et en même temps, je pense qu'en parlant du plus intime,
13:06oui, parler aussi de la...
13:08Qu'est-ce que ça veut dire vivre ?
13:09En ce moment, vous m'avez dit tout à l'heure, vous avez décrit le film comme un film bigger than life.
13:15Je pense que pour parler du life, de la vie qu'on vit,
13:19il faut aller au-delà, il faut parfois aller à l'excès,
13:23il faut aller plus loin, il faut dépasser quelque chose pour finalement aller au bout d'une vérité.
13:29Direction Nousserat, dans le centre de la bande de Gaza.
13:32Hassan a fui Gaza car la ville était devenue trop dangereuse.
13:40Dans le quartier d'Eskandar, il y avait des destructions partout.
13:43Toutes les maisons étaient détruites.
13:45Il y a eu des bombardements vraiment forts.
13:47On n'avait jamais vu ça.
13:48La maison de mon oncle a été détruite, celle qui était autour aussi.
13:52Alors nous avons quitté la ville de Gaza, nous sommes partis.
13:55Et après, j'ai entendu dire qu'à Eskandar, il ne restait plus rien.
13:58Tout a été détruit.
13:59Nadab Lapide, vous n'êtes pas seulement un cinéaste israélien qui vit à Paris
14:04et qui est rattrapé par le sort d'Israël et le devenir d'Israël.
14:08Vous êtes aussi un cinéaste israélien qui a voulu retourner sur place pour filmer.
14:15Et pas n'importe où.
14:16Il y a toute une partie du film qui vous emmène sur la colline de l'amour.
14:20Il faut raconter quel est ce lieu extrêmement étrange, bizarrement cinématographique.
14:27Oui, c'est un film qui a été tourné en pleine guerre.
14:31Oui, c'est un film qui a été tourné alors que des missiles tombent autour et qu'on entend le bruit des explosions.
14:39Et plus on se rapproche de la frontière avec Gaza, mieux on voit la fumée qui monte.
14:44Il y a 10 000 explosions par heure.
14:46Et finalement, on est arrivé à cette colline nommée par les soldats la colline de l'amour.
14:52Parce que c'est là où parfois ils embrassent leurs copines.
14:56Face à un spectacle de faits d'artifice, face à Gaza qui brûle.
15:00Vous êtes des 500 mètres, 600 mètres.
15:04600 mètres ?
15:05Oui, 600 mètres de Gaza.
15:09Et vous tournez une scène.
15:12Et dans un moment, vous tournez votre caméra pour voir ce qu'on essaie en Israël de ne pas voir.
15:22Et pour voir Gaza qui brûle.
15:24Et vous vous posez dans un moment la question.
15:26C'est presque inévitable.
15:29Combien de gens sont morts depuis qu'on a commencé le tournage de la scène jusqu'à ce qu'on l'a terminé ?
15:36Vous avez peut-être en commun avec votre personnage d'avoir un petit garçon,
15:43de vouloir l'élever dans un monde qui change,
15:46et de ne plus avoir votre mère.
15:49Et à plusieurs reprises, dans le film, le personnage s'adresse à sa mère,
15:54qui n'est plus là, qui est morte.
15:56Qu'aurait-elle dit du 7 octobre, de la tuerie à Gaza ?
15:59Qu'aurait-elle dit de la ville qui s'est couverte de drapeaux,
16:02des fils des voisins partis au combat,
16:04de tous les bénévoles venus soutenir l'effort de guerre ?
16:07Il espérait qu'il aurait compris qu'ils étaient terrifiés,
16:11mais il savait que non.
16:13Les larmes de l'occupant dégoûtaient sa mère.
16:15Qu'aurait-elle dit de lui ?
16:19C'est les questions que vous, vous vous êtes posées ?
16:21C'est une question que je me pose.
16:23Je pense qu'il y a ici cette question de l'héritage générationnel.
16:30Qu'est-ce qu'on fait avec ce monde ?
16:32Qu'est-ce qu'on fait avec ce monde qui n'est peut-être pas la chose dont on a rêvé ?
16:36Qu'est-ce qu'on fait avec cette réalité qui est la seule réalité qui existe,
16:41mais qui n'est pas ce qu'on a espéré ?
16:44Ma mère, je pense que peut-être cette génération-là,
16:48m'a élevé à tenir tête, à résister,
16:52à batailler pour un meilleur monde, pour une meilleure vie.
16:58J'ai l'impression que la bataille est en plein échec.
17:03Votre mère, elle était monteuse.
17:06Elle est morte au moment où vous avez terminé Synonyme,
17:09ce film qui a reçu l'Ours d'or à Berlin.
17:12Elle était même votre monteuse.
17:14Le montage au cinéma, c'est faire des choix.
17:17Elle vous aidait à faire des choix ?
17:19Elle m'a aidé à faire un choix crucial.
17:27Faire toujours, toujours, toujours exprimer ma voix,
17:32que ce soit difficile ou facile,
17:36que ça plaît ou que ça ne plaît pas aux gens.
17:40Et ne pas réfléchir aux conséquences,
17:43ne pas réfléchir aux profits ou aux problèmes.
17:49juste parler à travers l'écran.
17:55Merci Nadav Lapide.
17:57Mercredi sort Oui au cinéma.
18:00Vous irez le voir et personne, aucun d'entre vous,
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