00:00Europe 1 Soir Weekend. 19h21, Pascal Delatorre Dupin.
00:05Il est 19h14, merci d'être avec nous, on est en direct évidemment sur Europe 1.
00:09Jérôme Fourquet est dans ce studio. Bonsoir Jérôme Fourquet.
00:12Bonsoir.
00:13Vous êtes directeur du département Opinion et Stratégie d'entreprise à l'IFOP
00:16et auteur de l'ouvrage Métamorphose française, état de la France en infographie et en image.
00:23Pour les auditeurs d'Europe 1, vous analysez, pour bien comprendre ce que vous faites,
00:27vous analysez notre société et les mutations de notre société.
00:32Je voudrais d'abord, avant que l'on revienne évidemment sur votre livre,
00:35ou finalement quand on lit votre livre, vous ne devez pas être étonné de ce qui se passe aujourd'hui.
00:40La semaine d'Halloween, j'ai dressé la liste de tout ce qui s'était passé.
00:44Les fusillades, les RICS, partout en France, je moderne mes propos,
00:50dans de très nombreuses villes moyennes de France.
00:56Je pourrais refaire la liste, je suis en situation de sidération,
01:02je pense que les auditeurs d'Europe 1 le sont aussi.
01:05D'abord, vous avec votre regard, avec votre analyse, avec le travail que vous effectuez,
01:09avant d'entrer dans le cœur de votre livre,
01:12comment vous pouvez nous expliquer cette flambée de violence ?
01:17Alors, elle renvoie à deux phénomènes.
01:21D'abord, l'extension territoriale des réseaux de trafic et de commercialisation de drogue.
01:28Il y a quelques années, quand le général de Darmanin était ministre de l'Intérieur,
01:31il avait indiqué que la France comptait 4000 points de deal.
01:34Donc la carte avait été publiée par département.
01:37On voyait qu'aucune zone du territoire, aujourd'hui, n'était épargnée.
01:41La moindre ville moyenne compte aujourd'hui, donc une sous-préfecture,
01:4510 000, 15 000 habitants, va compter son quartier sensible.
01:49Vous appelez ça les quartiers chics ?
01:51Voilà, un petit clin d'œil avec les quartiers chics.
01:54Et donc, ça s'est métastasé un petit peu partout sur le territoire.
01:58Alors, ce qu'il faut toujours rappeler, parce qu'on l'oublie souvent,
02:01c'est que s'il y a 4000 points de deal, ça veut dire qu'il y a des millions de consommateurs
02:05partout sur le territoire, et donc il y a une massification de la consommation,
02:08de tout type de stupéfiants.
02:10Ça, c'est le premier point.
02:12Le deuxième élément d'explication, c'est que face aux commerces prospères et florissants
02:19qui se développent, les sommes d'argent collectées sont gigantesques.
02:23Tout ça attise les appétits, et donc on a des rivalités de territoire
02:29pour contrôler les points de vente, pour contrôler les cargaisons,
02:32qui se multiplient avec un rajeunissement des personnes
02:37qui sont embrigadées dans ces rixes, ou dans ces conflits,
02:42avec aussi une professionnalisation de ces filières,
02:46qui vont recruter, comme ils disent dans leur jargon, des jeunes pour jobber.
02:50Donc on recrute via les réseaux sociaux des gens qui viennent d'autres régions,
02:53pour ne pas être suspect de connivence avec la population locale.
02:56L'ubérisation du trafic de drogue.
02:58L'ubérisation et la professionnalisation de ce trafic.
03:00Un accès aux armes qui est plus fréquent que par le passé.
03:05Et quand vous mettez tous ces ingrédients de ce cocktail,
03:08vous avez le résultat auquel on assiste,
03:10de manière un peu désemparée depuis plusieurs années maintenant,
03:14avec une montée en puissance qui va crescendo.
03:17Vous parlez aussi dans votre livre
03:19« Métamorphose française, état de la France en infographie et en image »
03:23d'extension du domaine de l'émeute,
03:26et ça à la suite de la mort de Nahel.
03:28C'était en 2023, flambée de violence un peu partout en France,
03:31et pas seulement dans les grandes villes,
03:33mais aussi dans les villes moyennes et les petites communes.
03:36Ce n'était pas le cas lors des émeutes de 2005 ?
03:39Lors des émeutes de 2005,
03:41beaucoup de territoires, beaucoup de villes avaient déjà été touchées.
03:45Mais à l'été 2023, on a compté 100 communes supplémentaires
03:49qui ont été concernées par ces émeutes.
03:52Rappelez-vous typiquement la petite ville de Montargis,
03:55qui avait fait un peu office de symbole
03:57de ce développement des violences urbaines,
04:00y compris assez loin des grands centres urbains.
04:02Et tout ça est à relier avec ce que j'indiquais préalablement,
04:05c'est-à-dire l'existence de quartiers difficiles,
04:08où il y a une confrontation avec, je dis bien,
04:10une partie de la jeunesse de ces quartiers,
04:12les forces de l'ordre, sur fond de trafic.
04:14Et donc ce phénomène s'est métastasé.
04:18Si on reprend ce qui s'est passé dans la nuit du 31 octobre à Poitiers,
04:23dans le quartier des Couronneries,
04:25ce quartier où un jeune a été tué
04:29dans le cadre d'une fusillade qui visait les terrasses d'un kebab,
04:33sur le petit centre commercial dans lequel se trouvait ce kebab,
04:38plusieurs édifices et plusieurs commerces et services
04:42avaient été incendiés lors des émeutes de 2023,
04:46notamment le commissariat, la poste et le crédit mutuel.
04:49Donc c'est un peu le lot commun de toute une série,
04:53hélas, de territoires.
04:55Pour répondre à cela,
04:57il y a quelques années, le ministère de l'Intérieur
04:59a mis en place une unité de CRS spécialisée
05:03qui s'appelle la CRS numéro 8, qui est maintenant très célèbre,
05:06qui était envoyée un peu en pompier volant,
05:09si on peut dire, sur tous les points chauds,
05:11mais il n'y avait qu'une unité de CRS.
05:12Et donc maintenant, elle a donné naissance à d'autres unités sœurs,
05:16donc c'est les 81, 82, 83, 84,
05:19qui se déplacent un peu partout sur le territoire
05:24au gré des demandes et des réquisitions des préfets
05:27pour essayer, un temps, d'éteindre l'incendie.
05:31Je parle d'incendie, rappelez-vous ce qui s'est passé début octobre à Cavaillon,
05:34à la suite d'un démantèlement d'un point de dîle.
05:37Il y a eu une expédition punitive contre le commissariat de Cavaillon.
05:40Cavaillon doit être à 20 000, 25 000 habitants,
05:43au cours de cet événement,
05:47plusieurs véhicules de police ont été incendiés,
05:49donc on a envoyé une CRS 81 et quelques
05:51pour essayer de ramener le calme et l'ordre
05:53pendant quelques jours dans cette commune.
05:55Mais le sociologue que vous êtes,
05:57vous observez la société française.
06:00A partir de quand a-t-on basculé
06:03dans ce que Bruno Retailleau a appelé
06:05la mexicanisation de la France ?
06:07Parce qu'on y est aujourd'hui.
06:09Dans ces phénomènes, il n'y a jamais de date bascule.
06:13En fait, c'est un processus au long cours.
06:15Si on veut prendre deux points de repères chronologiques
06:19et cinématographiques,
06:21j'en parle aussi dans le livre,
06:23le milieu des années 90,
06:25l'ambiance dans les cités,
06:27et pas dans toutes, c'est un peu le film La Haine.
06:30Et 25 ans plus tard, c'est plutôt Bac Nord maintenant.
06:34Donc on voit comment, en 25 ans,
06:36encore une fois, les phénomènes se sont développés
06:40partout sur le territoire.
06:41On a parlé de Poitiers, on a parlé de Rennes,
06:44on parle de Nantes, donc une France de l'Ouest
06:45qui était plutôt à l'écart.
06:47Et puis, les endroits où ces violences et ces trafics existaient,
06:51les choses se sont considérablement durcies
06:54avec une montée en puissance des organisations criminelles.
06:57Rappelez-vous aussi la conférence de presse stupéfiante,
07:01sans jeu de mots, de la fameuse DZ Mafia,
07:03qui reprend le décorum du FLNC,
07:06avec une nappe blanche, un logo,
07:09le visage cagoulé,
07:12s'adresse au procureur de la République
07:14en disant qu'ils sont pour rien
07:16les quelques meurtres qui ont eu lieu
07:18quelques jours avant.
07:20Et donc on voit, petit à petit,
07:21comme la grenouille dans l'eau bouillante,
07:23comment, palier par palier,
07:25des étapes ont été franchies.
07:27Donc il n'y a pas de moment de bascule,
07:28c'est un long process qui s'est mis en place
07:31il y a 25-30 ans maintenant.
07:32Un long process qui s'est mis en place,
07:34et ça mettra des années avant d'arriver à contrôler
07:37ce trafic.
07:39C'est ce que disait le ministre de l'Intérieur,
07:41étant armé,
07:42ça c'est une autre question,
07:43étant armé pour répondre à cette mexicanisation de la France,
07:46c'est toute la question,
07:47mais c'est vrai que le constat est absolument édifiant,
07:49et particulièrement ces derniers jours.
07:51Il y a un autre point que vous abordez aussi
07:53dans votre ouvrage,
07:55c'est la déchristianisation de la France,
08:00avec un recul spectaculaire de la pratique religieuse.
08:03Je cite vos chiffres,
08:0435% des Français allaient à la messe le dimanche en 1960,
08:07ils ne sont plus que 6% aujourd'hui,
08:10et vous avez cette formule choc,
08:12la virée dominicale a été remplacée par la virée chez Ikea.
08:16Voilà, la messe dominicale a été remplacée par la virée chez Ikea.
08:19Alors, vous voyez que là on prend une période de temps un peu plus longue,
08:23on remonte aux années 60,
08:25la déchristianisation était déjà amorcée,
08:27parce qu'il n'y avait déjà plus qu'un tiers des Français qui assistaient à la messe,
08:31mais c'était une part importante de la population,
08:34et le chiffre que vous citez, la 6%,
08:36correspond aux années 2012-2013,
08:38quand on avait refait une enquête,
08:39on est sans doute en dessous.
08:41Aujourd'hui, mais nous commémorions la Toussaint,
08:45il y a quelques jours,
08:47la fête de tous les saints,
08:48et la fête des morts également.
08:50La veille, la fête des morts.
08:52Oui, tout à fait.
08:55Là on a des chiffres qui sont encore,
08:57de mon point de vue, plus spectaculaires.
08:59En 1980, on a 1% des obsèques qui donnent lieu à une crémation,
09:03donc c'était totalement impensable,
09:06Oui, parce que c'est interdit par l'église catholique.
09:08C'était interdit jusqu'en 1963.
09:10D'accord, c'est autorisé.
09:12Mais l'église continue de dire que c'est quand même mieux,
09:14si vous pouvez, de ne pas se faire incinérer.
09:18Et aujourd'hui, on a 43% des obsèques qui donnent lieu à une crémation.
09:21Donc vous voyez qu'en 40 ans,
09:23on est passé de 1% à 43%,
09:25cette tendance se développe,
09:27elle sera sans doute majoritaire dans quelques années,
09:29donc ça nous dit plusieurs choses.
09:30D'abord, c'est un symptôme supplémentaire
09:33de cette déchristianisation,
09:35et puis ça s'explique aussi par
09:38ce qui s'est passé dans notre société
09:40au cours des dernières décennies,
09:41c'est-à-dire que beaucoup de Français,
09:43beaucoup d'habitants,
09:44ont se sont arrachés à leur terroir natal,
09:46et donc arrivés à la fin de leur vie,
09:48quand se pose la question de leurs obsèques,
09:50eh bien, c'est une question un peu existentielle,
09:52c'est-à-dire, est-ce qu'on va retourner se faire enterrer
09:54là où sont enterrés ses propres parents,
09:57mais où on ne vit plus,
09:58ou est-ce qu'on se fait enterrer là où on a vécu
10:00soi-même en tant qu'adulte,
10:02mais là où vos enfants eux-mêmes ne résident plus,
10:05et donc le choix massivement est fait aujourd'hui
10:09de recourir à cette crémation.
10:11Mais c'est moins cher.
10:13Alors, sur les formules, entre guillemets,
10:15standards, c'est un peu meilleur marché,
10:18et je pense que derrière les questions économiques,
10:20il y a quand même ces deux fondements-là,
10:23et donc on voit bien
10:24comment la société française
10:26a déjà énormément bougé historiquement,
10:27les Trente Glorieuses, la Révolution Industrielle,
10:29même la Révolution Française,
10:31mais ce que j'appelle le sous-bassement anthropologique
10:33était resté intact.
10:35C'est-à-dire qu'on enterrait les gens,
10:37les hommes et les femmes se mariaient,
10:40etc.
10:41Reprenons la comparaison avec les années 80,
10:43une institutrice qui commençait sa carrière
10:47au début des années 80,
10:48elle avait un enfant sur dix dans sa classe
10:50dont les parents n'étaient pas mariés,
10:52ce qu'on appelait les naissances en mariage.
10:53Quand elle est partie à la retraite en 2015-2020,
10:56elle en avait 60%.
10:57Et c'est pareil pour les parents divorcés.
10:59Alors, ça va aller avec.
11:01Il y a de nouvelles croyances aussi qui se développent,
11:04vous dites ça aussi dans votre livre,
11:06évangélisme, le chamanisme ou la sorcellerie
11:10sont en vogue chez les moins de 35 ans.
11:12Ah bon ? Dans quelles proportions ?
11:14C'est-à-dire ?
11:15Là, on a posé des questions dans nos enquêtes
11:17en demandant ce que vous croyez aux sorcières,
11:19donc attention, il y a une dimension...
11:20Mais c'est quoi les sorcières ?
11:21Expliquez-nous, les auditeurs de repense,
11:23que vous vous qualifiez de sorcière.
11:24Alors là, c'était un sondage quantitatif,
11:26donc il n'y avait pas forcément énormément de précision,
11:28mais il y a différentes sources à tout ça.
11:30On a d'abord tout ce qui est dans la pop-culture,
11:32notamment hollywoodienne,
11:33avec des séries sur les sorcières.
11:35On a aussi les courants néo-féministes américains
11:38qui ont remis au goût du jour
11:40ce qu'on appelle en anglais la witch,
11:42donc la sorcière qui est présentée
11:44un peu comme une figure du féminisme.
11:47Mais derrière tout ça,
11:50ce qu'il faut comprendre,
11:51c'est que les questions existentielles n'ont pas disparu,
11:53beaucoup de gens continuent d'être travaillés par ces sujets-là.
11:55Sauf que, j'allais dire,
11:58la boutique historique,
12:00l'église catholique,
12:02aujourd'hui ne fait plus guère recette
12:05et donc les gens se tournent
12:07vers d'autres formes de spiritualité.
12:09C'est quelque chose qui est aussi assez propre à notre période,
12:11c'est-à-dire qu'on laisse la part à l'autonomie de l'individu
12:14et chacun va se bricoler son propre référentiel.
12:17Vous voyez aussi l'essor du développement personnel,
12:20l'adoption de la philosophie bouddhiste,
12:24et donc vous vous promenez en France
12:26et vous voyez des bustes de Bouddha
12:29qui trônent en majesté dans des jardins,
12:31dans des vieilles zones catholiques
12:34ou plutôt déchristianisées,
12:37et donc on voit comment ce nouveau paysage spirituel
12:39se met en place sous nos yeux.
12:41Alors c'est passionnant,
12:42on va parler dans un tout petit instant avec vous de l'immigration,
12:44c'est aussi une autre grande mutation de notre société.
12:48Vous montrez les changements démographiques
12:51à l'œuvre ces dernières années,
12:52notamment à travers des prénoms.
12:540% des nouveaux-nés étaient portés
12:56un prénom arabo-musulman en France.
12:59En 2021, ils sont 21%.
13:02Vous allez nous expliquer tout ça,
13:04c'est tout de suite sur Europe 1.