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Claire Chazal nous propose une invitation au voyage pour ce nouveau numéro de « Au bonheur des livres » : un voyage de retour, vers la terre natale ou la ville d’enfance, tel que nous y invitent Maylis de Kerengal et Jérôme Ferrari dans leurs nouveaux romans respectifs, « Jour de ressac » (Ed. Verticales) et « Nord Sentinelle » (Ed. Actes Sud).Ces deux écrivains formidables, qui incarnent au sens fort le présent de la littérature française, appartiennent à la même génération et ont déjà connu la consécration avec des titres précédents : Jérôme Ferrari a ainsi été récompensé du prix Goncourt pour « Le sermon sur la chute de Rome » (en 2012) et Maylis de Kerengal, dont « Réparer les vivants » fut (en 2014) un phénomène de société et d’édition, a par exemple obtenu le prix Médicis (en 2010) pour « Naissance d’un pont ».Cette fois, on ne sait pas quels lauriers leur seront décernés en cette rentrée littéraire, mais ce qui est certain, c’est que leurs livres se rejoignent dans un commun mouvement vers les lieux de leurs origines : c’est la Corse pour l’un, avec ses traditions mais aussi l’envahissement du tourisme ; c’est la ville du Havre pour l’autre, avec son identité architecturale et portuaire si particulière, qui pousse à la rêverie comme peut-être à la fiction.Les lieux peuvent-ils alors être des héros de roman ? Assurément, à en croire nos deux écrivains, qui recourent, chacun à leur façon, à une intrigue policière à suspens… qui n’empêche pas la réflexion sur les questions d’identité et d’altérité, et interroge aussi sur les formes contemporaines de la violence. La profondeur n’interdisant pas l’humour ni les plaisirs du style. Année de Production :

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Transcription
00:00Retrouvez « Au bonheur des livres » avec le Centre National du Livre.
00:06Générique
00:24Bienvenue dans l'émission littéraire de Public Sénat.
00:27Je suis ravie de vous retrouver pour un nouveau numéro d'« Au bonheur des livres ».
00:31C'est une émission dans laquelle, vous le savez, nous essayons de donner,
00:35tout simplement, à nos téléspectateurs envie de lire des livres
00:39et de découvrir ou de mieux connaître leurs auteurs.
00:42Alors avec nous, deux romanciers intenses,
00:44très importants dans cette rentrée littéraire que nous aimons beaucoup
00:48et qui ont, j'allais dire, pour point commun,
00:49évidemment d'abord d'apporter un grand soin à l'écriture, au style, à la littérature.
00:56Et puis aussi pour ces deux livres qui ont chacun un ancrage fort dans une région,
01:01une région natale, le Havre pour Maëlys de Quérangal qui nous propose « Jour de ressac »
01:06et la Corse pour Jérôme Ferrari qui publie « Nord Sentinelle »
01:10avec un sous-titre « Le conte de l'indigène et du voyageur ».
01:13Je ne me trompe pas, il y a bien ce sous-titre.
01:14– Exactement.
01:15– Et bien sûr, on va l'élucider.
01:17J'assure que vous êtes deux romanciers déjà multi-récompensés,
01:21souvent distingués, bien sûr.
01:23Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation, on en est très heureux.
01:28Jérôme Ferrari, vous êtes professeur agrégé de philosophie,
01:30vous enseignez en Corse d'ailleurs à Jaccio et à Bastia.
01:33Merci d'être à Paris, c'est assez important pour nous.
01:36Vous avez reçu le Prix Goncourt en 2012 pour le serment,
01:39un livre brillant, le serment sur la chute de Rome.
01:41Avec « Nord Sentinelle », vous racontez, j'allais dire le nœud du livre,
01:46c'est un fait divers, un crime qui va d'ailleurs impliquer deux amis d'enfance
01:52mais qui part d'une cause banale, quotidienne, presque infime.
01:57Dans ce livre, vous nous parlez aussi, vous vous penchez aussi
02:00sur la question de la violence dans l'île,
02:02mais également sur la question du tourisme de masse.
02:06Maylis de Kerengal, vous avez écrit une quinzaine de romans puissants,
02:10voire même saisissants.
02:12Prix Médicis pour « Naissance d'un pont » en 2010,
02:14et puis donc une énorme reconnaissance
02:16et quelque chose qui nous a tous saisis, je le dis,
02:19pour « Réparer les vivants » en 2014.
02:21Alors dans ce roman « Jour de ressac »,
02:23je le précise, il est sur la liste du Prix Goncourt,
02:27tout commence aussi par un crime, comme pour Jérôme Ferrari,
02:31un mort non identifié sur une plage du Havre,
02:33et dans la poche de ce mort, il y a le numéro de téléphone de l'héroïne.
02:37Et cette héroïne va donc arriver dans cette ville pour participer à l'enquête.
02:43Je précise, Jérôme Ferrari, que si vous voulez intervenir,
02:45bien sûr, c'est tout à fait libre et la parole sera la bienvenue.
02:50– Alors on va suivre cette femme qui vit à Paris,
02:52on le découvre, qui fait du doublage pour le cinéma,
02:55et Maëlise de Kerengal, vous dites pour la première fois,
02:58alors pas tout à fait pour la première fois,
02:59parce que dans un recueil de nouvelles Canoë, qui était très joli,
03:02il y avait « Je », mais vous vous écrivez à la première personne.
03:06Est-ce qu'on peut dire que c'est votre livre le plus intime, le plus personnel ?
03:09– C'est le plus personnel, j'espère aussi le plus libre,
03:14et peut-être que ce jeu m'a amenée vers une forme d'intériorité, je pense.
03:20Ce jeu, il est là aussi parce que c'est la ville où j'ai…
03:24Le Havre, c'est la ville où j'ai grandi,
03:25où j'ai passé mon enfance et mon adolescence.
03:27Ça n'aurait pas eu beaucoup de sens pour moi
03:30de continuer avec une écriture à la troisième personne.
03:34– Oui, vous aviez pourtant souvent évoqué le Havre déjà,
03:37mais sans parler à la première personne.
03:39– Là, j'avais aussi envie de lui donner un plateau,
03:42que la ville se dresse et de la traiter finalement comme un…
03:46– Comme un personnage.
03:47– Comme un personnage et de me, j'allais dire, de me regarder à travers elle,
03:51qu'elle et moi, on se regarde et que je puisse parler de moi en parlant d'elle.
03:55Vous voyez, c'était un peu ce projet-là.
03:57– Cette héroïne revient sur son enfance et sa jeunesse, ses premiers amours.
04:01Comment définir cette ville, Maylis de Kerangal ?
04:05Vous la décrivez, bien sûr.
04:06Elle a été bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale,
04:10presque rasée ou reconstruite, notamment avec l'architecte Perret.
04:15Est-ce qu'on peut dire qu'elle est essentiellement mélancolique ?
04:18– Je ne dirais pas ça.
04:19Je dirais que c'est une ville assez…
04:22D'abord, c'est une ville de grands vents,
04:23c'est une ville où il y a un climat quand même très particulier.
04:27C'est une ville avec un ciel extrêmement large, une lumière très changeante.
04:31C'est là où Monet a inventé l'impressionnisme.
04:34Ce n'est pas une ville mélancolique, mais c'est une ville qui porte quand même,
04:39ce qui irait dans le sens de votre question,
04:41le fantôme d'une ville qui a disparu,
04:43celle qui a été anéantie les 5 et 6 septembre 1944,
04:47donc totalement rasée.
04:49Celle qui a été reconstruite n'avait pas pour objet de la refaire à l'identique.
04:56C'est une toute autre ville qui s'est redressée sur les ruines du Havre.
05:00Et ça, ça crée quelque chose.
05:02Et puis on peut ajouter, c'est une ville qui est un port,
05:06avec tout ce que ça comporte, comme opacité,
05:08comme ça regarde un peu vers le roman noir,
05:10les silhouettes qui se croisent, le trafic, les marchandises,
05:12les sentiments, les récits, tout ce qui passe dans les ports.
05:15Un horizon très lointain et puis un horizon fluvial.
05:19Vous dites avec la mer, tout continue.
05:20Ça continue, oui.
05:22C'est une ville de boudraille.
05:23Bien sûr, se dire aussi ça de la Corse,
05:25même s'il y a beaucoup d'aspects montagneux.
05:28Mais il y a quelque chose d'insulaire, je pense, un peu au Havre,
05:33dans le fait que la ville démarre là où les rails s'arrêtent,
05:39quand on est un peu à bout de continent.
05:41Et ça, on a eu longtemps, je pense, au Havre,
05:44une impression de relégation.
05:45Oui, oui.
05:46Elle a été inscrite au patrimoine mondial, bien sûr,
05:48mais ce béton, cette architecture,
05:50est-ce qu'il faut être havré pour aimer le Havre ?
05:55Pour être sensible à ça, à cette ligne, cette architecture ?
06:00Je pense que quand la ville a été classée,
06:03en fait, elle n'a pas tant changé que le regard sur elle a changé.
06:07Elle a été un peu, tout d'un coup, exaucée, éclairée différemment.
06:11Et je pense que les Havrels l'ont regardée aussi différemment.
06:14Quand je vivais au Havre, il y avait une forme de haine de soi,
06:18au sens où la ville était, avec cette physionomie très étrange,
06:22vous voyez toute une ville entièrement en béton,
06:24ce béton gris, rose, bleu.
06:26Oui, avec des lignes un peu arries.
06:29Absolument, quelque chose d'assez rugueux.
06:32Et je pense que, quand il y a eu ce classement,
06:36aujourd'hui, c'est une ville qui intéresse beaucoup
06:38les gens qui aiment l'architecture, par exemple.
06:40Il y a aussi Néméière, Chemettoff, Jean Nouvel,
06:43il y a des grands architectes qui sont venus travailler là-bas.
06:46Et je pense que ça a ouvert aussi,
06:51le champ qui pouvait l'éclairer s'est agrandi.
06:55Vous pourriez aimer le Havre, Jérôme Ferrati ?
06:57J'y suis passé une fois, une seule,
06:59et je n'avais pas encore lu le livre de Maylis,
07:02pour la bonne raison qu'il n'était pas sorti.
07:04Ça m'a donné envie d'y retourner,
07:06parce que j'avais été un peu interloqué,
07:09la première fois que j'avais été,
07:11par l'uniformité des lieux.
07:13Il y a quelque chose qui me paraît vraiment caractéristique
07:16dans le travail de Maylis,
07:18c'est la capacité qu'elle a
07:20à donner une place centrale à un élément non humain,
07:23autour duquel gravitent des personnages,
07:25et ça, on voit ça au début de Naissance d'un pont,
07:28ça peut être un processus, ça peut être des matériaux,
07:31et là, c'est une ville
07:34qui est quasiment le personnage principal du roman,
07:37et autour duquel les éléments humains
07:40gravitent comme dans un champ magnétique,
07:42et ça, elle le fait quand même remarquablement bien.
07:45Voilà, absolument.
07:46Mais c'est aussi ce qui vous rassemble, j'allais dire.
07:48Cette héroïne, on la suit, bien sûr,
07:50elle est doubleuse au cinéma,
07:51elle est mariée, elle a une fille de 18 ans,
07:53elle vit à Paris,
07:55mais on sent bien qu'elle a des inquiétudes,
07:58les choses se craquellent un peu autour d'elle,
08:00son métier est un peu remis en question,
08:02notamment par l'intelligence artificielle,
08:04est-ce que c'est quelqu'un qui se pose des questions ?
08:06Oui, quand elle est appelée par ce policier
08:10pour venir reconnaître ce corps,
08:13la femme qui débarque au Havre est quand même assez fragile,
08:16de fait, elle a un peu échoué
08:20dans les différentes prises de son,
08:23enregistrements qu'elle vient de faire,
08:26il y a cette inquiétude de l'intelligence artificielle
08:28qui risque de faire disparaître ces voix-là,
08:32ces voix humaines-là,
08:34le fait qu'elle soit doubleuse,
08:36pour moi, c'est assez important,
08:38sur le plan, j'allais dire, poétique,
08:40ça regarde aussi un peu le travail de la romancière,
08:43comment est-ce que je peux mettre ma voix dans son corps,
08:46enfin, vous voyez, je trouvais que c'était intéressant,
08:49et puis, le rapport à la fiction,
08:52c'est-à-dire que son travail, c'est de raconter des histoires,
08:56de lire des scénarios, de lire des livres,
08:58de les enregistrer,
09:00et tout ça, elle est forte de ça,
09:02mais quand elle arrive au Havre ce matin-là,
09:04elle retrouve à la fois cette ville qui a changé,
09:06elle-même a changé,
09:08et il y a une grande déstabilisation de tout.
09:10Et son enfance, puisqu'elle va être obligée
09:12de lire dans ses souvenirs pour essayer de comprendre
09:14ce qui s'est passé,
09:16évidemment, j'imagine que vous,
09:18vous vivez à Paris, je crois,
09:20mais vous êtes retournée là-bas.
09:22– Oui, mais j'y reviens souvent.
09:24– Et il y a eu quand même une enquête assez fouillée
09:26pour un certain nombre de détails,
09:28la médecine légale…
09:30– Oui, oui, parce que j'aime assez, en fait,
09:32que les livres soient, vous voyez,
09:34soient nourris de détails,
09:36et les détails, vous savez,
09:38c'est toujours le point de contact
09:40entre un élément de connaissance et puis l'imaginaire.
09:42Donc, en fait, pour moi,
09:44c'est aussi un travail littéraire
09:46de ramasser ces points
09:48sur, voilà,
09:50qu'est-ce que c'est qu'un terrassier,
09:52comment se passe une levée de corps…
09:54– Qu'est-ce qu'on fait de l'escrime aussi,
09:56parce que la fille…
09:58– La fille, elle est tireuse au fleuret.
10:00Et c'est vrai que cette précision, pour moi,
10:02c'est aussi un enjeu littéraire,
10:04c'est un enjeu de langue,
10:06comment ce vocabulaire-là, il vient nourrir l'écriture,
10:08comment on peut aussi, peut-être,
10:10s'éloigner d'une forme de standardisation
10:12de l'écriture en allant chercher
10:14des mots qui viennent éclairer
10:16aussi des actions,
10:18des métiers,
10:20des mots auxquels on n'a pas accès
10:22forcément dans le courant des jours,
10:24vous voyez, je trouve que ça me plaît
10:26beaucoup de faire ça.
10:28– Et ça caractérise votre œuvre,
10:30et d'ailleurs, on en parlera quand nous dialoguerons,
10:32parce que je pense que cette recherche littéraire,
10:34ça vous réunit aussi,
10:36et c'est très important.
10:38Vous parlez des migrants, des réfugiés ukrainiens,
10:40c'est vrai, il y a cet aspect aussi,
10:42est-ce qu'on peut dire, Maylis De Kerangal,
10:44que c'est une ville qui a un avenir,
10:46qui va vers quelque chose de positif,
10:48ou vous sentez que c'est plus compliqué ?
10:50– Je pense que c'est une ville qui est, en fait,
10:52un peu en pleine crise,
10:54d'abord le port est devenu quand même,
10:56le théâtre,
10:58c'est devenu, je crois,
11:00l'une des portes principales de l'entrée de la cocaïne
11:02en Europe, qui rivalise avec Anvers,
11:04avec ce narcotrafic qui met, en fait,
11:06sur le port du Havre une forme de pression et d'opacité.
11:08Par ailleurs, c'est aussi une grande ville
11:10de commerce, avec cet horizon,
11:12donc je pense qu'il y a,
11:14comme ça,
11:16et d'ailleurs l'un explique l'autre,
11:18évidemment que le narcotrafic est lié aussi
11:20à cette marine de commerce,
11:22et puis je pense aussi que, voilà,
11:24c'est un port, et ce qui est intéressant
11:26dans les ports, c'est pour ça aussi
11:28qu'on y croise ces deux Ukrainiennes,
11:30c'est-à-dire que les ports sont aussi
11:32des lieux très ouverts
11:34sur le monde.
11:36J'ai aussi conçu cette ville un peu comme un espèce de capteur
11:38sur les vibrations
11:40du monde contemporain, une actualité que le roman
11:42n'a pas pour vocation de prendre en charge,
11:44mais qui est là, et qui traverse
11:46la narratrice comme on est tous, nous,
11:48traversés tous les jours,
11:50peut-être dès le matin, par l'actualité.
11:52On y pense, et tout d'un coup,
11:54c'est vrai qu'il y a ces deux Ukrainiennes qui attendent
11:56un visa pour partir en Angleterre, et qui sont
11:58très réelles.
12:00D'où arrivez-vous, vous publiez
12:02Nord Sentinelle, avec ce sous-titre
12:04Compte de l'indigène et du voyageur.
12:06Je le disais, donc, l'histoire d'un...
12:08Enfin, ce n'est pas que ça, mais à un moment,
12:10il se passe quelque chose de violent entre deux amis d'enfance.
12:12Ça part d'un fait totalement
12:14insignifiant.
12:16Et puis, bien sûr,
12:18vous nous racontez l'histoire
12:20de la société corse,
12:22de cette rile, avec ses paradoxes,
12:24ses nuances, ses complexités.
12:26D'abord, expliquez-nous pourquoi ce titre
12:28Nord Sentinelle ? Où est-ce Nord Sentinelle ?
12:30Qu'est-ce que c'est ?
12:32C'est une île dans le golfe du Bengale,
12:34qui fait partie d'un archipel, et c'est la seule
12:36île qui reste inviolée.
12:38Le peuple qui y vit s'appelle
12:40les Sentinelles.
12:42Le gouvernement indien,
12:44puisque c'est sous souveraineté indienne,
12:46les laisse absolument tranquilles, et ils sont
12:48particulièrement agressifs
12:50avec les gens qui débarquent sur
12:52leur rivage, si bien que
12:54le gouvernement interdit qu'on aille les déranger.
12:56Je pense que la dernière fois que quelqu'un y a été,
12:58c'était un évangéliste américain qui a été tué
13:00tout de suite au moment où il a…
13:02– Donc il y a un parallèle entre ça et la Corse qui serait…
13:04– Ce n'est pas un parallèle sérieux,
13:06parce que ce serait vraiment grotesque.
13:08– Mais ?
13:10– Mais au moins,
13:12c'est un paradigme
13:14de l'affrontation
13:16violente avec l'altérité.
13:18Et c'est au moins ça,
13:20le détail ou le point commun
13:22qui m'a fait choisir le titre.
13:24– C'est un des sujets majeurs du livre, évidemment.
13:26Alors vous racontez qu'Alexandre Romani
13:28va poignarder son ami d'enfance
13:30Alban Genevet,
13:32qui est étudiant lui,
13:34donc qui vient d'un milieu différent,
13:36pour une histoire de bouteilles illicitement
13:38introduites dans son restaurant, dans son établissement.
13:40Est-ce qu'on peut dire que
13:42tout s'enflamme toujours un peu comme ça en Corse ?
13:44– Je ne suis pas sûr que ce soit
13:46vraiment une question de Corse.
13:48Moi,
13:50pour commencer, je suis toujours assez fasciné
13:52par la disproportion atroce
13:54qu'il peut y avoir entre les motifs les plus dérisoires
13:56et les conséquences
13:58les plus
14:00tragiques.
14:02Le livre explore
14:04un peu, pas les causes,
14:06il n'y a pas de recherche psychologique là-dedans,
14:08mais le contexte qui rend des choses comme ça possibles,
14:10avec l'humiliation, et je pense aussi
14:12une extrême exaspération
14:14au contact de l'autre,
14:16qui me semble assez constitutive
14:18de ce que peut créer, pas seulement en Corse,
14:20le tourisme de masse
14:22ou le sur-tourisme.
14:24– Est-ce que ça fait venir
14:26quelqu'un de différent ?
14:28Un étranger entre guillemets ?
14:30C'est ce que veut dire
14:32le sous-titre, bien sûr.
14:34– Au bout d'un moment, justement, ça cesse de faire venir quelqu'un.
14:36L'individualité est un peu
14:38dissoute dans
14:40la foule.
14:42Et du coup,
14:44discerner ce qu'il y a de singulier
14:46en chacun de nous devient presque impossible
14:48et on est dans une espèce
14:50de confrontation avec ce qui serait
14:52une pure altérité sans visage.
14:54– Mais dans les ressorts de ce crime,
14:56il y a aussi, bien sûr il y a l'altérité,
14:58l'étranger ou le tourisme différent
15:00qu'on rejette un peu,
15:02mais vous sentez quand même aussi
15:04les rapports sociaux, il y a quand même une différence
15:06de milieu social entre les deux,
15:08et puis aussi le poids des attentes viriles,
15:10il y a ça quand même, la masculinité.
15:12– Oui,
15:14on peut dire que c'est
15:16le virilisme qui est un peu central
15:18dedans et la manière dont,
15:20de fait, on assiste à une forme
15:22de mythification
15:24de la réponse violente
15:26et pour moi, le personnage d'Alexandre,
15:28c'est quelqu'un qui essaye de prendre
15:30les habits d'un personnage idéal
15:32que lui n'est pas,
15:34et qui
15:36essaye d'être conforme
15:38à une espèce
15:40d'image
15:42quasiment romantique
15:44et d'honneur à la mérimée
15:46qu'il essaye d'être et qu'il ne sera jamais.
15:48– Mais c'est peut-être inhérent à cet esprit
15:50corse quand même qui est
15:52de façon immémoriale,
15:54clanique, c'est un petit peu dur, mais…
15:56– Oui, mais ce qui m'intéresse
15:58là-dedans, c'est que je pense que
16:00ces images virilistes, elles viennent
16:02au moins autant de l'histoire
16:04sociologique et culturelle
16:06que celle de la Corse, que du regard
16:08qui a été porté sur la Corse au XIXe siècle
16:10par la littérature française,
16:12par Mérimée,
16:14qui pour moi… – Mathéo Falcone.
16:16– Et dans Mathéo Falcone,
16:18et dans Columba,
16:20a en quelque sorte façonné
16:22l'imaginaire qui est devenu
16:24celui des gens dont il parle d'une certaine manière
16:26comme s'il y avait une récupération de l'image
16:28qu'on a dans le regard de l'autre. – Vous sentez ça Maëlys ?
16:30– Oui, je me demandais si
16:32en plus de tout, les personnages
16:34du livre ne sont pas
16:36l'un et l'autre, surtout Alexandre, pris dans des formes
16:38de scénarios immémoriaux
16:40dont ils ont à peine conscience
16:42et qui les agissent presque
16:44sans que eux
16:46le décident, c'est-à-dire
16:48on veut correspondre à une image,
16:50on voudrait incarner
16:52des formes de représentation
16:54qui ne sont pas
16:56conscientes en fait.
16:58C'est des forces très profondes
17:00qui agissent les gens, en tout cas Alexandre.
17:02– C'est exactement ça,
17:04et pour moi c'est l'aspect tragique
17:06de l'histoire, être mu par des forces
17:08et ne pas être totalement
17:10innocent du fait qu'on s'y laisse aller aussi.
17:12– Oui, c'est vrai.
17:14Est-ce qu'on peut dire, Jérôme Ferré,
17:16que ce n'est pas la première fois, bien sûr vous savez souvent
17:18parler de la Corse, mais que vous n'êtes pas
17:20très tendre quand même au fond avec
17:22cette île natale,
17:24cette population, enfin qu'il y a quelque chose,
17:26parce que le livre, on n'en sort pas en disant…
17:28– J'ai toujours pensé
17:30que les amours sincères n'étaient pas nécessairement
17:32aveugles en fait.
17:34Et Dieu sait que
17:36j'aime
17:38la Corse, mais
17:40après tout,
17:42l'affaire de la littérature, il m'a toujours semblé
17:44que c'était la réalité dans toute sa complexité
17:46et si je ne suis pas tendre,
17:48en tout cas ce n'est certainement pas un réquisitoire.
17:50– Non,
17:52vous évoquez
17:54des ombres et des lumières.
17:56– Les ombres et les lumières.
17:58– Parce que vous êtes professeur de philosophie,
18:00c'est ce que vous aimez, et ça a peine la nuance
18:02la philosophie, et on sent bien que c'est tellement
18:04contraire à cet esprit,
18:06à ces mœurs que vous décrivez.
18:08– Qui ne sont pas les mœurs de tout le monde,
18:10ce n'est pas non plus un hasard
18:12si Alexandre est le rejeton
18:14d'une vieille famille
18:16de notables, en Corse on dit
18:18des Jots, et qui sont
18:20propriétaires terriens,
18:22qui ont une très très haute idée
18:24d'eux-mêmes, et de la manière dont il convient
18:26qu'ils réagissent à la moindre insulte
18:28ou à la moindre humiliation,
18:30et que ce jeune homme
18:32porte effectivement sur ses épaules
18:34comme une espèce de fardeau
18:36qui va l'écraser, et sa victime bien sûr.
18:38– Alors ce qui, je le disais,
18:40ce qui vous réunit,
18:42non seulement la qualité
18:44de votre vie d'écrivain,
18:46mais il y a cette écriture, et vous avez commencé
18:48à en parler, Maylis de Kerengal,
18:50qui est singulière pour, j'allais dire,
18:52chacun de vous,
18:54est-ce que ce goût du
18:56mot, du style,
18:58on posera bien sûr la même question à Jérôme Ferrari,
19:00ça vous est venu très jeune,
19:02très tôt, ce qui vous a plu,
19:04par exemple dans un livre,
19:06c'est quand même l'écriture,
19:08la façon d'agencer les mots, la façon de…
19:10– Oui, il y a ça, il y a aussi
19:12la façon d'aller chercher
19:14une forme de cadence, une forme de musique,
19:16mais moi j'ai l'impression
19:18que ça s'est construit
19:20de livre en livre en fait, même si ça s'est affirmé
19:22dans le temps, c'est une façon
19:24aussi de nouer une relation de plus en plus intime
19:26avec son propre langage en fait,
19:28qui n'était pas là dès le départ,
19:30en fait c'est en écrivant,
19:32si vous voulez, qu'on devient
19:34comme ça, si attentif,
19:36ce qui est important pour moi justement
19:38c'est une écriture de l'attention,
19:40c'est-à-dire être attentif,
19:42et ça implique
19:44une forme de loyauté quand même
19:46envers son sujet qui
19:48ferait qu'on ne serait pas, vous voyez,
19:50dans quelque chose de trop superficiel,
19:52mais qu'on aille chercher des points de connaissance
19:54dans ce à quoi on s'intéresse, la moindre des choses
19:56c'est de s'intéresser à ce à quoi on s'intéresse
20:00c'est pas toujours le cas
20:02et c'est vrai que je pense que
20:04j'ai lu Enfant pour le coup
20:06aussi pour connaître, ce qui fait que
20:08il y a dans mon travail quand même un lien avec la connaissance
20:10je pense que le roman, la fiction
20:12a quelque chose à dire du monde
20:14y compris en termes de connaissance
20:16et j'aime bien moi-même
20:18sortir d'un livre
20:20en étant, alors non pas
20:22le savoir qui s'impose,
20:24voilà, nourri avec ce rapport
20:26à la connaissance
20:28ce que je trouve
20:30très fort dans le travail de Jérôme
20:32vous avez parlé d'intensité au début
20:34de l'émission
20:36et cette intensité je la sens aussi
20:38beaucoup dans le choix de la complexité
20:40vous voyez, c'est pas
20:42des narrations qui
20:44cherchent à séduire avec des motifs hyper simples
20:46et je pense beaucoup
20:48à la scène justement où Alexandre
20:50tue Alban, qui est une scène qui se passe
20:52dans une foule en plus
20:54c'est-à-dire le crime il est en fait
20:56niché
20:58dans le motif
21:00même, donc dans ces touristes
21:02c'est-à-dire qu'il prend encore
21:04enfin en tout cas il s'accomplit au sein de ce
21:06qui est quand même le fond
21:08du problème et je trouve que ces enchassements-là
21:10sont brillants en fait
21:12et c'est aussi faire le choix
21:14on vit la chose
21:16et c'est pas être complexe
21:18pour être
21:20un peu en surplomb
21:22c'est parce que la réalité elle est complexe
21:24et ça demande quand même
21:26de s'y plonger
21:28Vous êtes d'accord Jérôme Ferré, qu'est-ce qui
21:30vous a nourri vous pour
21:32et je pensais notamment au sermon
21:34sur la ville de Rome parce que là il y a une écriture
21:36vraiment, c'est là qu'on se dit
21:38ah waouh c'est tout de même
21:40puissant et surtout
21:42recherché ou je sais pas
21:44il y a quelque chose, est-ce qu'il y a des influences
21:46particulières ?
21:48Il y a plein d'influences
21:50j'imagine pas qu'on puisse être
21:52romancier sans avoir été
21:54soi-même lecteur et avoir
21:56fait l'expérience en tant que
21:58lecteur de ce que peut faire un roman
22:00et de l'expérience qu'il propose
22:02et de la manière, parce que je suis absolument d'accord
22:04avec Maïs, donc d'une
22:06certaine façon il augmente aussi
22:08nos connaissances, moi j'ai jamais eu une approche
22:10très divertissante de la littérature
22:12Vous appreniez des choses
22:14Oui mais on apprend des choses
22:16on fait des expériences humaines
22:18qu'on n'aurait jamais fait avant
22:20voilà
22:22et moi
22:24mes lectures
22:26pas toutes mais beaucoup
22:28m'ont fait me dire
22:30on peut faire ça quand même
22:32avec des mots
22:34avec du langage
22:36il y a des choses tout à fait
22:38inattendues là encore
22:40Maïs parlait tout à l'heure
22:42de
22:44se familiariser avec des techniques
22:46qu'on ne connait pas mais
22:48dans plein de ses romans le vocabulaire technique
22:50utilisé pour l'ingénierie
22:52la chirurgie
22:54le trompe l'oeil
22:56non seulement il est précis
22:58mais il acquiert quand même une puissance
23:00poétique
23:02qu'on peut découvrir pas dans un manuel
23:04d'ingénierie mais dans un roman
23:06Est-ce que vous avez eu le sentiment d'évoluer
23:08parce que Maïs disait
23:10mon écriture a peut-être évolué
23:12peut-être un peu plus poétique aujourd'hui
23:14ou quelque chose comme ça pour ce livre là
23:16Oui
23:18je dis oui
23:20je vais dire que je l'avais constaté
23:22c'est plutôt du domaine de l'espoir
23:24j'espère bien que j'ai évolué
23:26je vois bien que j'ai des manières de faire
23:28j'aime toujours beaucoup
23:30je ne sais faire que
23:32enchasser des fils
23:34narratifs différents
23:36mais
23:38en fait
23:40à chaque fois que je fais un nouveau roman
23:42j'essaye de faire en sorte
23:44que l'adjectif nouveau
23:46veuille dire quelque chose
23:48Est-ce que je parlais de l'ancrage
23:50régional et c'est très fort bien sûr dans vos livres
23:52c'est ce qui nous a aussi intéressés
23:54mais pas seulement
23:56est-ce que par exemple quand vous avez voulu écrire ce livre là
23:58vous avez d'abord pensé à revenir au Havre
24:00ou à l'intrigue
24:02J'étais
24:04très attirée par un roman
24:06un roman de retour un peu
24:08odysséen, on revient chez soi
24:10on a changé
24:12je trouve qu'on sent plein de choses
24:14sur le monde, l'évolution du monde
24:16je n'avais pas du tout envie d'écrire un livre de souvenirs
24:18et j'avais envie du coup que le roman
24:20s'innue dans plusieurs genres
24:22le polar, le roman noir
24:24même l'autofiction, l'autobiographie
24:26que il y ait une matière littéraire
24:28un peu diverse
24:30et c'est vrai que toute cette ville
24:32m'offrait ça et je pense que la figure
24:34même du retour
24:36elle est très riche en fait
24:38pour écrire
24:40vraiment une fiction
24:42c'est un motif
24:44assez dense
24:46Et vous Jérôme Ferrari, est-ce qu'il y a eu
24:48je crois avoir entendu parler d'un fait divers
24:50qui ressemblait beaucoup à ce que vous décrivez
24:52vous me direz, c'est presque banal
24:54ça arrive, c'est Ricks
24:56est-ce qu'il y a eu quelque chose
24:58dont vous vous êtes souvenu, que vous aviez envie de raconter
25:00Là quand j'ai présenté le livre en Corse à plusieurs reprises
25:02il y a plein de gens qui sont venus me dire
25:04vous parlez de ce qui s'est passé là
25:06il y a eu plusieurs choses
25:08il y a eu plusieurs choses comme ça
25:10mais moi je ne voulais pas du tout m'emparer
25:12d'un fait divers réel parce que c'est tellement
25:14des vraies vies humaines
25:16avec des tragédies
25:18et ce n'est pas du matériau littéraire mais de fait
25:20si
25:22un acte comme ça était rigoureusement
25:24impossible dans le monde dans lequel je le décris
25:26ça ne ferait pas un bon sujet de roman
25:28il faut au moins
25:30que ça constitue une possibilité
25:32fondamentale de la situation
25:34et je pense que c'est le cas
25:36Alors
25:38on va évidemment clore cette émission
25:40en donnant juste un petit éclairage sur des livres
25:42que nous avons aussi aimés
25:44d'abord puisqu'il a été question du Havre avec vous
25:46un autre livre qui est
25:48formidable et qui parle
25:50d'une autre ville portuaire
25:52qui est Saint-Nazaire, c'est
25:54Patrick Deville
25:56c'est un réalisateur
25:58c'est un écrivain prolixe, grand voyageur
26:00aussi, qui est également, on le souligne
26:02directeur littéraire d'une très bonne
26:04maison des écrivains étrangers
26:06des traducteurs de Saint-Nazaire
26:08et donc il rend ici un hommage vibrant
26:10à cette ville comme vous le faites pour le Havre
26:12et puis une autre ambiance
26:14là ce gros livre sur
26:16Paris musée du XXIe siècle
26:18de Thomas Clerc
26:20aux éditions de Minuit, c'est un peu délirant
26:22et c'est une tentative d'épuisement
26:24du XVIIIe arrondissement de Paris
26:26mais alors rue par rue
26:28un drôle d'arrondissement, vivant bien sûr
26:30et c'est très précis, presque maniaque
26:32et aussi ça nous emmène
26:34vers une méditation et une fantaisie
26:36et puis pour ma part
26:38j'ai beaucoup aimé, enfin tous ces livres
26:40je les aime beaucoup, Nathalie Reims
26:42Ne vois-tu pas que je brûle ?
26:44aux éditions Léocher, là aussi c'est un nouveau
26:46livre personnel de Nathalie Reims
26:48qui est très émouvant
26:50on le sait que l'auteur évoque déjà
26:52depuis 1999 ses propres
26:54souffrances, la mort du frère, la maladie
26:56ici elle revient
26:58sur son enfance et son adolescence
27:00entre un père, Maurice Reims
27:02dont elle cherche désespérément
27:04l'approbation, l'amour, la reconnaissance
27:06et puis aussi l'amant de sa mère qui elle
27:08est partie et l'a quittée
27:10quand elle avait 15 ans, voilà
27:12merci infiniment à tous les deux d'être
27:14venus nous voir, ça nous a fait très plaisir de vous
27:16réunir, jour de ressac, c'est vous Maylis
27:18de Kerengal et puis Nord Sentinelle
27:20c'est Jérôme Ferrari, merci
27:22nous étions très heureux
27:24de vous recevoir, alors vous pouvez bien sûr
27:26retrouver cette émission en replay
27:28sur la plateforme de Public Sénat, publicsenat.fr
27:30et puis on se retrouve
27:32très vite bien sûr sur cette chaîne pour une nouvelle
27:34émission littéraire
27:36Musique
27:38Musique
27:40Musique
27:42Musique
27:44Musique
27:46C'était Au Bonheur des Livres
27:48avec le Centre National du Livre
27:50avec le Centre National du Livre

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