00:00Un jour d'octobre, un jour de pluie, une nuit noire et longue, elle coud, l'aiguille dans
00:28le tissu, est une cicatrice, le fil dans l'aiguille, le lien qui me relie à son histoire.
00:36Point avant, enfanter le vent, point arrière, s'offrir aux pierres, caresser l'ombre,
00:46dompter le fatal, point d'arrêt, point de croix, les chrysanthèmes s'ouvrent à la
00:52terre, entre ses doigts, les demeures s'en vont, moisir au delà des cimes et des mots,
01:08dans l'oubli de la mémoire, noircir le cœur, le sang, la peau, et entendre ce qui n'a
01:16pas été dit, les demeures s'en vont, une fille saigne sur le seuil, peut-être est-ce
01:26une mauvaise herbe, ça n'a pas d'importance, les demeures s'en vont, ne reconnaître ni
01:35la mort, ni la vie, entendre gémir les déserts, accueillir, femme, pierre, son flux de lune
01:44et flux de vie, son flux de sang, sève d'amour, chercher l'élan, le rythme, rejoindre l'âge
01:55atomique, trouver la respiration où le temps se retient, as time goes by, le bruit de la
02:02cuillère, le goût de la madeleine, les fleurs fanent et meurent, as time goes by, changer
02:09par le temps qui passe et obséder toujours par ce qui ne revient pas, dans l'écart,
02:17dans la perte, dans l'histoire, dans la mémoire, l'enfant englouti célèbre un monde abandonné,
02:26refuser, l'oublier, entre ouverts, les tiroirs du buffet rougeois, à côté de la table
02:39en formica, tout est écrit, ou pas encore, et on se demande où, après elle, retrouver
02:48les rires et le ciel, la couleur des carreaux de cuisine est passée, elle essuie les miettes
02:57sur la table avec une éponge, il y a des morceaux de verre enfoncés dans ses mains,
03:02le sang coule, le sang défile, quel lieu écrire pour chasser l'ombre, l'aube de la mémoire
03:13construit un monstre aux mâchoires acérées, en attendant, il y a toujours quelque chose
03:23à ravauder, défaire les ourlets des petits grandis trop vite, tisser, détisser les fils,
03:31ouvrir l'armoire du temps, contempler le linge plié, repassé, y enfouir ses larmes, ce
03:39qui reste de révolte et de sang traverse les nuits des femmes, quand nous construisons
03:44les jours, découdre les habits de la honte, en découdre avec son histoire, partir sans
03:54savoir qu'on ne reviendra pas, jouer à chapercher à portée de bras qu'on ne saisit pas, refuser
04:02la loi des pères, la loi des hommes, chanter au galop du sang, chevelure déployée au
04:06vent, résister, marcher dans les pas des enfants, au galop de la terre, réciter, les
04:13larmes, la sueur, la danse, les cœurs, libres, se sentir si vivantes qu'on pourrait mourir
04:22là, à bout de souffle, à bout de bras, sans chercher jamais ce qu'on ne trouve pas, en
04:28nous, dans l'autre, dans ce que révèle la joie et la peur, à jamais les mémoires tressées
04:36du sang et de l'amour des mères, rencontrer la terre, ses paysages, son histoire, on se
04:44penche, tente de saisir les fils qui nous relient, on murmure pour se réconforter, perdus
04:52dans nos guerres, reines, mères, guerrières, sorcières, sous les bombes et les bûchers,
04:57on cherche les chemins de traverse, les corps déchirent la page, empêchent la parole,
05:04le sang écrit ne souille pas le papier, des meutes de mots sur ta peau, des bêtes,
05:10nous sommes, soumises à la tendresse du chant.
05:25Décollée et photographie, noir sur blanc, cœur acidulé et langue mouillée,
05:33qui nous regarde lorsqu'on trébuche et tombe, qui nous regarde lorsqu'on trébuche et tombe ?
05:44Les mains ouvertes au sable, aux déchirures de la terre, aux déchirures des femmes et des mères,
05:50appeler, appeler la fillette, la cheville cassée, la poupée sur l'herbe, la fiancée, l'enfant,
05:56les larmes de la louve, la révolte, les os, la peau, appeler, la chair à vif et à feu,
06:03appeler, appeler, appeler, les draps sont rouges désormais.
06:10Tout, tout, tout à rapetisser, buffet, canapé, tricot, panier, les visages, les chansons,
06:36les mots des absents, les chiens, les enfants, tout, tout à rapetisser, sauf l'amour donné,
06:47tisser le rap des années, rapetisser.
06:54Enfanter les feux de l'enfance, dont les regards des fillettes tous s'embrasent et brûlent,
07:00et là, où jamais personne ne passe, il y a soudain du monde.
07:07Vêtues de leur chemise de nuit, elles ressemblent à des mariées, souries de toutes leurs rides
07:13lorsque l'homme dit de préparer le bois pour l'hiver.
07:17Elles portent en elles le soleil, les forêts, et dans la chaleur de leur tablier, on se réchauffe.
07:24Courir vers la forêt, dans le souffle du vent, avec le chant des arbres, vivre dans l'écho,
07:36faire l'histoire avec leurs noms, se conjuguer à l'enfance, ouvrir les yeux, tendre les bras,
07:44la terre, tout sourit, revenir au rire, refuser la distance, tisser.
07:55Est-ce ainsi que l'enfance insiste ? Est-ce ainsi que l'enfance résiste ?
08:04La poussière du ciel, émaillée de souvenirs, retrace le langage perdu à l'horizon d'un rêve.
08:13Épousser les cris d'enfants et ranger son chiffon, qu'est-ce qui croit en elle quand le monde fâne ?
08:24Les chants, les forêts des récits, la bourre, les lèvres moissonnent les mémoires,
08:34les mots venus d'ailleurs traversent nos histoires, un homme sans visage, sans nom,
08:42l'enfant, la violence, l'amour, séchouent sur ses pages, traces de vie, emmenées aux confins des matins.
08:51Elle a vécu une guerre, les pleurs, les cris, les larmes, elle a vécu la guerre,
08:58bruit des corps qui tombent, apprivoiser leur chute, ne pas mourir.
09:09Il y a des poèmes qui tiennent sur une seule note et toujours se tenir debout sur le sol.
09:21Elles dansent, les hommes faméliques, les camps, les cris, les chants de bataille,
09:27elles dansent au milieu des herbes et des chiens, quand tout brûle, s'enflamme, s'embrase, embrasse la mort,
09:34elles dansent, aiment, là où se tenait l'enfance, il n'y a plus personne.
09:42Quand les fous marchent sur l'Europe, volent, tuent, violent, volent, tuent, violent,
09:52quand les poètes traînent leurs mots sans les trahir, quand la terre souffre, quand les forêts saignent,
09:57quand les bêtes meuglent les prix, la courbe de leurs yeux fait le tour de leur corps,
10:01les rues vides plongées dans le mutisme ne savent plus où mettre leurs blessés,
10:05les camions, les jeeps, les tirs sporadiques dans le quartier,
10:08les chevaux tremblent, les bêtes hurlent, les maisons pliées empestent la peur,
10:12elles avancent, fuient les chagrins, elles tiennent un enfant par la main,
10:16c'est celui de l'américain, et sur les cadavres elle fait pousser des fleurs.
10:26D'instant en instant, les hurlements des absents,
10:32elle ne peut rien faire, avancer seulement,
10:36soulever son manteau, raviver son visage,
10:41village dévasté par les mains des barbares.
10:44D'instant en instant, les spectres des aimés,
10:48elle ne peut rien faire, avancer seulement,
10:51échapper au bombardement, essuyer la buée des yeux,
10:54femme fatiguée, affamée, avancer seulement,
10:58les chiens resteront derrière elle, l'enfant aussi,
11:02les avions traversent le ciel, avancer seulement,
11:06jusqu'à la levée des éclairs et attendre l'eau.
11:19Elle couche avec la nuit, sa poitrine cogne à réveiller les endormis,
11:24elle couche avec la nuit, elle couche avec la nuit,
11:27l'amour plus fort que la mort, la faim, le froid, la peur, les soldats,
11:30les hommes en première ligne relèvent l'horizon,
11:33les enfants meurent, la terre rend les corps des meurtris,
11:36elle désire son ombre et s'y assoie, le monde ne se ressemble plus,
11:40elle couche avec la nuit, elle couche avec la nuit, elle couche avec la nuit,
11:44mais garde les yeux ouverts.
11:48A la cime d'une vie, soulevez les fesses flétries,
11:53écoutez tomber les gouttes d'urine,
11:56pluies de honte et de misère.
12:00A la cime d'une vie, relevez la chemise de flanel sur la poitrine osseuse.
12:07A la cime d'une vie, couvrir le corps aimé de les dredons
12:11et laisser les plumes s'envoler, se poser sur les pauvres chaussons.
12:15A la cime d'une vie, au sommet de l'amour.
12:26Elle n'est plus là.
12:28Les comptines de l'enfance hurlent sans bruit.
12:31Feu de bois, bois de chêne, chêne en or, or de portée, le cœur n'y est plus.
12:37Elle n'est plus là.
12:39En or dur, dur à cuire, les phrases disent visions et sourires.
12:44Cuire assez, c'est assez.
12:47Elle n'est plus là.
13:09Elle n'est plus là.
13:39Elle n'est plus là.
14:09Une flaque de lumière, l'eau de colonne sur la commode.
14:34Son ombre irradie la chambre, le lit, les photographies, le mariage, les enfants, les petits.
14:42Un crucifix, un miroir sur les murs.
14:45Son ombre, la chambre, le duvet, l'oreiller, le matelas qu'elle retourne une fois par mois.
14:52Les fleurs séchées derrière la fenêtre, le verger, ses pommiers.
14:58Elle irradie, sève de vieillesse, Ève, Arbre, Éden.
15:12Son pied blanc sort de la couverture, son front est froid, ses mains violettes.
15:20Pensez aux iris au bord du chemin, elle à son américain.
15:25Elle a soif, on lui donne à boire, l'eau la soulage.
15:30Jusqu'à la fin, pensez aux iris au bord du chemin, elle à son américain.
15:36Cessée de marcher, arrêtée, dissoute dans la fumée d'un quai de gare.
15:44On ralentit les images, elle ne prendra plus jamais de train, ni d'avion, ni de bateau.
15:52Blue train, l'océan qu'elle ne traversera pas.
15:57Son amour, couleur de sang, saigne, chavire, déchire les lettres.
16:01L'homme ne voit ni le regard éperdu, ni le geste de la main.
16:06Dans le ciel, la distance, l'étendue bleue des silences.
16:11Dodo pour déranger un jour de rien.
16:15Les fleurs perdent leur éclat, elle s'en va.
16:20La chair meurtrie, le regard fauve et à la fenêtre, l'envol d'une mésange.
16:25Elle s'en va, flotte dans son chandail, sourit, les yeux ouverts car dormir, se dit-elle, c'est mourir.
16:33Elle s'en va.
16:36L'infirmier ne me rendra ni les sourires, ni la mésange.
16:40Mais dans un sac plastique, l'odeur aigre et le chandail trop grand.
16:45Les paupières mis clos, elle sourit.
16:49Ce matin, elle a eu si mal, soudain, mal à la vie, mal à son américain.
16:54Elle s'effrit d'heure en heure, subit la douleur du corps, la honte de la mise à nu, l'attente de l'inconnu.
17:02Voir venir la mort et se demander, dans le dénouement du son, ce qui achève nos mémoires.
17:11Un arbre solitaire veille.
17:14Le silence prend aux portes de la nuit.
17:17Elle se laisse aller, l'étrange sommeil la déplie, la brise, femme foudroyée, à perte de cœur, à perte de corps, femme décimée.
17:27Pourquoi faut-il que les mères meurent ?
17:32Mères et mères liées, rejoindre leurs histoires, leurs humeurs, leurs suées, leurs sangs.
17:37Se mêler aux larmes salées, aux premiers chagrins au bout du monde.
17:41Se laisser remporter sans naviguer, car la vie est peut-être aussi cet après-midi sur une plage où l'on se noie dans l'infini d'un bleu.
17:50Fixer l'horizon, à perte d'eau, démesurément, comme on avorte de l'enfant.
17:58Mères et mères liées, rejoindre leur manque, le vide, la peine, le passé, et inscrire son nom en bas de la page.
18:13Le médecin la déclare perdue.
18:21Elle saigne, le sang coule, rouge, encore, encore, le sang des femmes, le sang des mères, le sang des filles.
18:31Ses mains, froides, sur les draps, aussi immobiles que les photographies de l'homme dans le cadre,
18:37ont tissé la laine, les mots, le fil de l'amour d'un enfant l'autre, le temps d'une romance, d'une chanson à la radio.
18:51Ses mains, comme des lilas, aussi bleues qu'un ciel, disent adieu.