Julia Vignali reçoit Elsa Mari et Ariane Riou. Les deux journalistes publient « Génération bistouri » chez Lattes. Neuf mois d'enquête ont été nécessaires pour revenir sur le triste constat que les 18-34 ans sont plus adeptes de la chirurgie esthétique que les 50-60 ans.
00:00 Merci à vous deux d'avoir accepté cette invitation et bonjour. Alors vous sortez, Jean-Baptiste le disait, ce livre "Génération Bistouri, enquête sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes".
00:10 Pourquoi avez-vous choisi de consacrer neuf mois d'enquête sur ce sujet précisément ?
00:14 Parce que depuis 2019, en fait, les 18-34 ans font plus de chirurgie esthétique que les 50-60 ans.
00:21 Et en fait, c'était pas anecdotique cette année. Ce sont des chiffres qui se sont confirmés d'année en année, laissant apparaître un véritable phénomène.
00:29 Et on s'est dit "mais comment est-ce possible que les enfants fassent plus de chirurgie esthétique que les parents ?"
00:34 Et donc il y avait une génération bistouri qui était en train de naître, il fallait qu'on la comprenne.
00:38 Alors le constat de votre livre, c'est la banalisation de la chirurgie esthétique. Vous écrivez "les réseaux sociaux l'hébergent, les influenceurs l'alimentent, les médecins en profitent".
00:48 Aujourd'hui, vous pensez qu'il n'y a plus aucun tabou sur les interventions de chirurgie esthétique ? On en parle. Qu'est-ce que vous en pensez ?
00:56 Oui c'est vrai, on en parle assez librement, c'est plus forcément quelque chose de caché.
01:00 C'est même parfois, alors pour certains types de patients, une forme de revanche sociale d'avoir pu accéder à la chirurgie esthétique.
01:06 Et ça va être de plus en plus visible. Le physique un peu classique, c'est des lèvres pulpeuses, donc ça se voit qu'on l'a fait.
01:12 Un corps en forme de sablier avec un fessier rebondi, des seins…
01:16 Ça c'est l'effet Kim Kardashian un peu, non ?
01:18 C'est cette star de télé-réalité américaine qui a popularisé ce modèle de beauté avec tous les codes mis en place qui ont infusé jusqu'en France.
01:27 Donc non seulement on ne cache plus ces interventions, mais si ça se voit, ce n'est pas un problème. C'est ce que vous nous dites ?
01:32 Oui, alors ça dépend des classes. Il y a quand même un effet de classe, on pourrait dire.
01:38 Chez les classes plus populaires, il y a cette idée que ça se voit, c'est un peu comme exhiber un nouveau sac de marque.
01:46 C'est une forme, ce que disait Ariane, de revanche sociale.
01:48 Comme un accessoire.
01:49 Comme un accessoire. Et par contre, dans les classes plus aisées, il y a quand même cette idée de discrétion.
01:54 On en fait, mais si ça ne se voit pas, c'est mieux.
01:56 Mais ça concerne tous les milieux, c'est ce que vous dites.
01:58 Exactement.
01:59 Alors dans votre livre, vous faites, vous nous l'avez dit tout à l'heure, un triste constat.
02:03 Pour la première fois en France, les 18-34 ans ont davantage recours aux bistouri et à la seringue que les 50-60 ans.
02:10 C'est vrai que c'est assez étonnant. Vous dites même parfois que ce sont les parents qui payent les opérations esthétiques à leurs enfants.
02:16 Comment c'est possible ça ? A quoi c'est dû à votre avis ?
02:20 C'est assez compliqué de savoir. Ce qu'on comprend, c'est qu'en fait, il y a plusieurs types de parents.
02:25 Il y en a certains qui essaient de réfréner leurs enfants, mais qui ont un peu de mal, parce que bien souvent, ils sont quand même majeurs.
02:30 Ils sont jeunes majeurs, mais ils ne peuvent pas faire grand-chose.
02:33 Ceux qui les payent, ce qu'on a remarqué, c'est que souvent, quand eux aussi ont pratiqué la chirurgie esthétique, ils sont plus dans l'acceptation.
02:39 Ils vont aller le faire avec eux. On a même rencontré une famille où la mère fait pratiquer des injections d'aciduléronique dans le visage avec ses filles.
02:47 Dans son salon, ils font ça en famille, comme s'ils partageaient un repas le dimanche.
02:51 C'est vrai que c'est assez choquant, je ne sais pas si c'est le mot, mais en tout cas surprenant.
02:56 Vous pointez du doigt également les influenceurs, la télé-réalité, on en parlait tout à l'heure, en cause notamment ces filtres qu'on utilise tous,
03:03 parfois pour être un peu plus beaux que nature, sur les réseaux sociaux.
03:06 Est-ce que vous avez la sensation que les jeunes que vous avez rencontrés vivent dans une réalité déformée ?
03:11 Est-ce qu'ils ont oublié ce que c'était d'être au naturel ?
03:14 En tout cas, ils sont assez malheureux parce qu'ils utilisent sans arrêt ces filtres.
03:20 Ils voient sur ces filtres ce qu'ils pourraient être et qu'ils ne sont pas, donc ça les met tous dans une position d'échec,
03:26 puisqu'ils voient qu'ils n'ont pas le nez droit, la bouche assez pulpeuse.
03:30 Et après, il y a une sorte de frontière qui est brouillée entre le fantasme et la réalité.
03:36 Et les chirurgiens voient arriver des jeunes qui disent "je veux ressembler à ce filtre",
03:40 donc finalement ils veulent ressembler à un avatar d'eux-mêmes, ce qui interroge.
03:43 D'ailleurs, vous parlez dans votre livre de dysmorphophobie, vous pouvez nous expliquer de quoi il s'agit ?
03:48 Oui, alors la dysmorphophobie, c'est un trouble cognitif, c'est finalement la peur irrationnelle et obsédante d'avoir un défaut physique.
03:55 Et le problème, c'est que les réseaux sociaux accentuent cette peur parce que ça va créer des complexes qu'on n'avait pas forcément avant,
04:00 et même les amplifier d'une certaine façon.
04:02 Donc on ne se voit pas tel que l'on est.
04:04 Réellement, oui.
04:05 Tout ça est tout à fait troublé. Dans votre livre, vous expliquez également que pour certains médecins,
04:10 certains les incitent carrément, incitent les jeunes patients à recourir à la chirurgie.
04:15 Là, on n'est plus dans la médecine, on est dans le business, non ?
04:18 Oui, on est complètement dans le business et du commerce.
04:20 On avait assisté notamment à un congrès où, on se souvient, il y avait des chirurgiens qui disaient à quel point les réseaux sociaux leur ramenaient des clients à l'appel.
04:29 Ils disaient "c'est formidable, en fait, on poste deux photos d'opérations du nez, de rhinoplastie, et le lendemain, on a 50 demandes, c'est formidable.
04:37 Alors par contre, il faut se dépêcher, il ne faut surtout pas les rater".
04:39 Enfin, nous, on se demandait où on était. Clairement, on est tombé dans une sorte de foire esthétique.
04:44 Oui, on était en dehors de la médecine à ce moment-là.
04:46 Il y a, en dehors des médecins, des personnes qui pratiquent carrément illégalement certaines interventions, notamment les injections.
04:51 Je crois que vous vous êtes rendues chez l'une d'entre elles, une personne dans une arrière-cour ou un appartement.
04:58 Racontez-nous.
04:59 Ça paraît difficile à croire. On aimerait même aller chez trois filles comme ça.
05:01 En gros, ce sont des filles qui ont des comptes Instagram, qui ne sont absolument pas médecins, qui n'ont pas de diplôme,
05:06 et qui pratiquent des injections à prix cassé, ce qui attire du coup les petits porte-monnaie, donc les personnes les plus jeunes.
05:11 Donc, des injections, c'est quoi ? C'est du Botox, de l'AIDS ?
05:13 Les deux. Botox et l'acide hyaluronique. Dans le visage, même dans le corps.
05:17 On a rencontré une jeune fille qui était faite injecter de l'acide hyaluronique dans le fessier.
05:21 En gros, les comptes Instagram sont très beaux, c'est la carte postale. On a l'impression que ça va être super.
05:26 Sauf que nous, on est allé voir un peu à quoi ça ressemblait.
05:28 Et en fait, on se retrouve dans des appartements, soit l'appartement de la personne en question, des appartements loués,
05:33 même dans un box super lugubre dans lequel on s'est retrouvés.
05:36 Et en fait, on est censés se faire injecter là. La table est au bord du lit, entre la cuisine et le salon.
05:42 En termes d'hygiène, c'est une catastrophe, non ?
05:44 C'est déplorable, oui.
05:45 C'est une catastrophe en termes d'hygiène et surtout, c'est complètement illégal puisqu'elles ne sont pas médecins.
05:49 Et on veut dire à tous les jeunes, n'y allez pas. Parce que nous, après, on a rencontré des victimes et c'est terrible.
05:53 Vous avez vu quoi, justement, sur ces victimes ? Qu'est-ce qu'elles ont pu regretter ? Quelles sont les conséquences pour elles ?
05:58 On a vu notamment une jeune fille qui était complètement défigurée, qui avait failli mourir parce que l'injectrice lui avait piqué l'artère faciale.
06:06 Et donc, ça avait bouché le vaisseau, provoqué une nécrose et une infection généralisée.
06:10 Et quand on l'a rencontrée à l'hôpital, on a vu une jeune fille défigurée, comme si on avait jeté son visage au feu, clairement, complètement noirci, mutilé à vie,
06:20 et qui était en train de subir sa deuxième grève du visage.
06:22 Oh là là, donc ça peut avoir des conséquences, effectivement, dramatiques.
06:25 Après votre enquête, qu'est-ce que vous diriez de la chirurgie esthétique ? Est-ce que vous en ferez un jour ? Est-ce que c'est plus jamais ?
06:32 Qu'est-ce qu'on doit penser de ces actes-là ?
06:34 Notre livre n'est pas du tout contre la chirurgie esthétique, si elle est réfléchie.
06:38 Ce qu'on énonce, c'est la banalisation et même l'industrialisation de la chirurgie esthétique.
06:42 Bon, nous, c'est vrai qu'après avoir fait l'enquête, je pense qu'on est plutôt vaccinés.
06:45 Je suis pas sûre qu'on se lancera, parce qu'on a vu un petit peu tout ce que ça pouvait apporter comme complications et les risques aussi que ça comporte.
06:52 Mais voilà, ce qu'on se dit, c'est réfléchissez bien, il faut que ça soit mûri.
06:55 Ça peut aider. On a rencontré des filles qui s'avaient fait du bien, qui avaient des complexes et que ça avait réglé.
07:00 Avec de vrais médecins.
07:01 Voilà, avec de vrais médecins et en ayant réfléchi longuement avant de se lancer.
07:06 Eh bien, merci beaucoup Elsa Marie et Ariane Rioux.
07:08 Je rappelle la sortie de votre livre "Génération Bistouri", enquête sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes, parue chez JC Lattes.