Avec le sang des autres

  • il y a 11 ans
Extrait du documentaire « Avec le sang des autres » de Bruno Muel réalisé en 1974

C'est pas simple à décrire une chaîne. C'est pas simple d'arriver à cinq heures moins le quart et puis de... de te dire que là, vite que je fume une cigarette, je mets mon tablier, je prends mes outils, je me dis une dernière cigarette avant la sonnette. Et c'est triste, c'est triste. Tu ne penses plus au travail que tu fais. Tu y penses, mais c'est machinalement. C'est tout par réflexes. Tu sais qu'il faut mettre une agrafe à gauche, une agrafe à droite. Tu engueules ton agrafeuse quand elle va mal, tu t'engueules toi-même. T'arrive à t'engueuler toi-même quand tu te blesses, alors que c'est pas de ta faute.

C'est de la faute des montages qui sont mal faits. Mais c'est comme ça. Le chef vient, il t'engueule parce que le boulot est mal fait... Tout le monde en a rien à foutre, j'en suis certain. Tout le monde, tout le monde s'en fout...

Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains. J'ai mal aux mains... J'ai un doigt, le gros, j'ai du mal à le bouger, j'ai du mal à toucher Dominique le soir, ça me fait mal aux mains... La gamine quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons... Tu sais, t'as envie de pleurer, dans ces coups de temps là... C'est tout ça, tu comprends, t'as du mal à écrire, j'ai du mal à écrire. J'ai de plus en plus de mal à m'exprimer, ça aussi c'est la chaîne...

C'est dur de... Quand t'as pas parlé pendant 9 heures, t'as tellement de choses à dire, que t'arrives plus à les dire, que les mots arrivent tous ensembles dans la bouche et puis tu bégayes, tu t'énerves, tu t'énerves, tout...

Et ce qui t'énerve encore plus c'est ceux qui parlent de la chaîne et puis qui ne comprendront jamais que tout ce qu'on peut dire, que toutes les améliorations qu'on peut lui apporter c'est une chose, mais que le travail, il reste...

C'est dur la chaîne. Moi maintenant, je peux plus y aller. J'ai la trouille d'y aller. C'est pas le manque de volonté, c'est la peur d'y aller. La peur qui te mutile encore davantage... La peur que je puisse plus parler un jour, que je devienne muet...

Et puis quels débouchés on a ? Je suis rentré à 18 ans chez Peugeot en sortant de l'école... Je te dis, j'ai tellement mal aux mains, mes mains me dégoûtent tellement. Pourtant, je les aime tellement mes mains. Je sens que je pourrais faire des trucs avec. Mais j'ai du mal à plier les doigts. Ma peau s'en va. Je veux pas me l'arracher, c'est Peugeot qui me l'arrachera. Je lutterai pour éviter que Peugeot me l'arrache.

C'est pour ça que je veux pas qu'on les touche mes mains. C'est tout ce qu'on a. Peugeot essaie de nous les bouffer, de nous les user. Et bien on lutte pour les avoir. C'est de la survie qu'on fait.

Christian Corouge, 1974

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