00:00Lorsque le dimanche on allait manger chez tonton Francis et tata Juliette, on n'évoquait pas les divergences entre Jean-Paul Sartre et Albert Camus.
00:08On n'avait pas forcément d'avis sur Sartre et Camus, sauf que l'un était plus bel homme que l'autre qui avait un oeil qui disait merde à l'autre.
00:16Lorsqu'on allait manger chez tonton Francis et tata Juliette, papa disait volontiers en fin de repas qu'il était pour la disparition des passages à niveau sur la voie ferrée.
00:25Ce qui ne faisait pas tellement plaisir à tata Juliette qui était garde-barrière et n'avait pas envie qu'on supprime son gagne-pain sous prétexte de modernisme et de sécurité.
00:34Lorsque le dimanche, on allait manger chez tonton Francis et tata Juliette, on était serrés dans la voiture.
00:41Papa et maman à l'avant, à l'arrière, mes mères séparaient les deux frères.
00:44Notre sœur était restée à la maison faire ses devoirs, ça tombait pas si mal.
00:48La 4L était trop petite. L'hiver, les vitres étaient fermées et papa, la gitane allumée à la bouche, s'étonnait que les enfants nauséeux en voiture soient de santé si fragile.
00:59Lorsque le dimanche, on allait manger chez tonton Francis et tata Juliette, on mangeait trop.
01:04Et quand on rentrait le soir, on trempait des biscottes dans du lait.
01:08C'était des repas insolites et régressifs qu'on aimait bien parce que ça nous éloignait du quotidien.
01:13Lorsque le dimanche, on allait manger chez tonton Francis et tata Juliette, on évoquait les chanteurs.
01:20Pour tata Juliette, il n'y avait pas mieux que Nana Mouskouri.
01:23Elle était sérieuse et portait des lunettes et puis discrète, presque effacée.
01:27Jamais un mot plus haut que l'autre, Nana.
01:29Sauf quand elle se mettait à chanter.
01:31Alors là, quelle voix !
01:32Nana, c'était la cantatrice de ceux qui, au bord de la voie ferrée, regardaient passer les trains.
01:38Nana, c'était la calasse des gens modestes.
01:41Lorsque le dimanche, on allait manger chez tonton Francis et tata Juliette, on regardait le jeu de la chance, présenté par Roger Lanzac.
01:49On était invités à se positionner, non pas sur les dissidences entre Jean-Paul Sartre et Albert Camus,
01:55mais sur les différences entre Georgette Lemaire et Mireille Mathieu.
02:00Tout le monde s'accordait à penser que Mireille Mathieu chantait encore plus fort que Georgette Lemaire.
02:05Mais chantait-elle mieux ? Il y avait débat.
02:09Mireille Mathieu était courageuse, personne ne disait le contraire.
02:12Elle était gentille, elle aimait sa mère, ses soeurs.
02:14Mais est-ce que ce n'était pas un petit peu un produit fabriqué, une marionnette entre les doigts de Johnny Stark ?
02:21Est-ce que Georgette Lemaire n'était pas plus authentique, plus émouvante, plus bouleversante ?
02:26Même si tout le monde était d'accord, aussi bien les hommes sirotant un petit calva hors d'âge devant la télé
02:33que les femmes faisant la vaisselle à la cuisine, personne, jamais au grand jamais, ne remplacerait Edith Piaf.
02:40Au fait, qu'est-ce qui devient Théo Sarrapeau ?
02:43Cette semaine, on a appris la disparition de Georgette Lemaire à Nogent-sur-Marne, dans la maison de retraite des artistes.
02:51Il serait abusif de dire que l'on pensait souvent à elle, mais pour moi, son visage, sa voix, reste attaché au dimanche en famille de l'enfance.
03:01Une voix qui n'a pas à être moquée sous prétexte d'être oubliée, une voix qui, n'ayant jamais été trop à la mode,
03:09évite l'écueil de passer de mode « Vous étiez belle, madame ».
03:13Vous étiez belle, madame, quand je vous ai vue ce jour-là.
03:21Vous étiez belle, madame, lorsque vous marchiez à son bras.
03:27Vous étiez si bien habillée, vous étiez si bien maquillée,
03:34« Que je n'ai pas pu m'empêcher de vous envier ».
03:40Vous étiez belle, madame, et lui semblait très fière de vous.
