Extrait de la chaîne Reporterre avec Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences Po Paris, spécialiste de l’économie politique, de l’économie des médias et de l’histoire des inégalités sociales. Dans cet extrait, elle aborde l’avenir de la gauche, l’enjeu de construction d’un programme socio-économique solide, les questions d’identité et de sécurité, la reconnaissance des classes populaires urbaines et rurales, la manière dont les médias influencent le débat public et fragilisent l’espace démocratique. Elle insiste sur l’importance pour la gauche et les écologistes de proposer une alternative crédible en matière de justice sociale, de fiscalité, de protection du service public, d’approche de la sécurité basée sur la proximité, et de média libres face aux dérives d’une concentration capitalistique. Elle rappelle enfin la nécessité d’un courage politique pour construire l’unité à gauche, afin d’avoir l’impact électoral qu’exige la conquête du pouvoir.
00:00Je ne dis pas qu'ils doivent être d'accord sur tout. Ils ont des points de désaccord. Mais s'ils n'arrivent pas à se mettre d'accord sur le fait qu'aujourd'hui, la justice sociale, la justice fiscale, la justice environnementale, l'humanisme, et quand je dis l'humanisme, c'est parce que vous évoquiez la question des immigrants, l'humanisme, juste d'être un tout petit peu humain par rapport aux gens qui arrivent en France, qui sont maltraités aujourd'hui, qu'on veut renvoyer dans leur pays, là où il y a la guerre, là où ils ont des risques d'aller en prison.
00:23Vous avez un nombre de gens qui vivent dans la rue aujourd'hui. Je veux dire, on se fait à des choses auxquelles on ne devrait jamais se faire. Si on ne se rend pas compte que ça, c'est plus important que les différences qu'il peut y avoir au sein de la gauche, que les acrimonies, ou que les vieilles rancœurs personnelles, parce que ça fait tous 50 ans qu'ils font de la politique ensemble, on a quand même véritablement un problème.
00:44On sent que la gauche a un programme et qu'elle pourrait en avoir un. Vous en êtes une avocate éloquente et convaincante,
01:00mais on est dans un moment de presque de sidération, peut-être depuis le 7 octobre 2023, qui avait interrompu le débat que le livre que vous avez écrit avec Thomas Piketty,
01:15Histoire des conflits politiques, avait amorcé. Et on a l'impression qu'on est revenu maintenant dans une sorte d'affrontement qui gangrène, si j'ose dire,
01:26aussi la politique française, et notamment au sein de la gauche, avec un déchirement autour de la question, entre guillemets, de l'antisémitisme.
01:36Comment est, par ailleurs, une extrême droite qui continue à dire, le problème, ce sont les immigrés, c'est la sécurité,
01:46comment est-ce qu'on ramène la gauche et les écologistes pour repenser un programme sur les bases que vous avez suggérées ?
01:56Moi, je pense que la gauche est tombée à pieds joints dans le piège qui lui a été tendu à la fois par le Rassemblement National sur l'identité,
02:05mais aussi, en fait, par Emmanuel Macron et par le gouvernement en place.
02:11Et c'est une manière, finalement, pour le gouvernement en place et pour le Rassemblement National de diaboliser en partie la gauche.
02:18Je pense, encore une fois, que si la gauche se laisse enfermer dans ce thème de l'identité,
02:24c'est parce qu'elle n'a pas assez de propositions sur le socio-économique à faire.
02:28Je pense que, parfois, il faudrait juste qu'elle ait un peu de bon sens dans ses réponses.
02:32C'est-à-dire que, quand on dit du matin, midi au soir à la gauche,
02:37« Oui, mais alors vous, vous êtes complètement laxiste, vous ne voulez plus de police, vous voulez laisser tout casser. »
02:45Bon, je suis désolée, mais si vous regardez les précédentes périodes de la gauche au pouvoir,
02:50on dépensait plus à l'époque pour le service public de la police, y compris pour la police de proximité, qu'on le fait aujourd'hui.
02:55Qui a désinvesti la police ? C'est Nicolas Sarkozy, pour commencer.
02:59Et c'est ensuite Emmanuel Macron. C'est quand même ça, la réalité.
03:01Donc, il ne faut pas non plus, parfois, que la gauche tombe dans la facilité en disant
03:05« Ah, bah oui, c'est vrai, sur la sécurité, on n'est pas de droite. »
03:08Non, en fait, la sécurité, ça veut dire quoi ?
03:10Ça veut dire qu'il faut aussi de la police, de la police de proximité, du service public de la police,
03:15que ça coûte de l'argent.
03:17Mais par contre, que ça veut dire que ça doit être fait aussi avec une approche de gauche,
03:22et c'est là où la police de proximité, c'est extrêmement intéressant,
03:25parce que ce n'est pas simplement, justement, une police punitive.
03:27C'est une police qui est en échange avec la population.
03:29Et ça permet aussi, par contre, ça oblige aussi à affronter un certain nombre de problématiques,
03:35comme la problématique du contrôle au faciès.
03:37Donc, il y a quand même tout ça, finalement.
03:39Il ne faut pas non plus avoir peur d'affronter un certain nombre de sujets,
03:41mais il faut le faire avec une approche qui est une approche véritablement de gauche.
03:45Et ensuite, sur l'identité, on n'en a pas encore beaucoup parlé de la question des médias,
03:49mais je pense qu'on souffre aujourd'hui de la victoire idéologique,
03:56d'une certaine manière, de Vincent Bolloré et de ses médias de désinformation.
04:02Ah ouais, parce qu'il met des médias sur la table aussi, il y a un truc de dingue.
04:04Ah oui, mais non, parce que, comme je vous disais tout à l'heure,
04:06on n'a pas assez régulé l'actionnariat des médias,
04:08on n'a pas assez protégé l'indépendance des journalistes.
04:10Mais à un moment donné, ces news, ils ont imposé, comme manière de ne pas faire de l'information,
04:15le fait divers, la thématique de l'identité, vous arrivez...
04:21Je ne sais pas, vous avez une rentrée scolaire,
04:22la rentrée scolaire, on devrait le faire sur le fait que vous avez,
04:25dans un certain nombre d'écoles, il n'y a pas...
04:28Enfin, il y a une double problématique,
04:30qui, encore une fois, permet de réconcilier les classes populaires rurales et les classes populaires urbaines.
04:35Dans les classes populaires urbaines, vous avez des écoles,
04:38vous n'avez pas de professeurs face aux élèves.
04:40Pour les classes populaires rurales, il y a plein d'endroits où il n'y a plus d'écoles,
04:43ce qui oblige, finalement, les élèves à faire des temps de transport considérables.
04:47Et ça, ça a été très bien étudié, ça a quand même un coût, finalement,
04:50sur la réussite de leur scolarité.
04:52Donc, vous avez une rentrée scolaire, il faut qu'on discute,
04:54un, comment on fait pour mettre des élèves face aux profs ?
04:56Comment on réouvre des écoles en proximité ?
04:59Comment on rerend, aujourd'hui, le métier de prof attractif ?
05:02C'est-à-dire, comment on fait, en gros, pour augmenter la rémunération des profs
05:07au collège, au lycée, à l'école primaire, en maternelle ?
05:10Parce qu'on a quand même vraiment cette problématique-là, et ça coûte de l'argent.
05:12Ça, la gauche devrait y aller.
05:14Et c'est compliqué, et c'est pas évident, et on l'a vu, d'ailleurs...
05:16Mais Bolloré ne veut pas en parler.
05:18Non, mais j'y arrive.
05:20On l'a vu dans la campagne de 2022, où, en fait, on voit,
05:24quand la gauche veut aborder les sujets sans être préparé,
05:27ça devient vraiment la risée du reste du paysage politique.
05:32Donc, Hidalgo dit, du jour au lendemain, on va doubler le salaire des professeurs.
05:35Je ne sais pas si vous vous en souvenez.
05:36Bon, voilà.
05:37Mais alors, tout le monde s'est mis à rire, à sortir des cheveux.
05:39Alors, après, elle a dit, ah, peut-être pas doublé.
05:41Et c'était fini, en fait.
05:42C'était tellement pas crédible, et pas chiffré, pas avec...
05:45Elle n'avait pas travaillé, elle n'avait pas préparé.
05:47Mais ça ne veut pas dire qu'elle n'avait pas tort.
05:49Ça ne veut pas dire qu'elle avait tort.
05:50Ça ne veut pas dire qu'elle avait tort.
05:52Qu'il ne fallait pas mettre cette question sur la table.
05:55Donc ça, vous avez une rentrée, vous avez la rentrée, par exemple, en 2023, je pense
06:00que c'était Hidal, ou 2022, c'est Hidal, Premier ministre.
06:04On ne devrait parler que de ça.
06:05En fait, c'est ça le problème.
06:06Et on a parlé de la baïa, ou de je ne sais pas quoi.
06:08On ne parlait que de la baïa.
06:09Que de ça.
06:10Pourquoi ?
06:11Il y a à la fois la responsabilité des chaînes d'info, qui en font un thème
06:15qui tournent en boucle.
06:16Je veux dire, c'était vraiment une blague.
06:17C'est News, ils avaient placé des journalistes devant toutes les écoles de France, en attendant
06:21qu'un enfant arrive avec la baïa.
06:22Il n'y en avait pas qui arrivaient avec la baïa, ils n'avaient rien à dire.
06:25On aurait dit une sortie du G7, attention, est-ce que Donald Trump va dire un truc ?
06:28Mais ils attendaient si jamais un enfant inconnu arrivait avec la baïa, il n'y en avait
06:31pas du tout.
06:32Donc c'était quand même un peu une fumisterie.
06:34Donc ça, il y a à la fois quand même la visée idéologique, mais il y a aussi
06:37parfois la paresse de la gauche.
06:38C'est-à-dire qu'en fait, la gauche était très contente de venir parler d'abaya.
06:41C'est un thème facile, la baïa, vous n'avez pas besoin de travailler pour aller
06:44parler de la baïa.
06:45Vous allez dire, ben non, c'est une absurdité, la baïa, on ne peut pas montrer du doigt
06:49les musulmans, et ce n'est pas ça la vision de la laïcité.
06:51C'est tout, voilà, vous avez fini.
06:53C'est plus facile, finalement.
06:55La gauche et les écolons ne travaillent pas.
06:57Je pense qu'aujourd'hui, il y a à gauche parfois une certaine paresse intellectuelle
07:04qui fait qu'on tombe dans la facilité des pièges tendus par le Rassemblement National
07:09et les médias bollerés.
07:10Est-ce qu'on peut être au Parti Socialiste et de gauche aujourd'hui ?
07:14Je pense qu'il y a plein de gens qui sont au Parti Socialiste et de gauche aujourd'hui.
07:18Je pense qu'il n'y a pas une manière de définir la gauche.
07:21Je pense que la gauche, elle est riche et multiple.
07:24Elle l'a toujours été.
07:26Je veux dire, marché, je pense qu'il aurait été capable de dire en 81 que Mitterrand
07:29n'était pas de gauche.
07:30Est-ce que vous, vous diriez aujourd'hui que Mitterrand n'était pas de gauche ?
07:32Non.
07:32Je veux dire, il y a tellement de choses qui séparent aujourd'hui l'électorat de gauche
07:36de l'électorat d'Emmanuel Macron ou de l'électorat de la droite,
07:39l'électorat des Républicains.
07:41Il faut arrêter aujourd'hui de faire des leçons de gauche.
07:44On peut ne pas être d'accord sur tout.
07:45Mais aujourd'hui, quand même, il ne faut pas se voiler la face.
07:47L'électorat total de la gauche, il est à 30-33%.
07:50C'est un tiers de l'électorat.
07:51Déjà, ce n'est pas la majorité.
07:52Vous ne gagnez pas une élection avec ça.
07:54Donc, un, il faut quand même arriver à se mettre d'accord à l'intérieur de cet électorat
07:58sur le fait que, écoutez, un candidat...
08:01Moi, je suis plutôt plus à gauche de la gauche que social-démocrate.
08:04Je ne vais pas m'en cacher.
08:05Mais je préfère quand même avoir un candidat plus social-démocrate que Marine Le Pen,
08:09présidente de la République.
08:10Point.
08:10Et je pense qu'aujourd'hui, un Gluckman ou un François Hollande,
08:14ils devraient se mettre d'accord sur le fait qu'ils préfèrent avoir un Ruffin ou un Mélenchon,
08:18présidente de la République, qu'une Marine Le Pen.
08:19Si on n'arrive pas à se mettre d'accord là-dessus, je suis désolé.
08:21Ils ne le font pas.
08:22Parce qu'ils sont bêtes.
08:23Enfin, voilà.
08:23En tout cas, il faut qu'ils me le disent.
08:25J'aimerais bien qu'ils viennent vous dire en face à ce micro.
08:27Écoutez, moi, j'aimerais bien que Mélenchon nous dise en face à ce micro.
08:30Moi, François Hollande versus Marine Le Pen, je ne vote pas ou je vote Marine Le Pen.
08:35J'aimerais bien que Gluckman vienne aujourd'hui à ce micro et dise
08:38« Écoutez, moi, entre Mélenchon et Marine Le Pen, je ne vote pas ou je vote Marine Le Pen.
08:43Sérieusement. »
08:44Et puis l'autre truc, je vais quand même dire un mot sur cette primaire parce que ça m'énerve beaucoup.
08:49Il faut arrêter à un moment de leur laisser le micro seul, faire des grandes déclarations,
08:54que ça soit...
08:55Là, je pense particulièrement à Mélenchon et Gluckman parce que c'est les derniers qui se sont exprimés sur le sujet.
08:59Raphaël Gluckman devant l'Assemblée Nationale, les mains dans les poches avec deux députés qui disent
09:03« Non, je n'irai pas à la primaire, je ne veux pas, je ne veux pas. »
09:06La primaire de la gauche.
09:07Et puis Mélenchon qui dit pareil, « Dites-moi, je ne pourrai jamais gouverner avec les filles. »
09:11Et Mélenchon qui dit « Moi, je ne pourrai jamais gouverner avec Gluckman. »
09:14Mais attendez les amis, si vous ne pensez pas que vous êtes capables de remporter une primaire de la gauche,
09:20comment vous pensez que vous allez remporter l'élection présidentielle ?
09:23C'est-à-dire qu'en fait, on vous propose d'aller à une élection avec 30% du corps électoral qui est un corps électoral de gauche.
09:29Donc si vous n'avez pas le courage politique d'aller emporter cette élection-là,
09:33parce qu'il ne s'agit pas, quand vous allez à une élection, de dire « Ben non, mais je vais... »
09:36Bon, alors ils disent « Mais non, mais si jamais on perd, on n'ira pas avec tel. »
09:40Mais enfin, c'est que vous partez perdant.
09:43Parce que vous pensez que ça va être plus simple, finalement.
09:45Est-ce que Mélenchon pense ou Gluckman pense que ça va être plus simple de gagner contre l'autre
09:49au premier tour d'une présidentielle avec cinq candidats à gauche
09:52et tout le reste du spectre politique pour passer au second tour, que de remporter la primaire ?
09:57À un moment, il faut quand même un tout petit peu de courage politique.
09:59Je ne dis pas qu'ils doivent être d'accord sur tout.
10:01Ils ont des points de désaccord.
10:02Mais s'ils n'arrivent pas à se mettre d'accord sur le fait qu'aujourd'hui, la justice sociale, la justice fiscale,
10:07la justice environnementale, l'humanisme...
10:09Et quand je dis l'humanisme, c'est parce que vous évoquiez la question des immigrants.
10:13L'humanisme, juste d'être un tout petit peu humain par rapport aux gens qui arrivent en France,
10:17qui sont maltraités aujourd'hui, qu'on veut renvoyer dans leur pays, là où il y a la guerre,
10:21là où ils ont des risques d'aller en prison.
10:22Vous avez un nombre de gens qui vivent dans la rue aujourd'hui.
10:25Je veux dire, on se fait à des choses auxquelles on ne devrait jamais se faire.
10:29Si on ne se rend pas compte que ça, c'est plus important que les différences qu'il peut y avoir
10:33au sein de la gauche, que les acrimonies, ou que les vieilles rancœurs personnelles,
10:38parce que ça fait tous 50 ans qu'ils font de la politique ensemble,
10:41on a quand même véritablement un problème.
10:44Oui, on a un problème, oui.
10:45Bon, il est temps de taper sur la table.
10:47Et je pense que ça, pour le coup, c'est pour ça que tout à l'heure vous me disiez,
10:49les partis n'arrivent pas à se mettre d'accord.
10:51Mais les électeurs, ça fait longtemps qu'ils sont d'accord.
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