Passer au playerPasser au contenu principal
  • il y a 2 ans
“Le paradoxe du choix c’est qu’au bout d’un certain temps, plus on vous donne des options, plus en fait vous êtes malheureux.”

BRUT BOOK. Pour lui, le déluge d’informations sur nos smartphones et notre connexion permanente sont en train de nous engloutir. Avec son essai “Submersion”, Bruno Patino tente de prendre du recul sur notre "vie Tinder-Tiktok" et nos choix plus conditionnés par les algorithmes et l’intelligence artificielle que par notre propre volonté.
Transcription
00:00– Alors c'est Barry Schwartz qui raconte ça, il dit voilà,
00:02dans les années 70-80, lui qui est un homme de corpulence dans la moyenne,
00:10de taille dans la moyenne, rentre dans une boutique qui vend des jeans
00:14et dans cette boutique, pour quelqu'un comme lui,
00:16on lui propose 3 ou 4 modèles.
00:18Qu'est-ce qu'il fait ? Il les essaye dans la cabine d'essayage,
00:213 ou 4 modèles ça s'essaye, et à la fin il en choisit un,
00:24celui qui lui va le mieux, et il sort de la boutique content
00:28parce qu'il a fait un choix documenté, il a eu le temps d'essayer.
00:31Quelques décennies plus tard, il rentre dans la même boutique
00:34et là on ne lui propose pas 3 ou 4 modèles différents
00:37mais entre 40 et 45 modèles qui peuvent aller à quelqu'un
00:40de sa taille et de sa corpulence.
00:43Évidemment, il s'agit là d'acheter un pantalon,
00:45il ne s'agit pas d'acheter quelque chose, j'allais dire,
00:48pour lequel on réfléchit 6 mois, donc il n'a pas le temps,
00:52il n'a absolument pas le temps d'essayer les 45 modèles.
00:55Donc qu'est-ce qu'il fait ? Il demande au vendeur ou à la vendeuse
00:58de lui conseiller, ce vendeur lui propose 2 ou 3 modèles à essayer,
01:03il essaye et quand il sort de la boutique, il est malheureux.
01:06Et pourtant, le dit-il, il est malheureux alors que sans doute,
01:09le modèle qu'il a choisi lui allait mieux que le modèle qu'il avait choisi
01:14lorsqu'il n'y avait que 2 ou 3 modèles disponibles.
01:16Mais il est malheureux pour 2 raisons.
01:19La première, c'est qu'évidemment comme il n'a pas tout essayé,
01:22il se dit, si ça se trouve, si ça se trouve,
01:24il y en avait un qui m'allait mieux et peut-être que je n'ai pas fait le bon choix.
01:28Et puis la deuxième raison pour laquelle il est malheureux,
01:30c'est qu'évidemment comme on lui a dit, il y a 45 modèles disponibles,
01:33ses attentes ont augmenté.
01:35Plus il y a d'options, plus vos attentes, vos espérances ont augmenté.
01:39Donc plus la déception est potentiellement grande.
01:41Et donc c'est ce qu'il appelle le paradoxe du choix,
01:43c'est qu'au bout d'un certain temps, au bout d'un certain nombre d'options,
01:46plus on vous donne des options, plus en fait vous êtes malheureux.
01:49Je suis Bruno Patino, je suis président d'Arte et Submersion,
01:53qui est le livre qui paraît ces jours-ci,
01:56parle d'une seule chose, de notre ressenti parfois,
01:59de la fatigue qu'on peut avoir face à un torrent de messages,
02:02d'images, de sons qui nous sont proposés et notamment dans notre portable.
02:07– Vous écrivez dans votre livre, nous vivons dans le culte du choix,
02:10il est devenu une nouvelle religion, une nouvelle manière d'exister.
02:14Est-ce que vous pouvez m'expliciter cette phrase ?
02:16– Alors je vous explique, parce qu'il y a une autre phrase à laquelle je tiens,
02:19qui est de dire l'abondance, et je parle des abondances des signaux,
02:23qui nous sont envoyés, étaient une promesse, est devenue un problème.
02:26En réalité, depuis les Lumières, et à juste titre,
02:29on se dit que pour exercer notre vie de femmes et d'hommes libres,
02:35il nous faut avoir le choix, et donc plus on aura le choix,
02:39plus on sera en capacité d'exercer cette liberté.
02:42Et donc il y a presque, je vais dire, un aboutissement logique,
02:45à choix infini, liberté infinie.
02:47Ça c'est la théorie, si j'ose dire, ça c'est ce qu'on nous promet,
02:51c'est peut-être une des clés de voûte de l'esprit des Lumières.
02:55Et en même temps, ce que je me dis, c'est que malgré tout,
02:59et je parle évidemment du ressenti d'un certain nombre d'entre nous,
03:01mais aussi de ce que les nombreuses études
03:04sur la fatigue informationnelle et autres nous montrent,
03:07à un moment donné, quand on a trop de choix,
03:10eh bien, il se passe deux ou trois choses possibles.
03:13La première c'est, on ne fait plus le choix,
03:15donc on abandonne, on se dit j'arrête.
03:17J'arrête de m'informer, je ne regarde rien, j'arrête d'écouter.
03:22Ou alors on délègue son choix, on se dit c'est trop compliqué
03:25de faire ce choix parce qu'il y a trop d'options,
03:27donc je le confie à quelqu'un d'autre et on ne l'exerce plus personnellement.
03:31Et donc je pense qu'aujourd'hui, on est dans ce moment-là,
03:34en tout cas pour tout notre univers, j'allais dire, connecté,
03:36de messages ou autres, où on a tellement le choix
03:39que d'une certaine façon, soit on s'en va, soit on le délègue.
03:44C'est-à-dire qu'à un moment ou un autre, si vous voulez,
03:48quand vous mettez trop de temps à choisir,
03:50alors même que l'algorithme vous pousse des choses,
03:52sur Netflix ça vous pousse des choses,
03:55vous vous dites je me laisse embarquer dans le flot et je swipe.
03:57C'est-à-dire que je délègue mon choix à une formule mathématique
04:02qui me calcule et je swipe, c'est-à-dire je dis oui, non, oui, non, oui, non
04:06et je passe comme ça.
04:07Et je pense qu'effectivement, une grande partie ou une partie croissante,
04:11en tout cas de notre vie informationnelle,
04:13de notre vie de divertissement et de notre vie de culture,
04:16devient une sorte de vie Tinder, TikTok,
04:21c'est-à-dire où je me laisse embarquer par des choix prédéterminés
04:26qui ne sont pas forcément les miens,
04:28mais qui résultent d'un calcul sur mes données
04:30et je swipe d'option en option.
04:33Le fait de déléguer les choix à un calcul algorithmique,
04:36encore une fois, un algorithme ce n'est ni bon ni méchant,
04:39c'est formidable les algorithmes,
04:41ça nous propose des choses sur ce que ça sait de nous-mêmes,
04:45donc sur les données que ça connaît de nous-mêmes
04:48et donc sur une façon de nous calculer.
04:50Ce que je dis à un moment dans le livre,
04:52c'est que les algorithmes nous connaissent,
04:55mais ils ne nous reconnaissent pas.
04:57C'est-à-dire qu'il y a une part de nous-mêmes qui échappe au calcul
05:00et donc ça empêche souvent, dans le choix ou dans les choix qui sont les nôtres,
05:06la rencontre avec ce qu'on ne cherchait pas
05:08ou le fait de ne pas trouver ce qu'on cherchait.
05:10Et je crois, pardon de faire un peu de philosophie là-dedans,
05:14que le fait de pouvoir trouver des choses qu'on ne cherchait pas
05:18et le fait de ne pas trouver des choses qu'on cherche,
05:21c'est une dimension absolument importante de notre vie culturelle,
05:26de notre vie d'information, de notre vie même de divertissement
05:30et au total de notre vie ensemble.
05:32Il y a Générative, c'est un outil ?
05:35Oui, c'est un outil et je suis entièrement d'accord avec cette analyse-là.
05:38Donc ça va nous permettre de faire plein de choses.
05:40Donc je ne limite pas l'IA à ce que je vais dire derrière, c'est un outil.
05:48Ce que je dis et ce que j'écris seulement, c'est
05:51mais l'IA Générative, elle va aussi augmenter quelque chose qu'on subissait déjà,
05:58enfin qu'on subissait ou en tout cas ce déluge
06:01et cette augmentation croissante de signaux, de signes, de vidéos, de sons et de textes
06:07ne va faire que croître.
06:09Donc je ne dis pas que ce n'est pas l'apocalypse,
06:12mais ce flot va devenir un déluge phénoménal.
06:17Et donc là où on avait déjà un ressenti de fatigue,
06:21là où on avait déjà un questionnement sur nos choix,
06:23là où on avait déjà de temps en temps du mal à faire la différence
06:26entre la fiction et la réalité, ça va s'accroître encore.
06:29Dans votre livre, vous soulignez un point,
06:32c'est que vous dites que finalement, communément,
06:35on fait peut-être davantage confiance aujourd'hui aux algorithmes qu'on ne connaît pas,
06:40on ne sait pas trop comment ils fonctionnent,
06:41davantage qu'à des institutions plus établies
06:44comme les médias, le pouvoir politique, les professeurs à l'école.
06:49Ça, c'est quelque chose qui vous a frappé ?
06:51Ce qui me frappe, c'est par rapport à la confiance,
06:56c'est quelque chose d'un peu paradoxal.
06:58D'abord, je ne pense pas qu'on fasse confiance aux algorithmes, on consent.
07:01D'ailleurs, vous voyez même, on vous demande toujours à cause de la RGPD, etc.
07:05si vous consentez un certain nombre de choses.
07:08Vous consentez aux conditions générales de vente,
07:09vous consentez aux cookies, etc.
07:14Ce qu'on fait pour autant confiance, je n'en suis pas sûr.
07:16Ce qui est sûr, en revanche, c'est que la défiance est de plus en plus grande
07:19par rapport à toutes les institutions, on va dire classiques,
07:22qui sont des intermédiaires classiques.
07:24Les institutions, les médias, les gens dont le métier était de proposer des choses
07:31et donc ils ne peuvent le faire qu'en ayant la confiance
07:36de ceux qui les regardent ou qui ont recours.
07:39Ce schéma-là, faire en sorte que cette confiance soit restaurée,
07:42c'est à mon avis un des enjeux principaux.
07:45– Vous êtes président d'Arte, par rapport au Kidam qui va regarder cette vidéo,
07:49vous avez une possibilité d'action bien plus grande que l'homme de la rue.
07:54Est-ce que toutes les questions que vous soulevez dans votre livre,
07:56vous vous les posez au quotidien
07:57et comment vous les intégrez dans le cadre de votre métier ?
08:01– Dans le cadre de mon métier, ces questions, je me les pose toujours.
08:05En dehors de la qualité du média, de la ligne éditoriale,
08:09on a trois points sur lesquels on est très concentré
08:16et qui ne vous surprendront pas parce qu'ils sont totalement cohérents
08:20ou en cohérence avec ce que j'écris.
08:22Le premier, c'est comment on construit des outils de discernement
08:27pour ceux qui nous regardent.
08:29C'est-à-dire, on leur dit, entre la fiction et la réalité,
08:33on vous donne des outils ou des moyens de faire la distinction entre l'un et l'autre.
08:37La deuxième chose, c'est comment, sur notre plateforme, pour être clair,
08:42on vous facilite le choix, on ne vous met pas devant un choix
08:45avec 45 000 options et vous ne savez pas quoi choisir.
08:49Comment on éditorialise, on contextualise,
08:51on vous donne des outils pour vous faire votre choix,
08:54y compris pour trouver des choses que vous ne cherchez pas.
08:56Et le troisième point, c'est évidemment la confiance.
08:58Donc, quelle est la transparence qui est la nôtre ?
09:00Quels sont les gâches qui sont les nôtres ?
09:02Quelles sont les réponses qu'on vous donne quand vous vous posez des questions ?
09:05Quels sont nos engagements pour que vous puissiez nous faire confiance ?
09:08Il y a deux choses auxquelles je ne crois pas, si vous voulez.
09:10Je ne crois pas au déterminisme technologique,
09:12c'est-à-dire je ne crois pas du tout que le futur technologique est écrit,
09:16mais je ne crois pas non plus à l'autorégulation
09:19ou aux choses qui se font naturellement.
09:23Je pense qu'on est dans le moment où se définit,
09:26d'un point de vue politique, d'un point de vue social,
09:28d'un point de vue même, j'allais dire, amical,
09:31la façon dont on vit ce changement, quoi qu'il arrive à lieu.
09:36Et c'est ça le but de ce livre, c'est d'écrire, c'est de se dire,
09:40n'oublions pas, dans toute cette nouveauté qui arrive,
09:43de préserver notre liberté de choix
09:45et n'oublions pas de ne pas céder aux hallucinations,
09:49c'est-à-dire à réussir,
09:51n'oublions pas de continuer à faire la différence entre le réel et la fiction.
Écris le tout premier commentaire
Ajoute ton commentaire

Recommandations