Emmanuel Todd en 2002.

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00:00 [Musique]
00:11 Bonjour Emmanuel Todd.
00:12 Bonjour.
00:13 Vous êtes historien, anthropologue, chercheur à l'INED, l'Institut National d'Études Démographiques.
00:17 Vous êtes l'auteur de très nombreux livres et en septembre 2002, "D'après l'Empire",
00:22 et c'est sur la décomposition du système américain, qui a été publié chez Gallimard.
00:26 C'est un livre polémique, paradoxal, un livre qui a semé le trouble, un peu de zizanie même,
00:31 dans le milieu des spécialistes des États-Unis et des études américaines,
00:35 puisque la thèse principale de ce livre, on va y venir en détail au cours de cette émission,
00:39 la thèse principale de ce livre c'est celle du déclin américain.
00:42 La puissance américaine c'est en quelque sorte une queue de comète,
00:45 une fin de puissance pleine d'incertitudes et de contradictions.
00:50 Alors, avant de voir la façon dont vous construisez, vous étayez cette thèse,
00:53 d'où vous est venue tout d'abord l'intuition peut-être de ce déclin américain ?
00:57 L'intuition, j'ai eu le même sentiment que quand j'ai écrit il y a plus d'un quart de siècle,
01:01 "La chute finale", et c'est sur la décomposition de l'aspect soviétique.
01:04 J'ai eu le sentiment que les gens se trompaient.
01:06 Je suis pas indigné, j'étais pas indigné moralement, j'étais indigné intellectuellement, d'une certaine manière.
01:11 En 1976, quand j'avais publié "La chute finale", tout le monde parlait de l'expansion du système soviétique,
01:18 s'inquiétait de l'activisme militaire de l'Union soviétique,
01:23 et les gens percevaient bien un ralentissement de l'économie soviétique, en son cœur de la Russie,
01:29 mais les gens interprétaient l'agressivité internationale de la Russie comme un signe de puissance montante.
01:35 Et moi, j'avais eu le sentiment à l'époque, à partir d'indicateurs, de mortalité infantile et d'autres choses,
01:39 qu'on se trompait et que le système en fait était en train de se décomposer.
01:43 Et là, ce qui m'a mis en mouvement, en termes de recherche et d'écriture, c'est exactement le même sentiment,
01:49 c'est-à-dire que c'est vrai que l'Amérique apparaît très agressive, très unilatérale,
01:54 qu'elle manifeste un activisme militaire pour le moins inquiétant,
01:58 et comme d'habitude, je dirais, tous les 25 ans, les gens se disent "mais c'est parce qu'elle a la seule puissance, l'hyperpuissance",
02:05 et je me suis dit "non, c'est pas ça du tout, c'est la même chose,
02:08 cet activisme diplomatique et militaire est le signe d'un déclin".
02:12 Et c'est ça qui m'a mis en mouvement.
02:14 Est-ce que les attentats du 11 septembre ont joué un rôle aussi dans la construction de cette thèse ?
02:19 C'est-à-dire, ça m'a déclenché, je dirais, en un sens pratique,
02:23 parce que j'avais commencé, j'avais pris une chronique le mardi matin sur France Culture,
02:28 la semaine qui a précédé le 11 septembre, et de fait, j'ai été amené une fois par semaine à parler d'événements,
02:36 je choisissais mon sujet, mais en pratique, dans l'année qui s'écoulait, les États-Unis,
02:42 la guerre contre le terrorisme occupait beaucoup de place,
02:45 et j'avais fini par ressentir, en cours de commentaires dans l'année, un certain sentiment d'insatisfaction.
02:51 Je n'avais pas le sentiment que... c'est pas tellement que trois feuillets lus, c'est trop court,
02:56 c'est que la semaine ne me donnait pas l'espace de temps pour réfléchir et construire un modèle.
03:04 Et donc, le 11 septembre, oui, le commentaire des événements, mais le 11 septembre en lui-même est assez périphérique dans mon modèle.
03:12 Je veux dire, la plupart des tendances que j'analyse sont des tendances de beaucoup plus longue durée,
03:16 et au pire, le 11 septembre, pour moi, le 11 septembre, c'est quelque chose qui a mis en évidence,
03:20 je dirais sur le plan symbolique, la fragilité et la dépendance au monde de l'Amérique.
03:25 Donc, en ce sens, c'est important, mais c'est un peu à côté du modèle.
03:29 - Fragilité, vous dites, fragilité et dépendance au monde de l'Amérique, c'est-à-dire que c'est un événement qui a malgré tout souligné quoi ?
03:38 - C'est-à-dire que, en fait, la thèse centrale de ce livre, c'est le renversement du rapport de l'Amérique au monde.
03:44 C'est un modèle de longue durée. C'est dans l'instant, on est dans une accélération de l'histoire,
03:48 et il y a des changements qui vont très vite et qui sont maintenant, mais c'est un modèle de longue durée.
03:53 Et en fait, ce que j'analyse, c'est ce renversement. Donc, qu'est-ce que c'est le renversement ?
03:57 Vous prenez la situation des États-Unis au XXe siècle, je dirais du début de 1900 à 2000,
04:06 avec un point central au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
04:12 Qu'est-ce que c'est que les États-Unis ? C'est la plus formidable puissance économique qui ait jamais existé.
04:16 C'est, au lendemain de la guerre, 50% du produit industriel mondial.
04:20 C'est une armée qui est incommensurablement plus puissante que tout ce qu'on avait jusqu'alors.
04:25 Et à tout moment, incommensurablement plus puissante que l'armée soviétique,
04:30 qui a toujours été un peu gonflée dans l'esprit des Occidentaux.
04:35 Une autonomie énergétique absolue, puisque l'Amérique est productrice de son énergie sur son sol.
04:41 Et donc, c'est cette Amérique qui, en elle-même, n'a pas besoin du monde,
04:45 qui a été appelée à l'aide par l'Ancien Monde et en particulier par l'Europe.
04:49 Donc, il y a un rapport de dépendance qui est en défaveur de l'Europe.
04:52 C'est l'Europe qui a besoin des États-Unis. Et puis, petit à petit, une sorte de système,
04:57 je ne sais pas si on doit dire impérial, semi-impérial, quasi-impérial,
05:01 se met en place au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale,
05:04 dans lequel l'Amérique affirme sa prise sur une bonne partie de l'Ancien Monde,
05:08 en particulier en Europe et en Asie orientale, au Japon et en Corée,
05:12 mais dans lequel le centre, et en particulier le pôle économique, s'affaiblit.
05:17 Et c'est à partir de ce moment que, progressivement, lentement dans les années 1970,
05:22 et puis avec une formidable accélération au lendemain de l'effondrement du système soviétique,
05:27 donc à partir des années 1990, le rapport de dépendance se renverse.
05:31 C'est-à-dire qu'on s'aperçoit que l'Ancien Monde, l'economisme s'effondre,
05:34 les totalitarismes ont disparu, les dictatures même de la Méditerranée sont renversées,
05:40 la Corée se démocratise, et on commence à pressentir que l'Eurasie, ou l'Ancien Monde,
05:45 est en train de trouver son équilibre sans l'aide des États-Unis.
05:48 Et dans ce moment même, les États-Unis se découvrent une économie très affaiblie,
05:53 très dépendante des importations, avec 450 milliards de dollars de déficit commercial à partir de l'an 2000.
06:02 Et on est encore là-dedans.
06:04 Et donc c'est ça la dépendance de l'Amérique et la fragilité de l'Amérique.
06:08 C'est que le géant autonome du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale,
06:12 je veux dire, n'est plus autonome.
06:15 Prenons quand même quelques éléments d'actualité.
06:18 Ça reste une très grande, voire la plus grande puissance économique.
06:23 Ah non, économique c'est fini. C'est l'Europe, la plus grande puissance économique.
06:26 Alors militaire, qui n'a pas besoin de soutien logistique pour aller, par exemple,
06:32 comme au lendemain des attentats du 11 septembre en Afghanistan,
06:36 ça reste quand même sur la scène internationale, l'accès au maïs.
06:39 Ah oui, mais attention, il ne faut pas en parler tous les concepts à la fois.
06:42 C'est-à-dire que l'acteur majeur, bien sûr, la plus grande puissance militaire, certainement.
06:48 Mais le problème quand on essaye d'évaluer la capacité d'action militaire des États-Unis,
06:52 c'est que, bien sûr, aucune armée du monde ne peut se projeter logistiquement aussi loin.
07:00 Mais le problème pour les États-Unis, c'est que cette armée américaine,
07:05 il ne faut pas la comparer aux autres armées, il faut la comparer à la taille du monde.
07:09 C'est-à-dire que la planète est infiniment plus peuplée qu'au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
07:13 La plus grande partie de cette planète, c'est lire et écrire,
07:16 et les populations sur le terrain sont incontrôlables.
07:19 Et la taille de l'armée américaine n'est pas suffisante pour contrôler le monde.
07:24 L'armée américaine, on peut résumer en termes de capacité d'action autonome à distance,
07:29 seule, c'est 12 porte-avions.
07:31 12 porte-avions, les Français sont très bien armés pour dire combien ça fait de porte-avions utilisables à chaque moment,
07:38 puisque nous on en a un utilisable 6 mois par an.
07:41 12 porte-avions, ça fait 6 porte-avions utilisables.
07:43 Donc la véritable capacité d'action autonome des États-Unis, c'est 6 porte-avions.
07:48 On ne contrôle pas le monde avec 6 porte-avions.
07:50 La vraie puissance des États-Unis, je dirais, c'est la possibilité d'utiliser les bases américaines,
07:56 bases d'Allemagne, bases turques, bases en Arabie Saoudite ou dans d'autres régions,
08:02 bases en Corée ou à Okinawa, au Japon.
08:06 Et ces bases, c'est ça qui est très important,
08:08 c'est-à-dire que ces bases n'existent et ne peuvent fonctionner que grâce à l'existence d'un capital de légitimité des États-Unis.
08:15 Et c'est pour ça qu'on ne peut pas comprendre le système, c'est pour ça que les anti-américains structurels ne peuvent rien comprendre.
08:20 C'est parce que le système ne fonctionne que parce que l'Amérique a eu raison
08:24 et a acquis une formidable légitimité.
08:26 L'Amérique a eu raison contre les totalitarismes, je veux dire de type nazi, etc., contre le communisme.
08:32 Et elle est sortie vainqueur des affrontements idéologiques du XXe siècle.
08:37 Et au fond de nous-mêmes, et jusqu'à très récemment, il y avait une vision, qu'on le veuille ou non,
08:42 consciemment, subconsciemment, inconsciemment, très positive de l'Amérique,
08:45 qui légitimait la présence de ces bases en Allemagne, en Turquie, etc.
08:49 Et c'est à partir de ces bases, et avec l'accord des autres, si on peut dire, que l'Amérique peut agir militairement.
08:56 Mais je vous garantis que si les États-Unis continuent de faire n'importe quoi,
09:02 c'est-à-dire de se présenter comme un facteur de désordre dans le monde, ce qui est le cas dans l'affaire de l'Irak,
09:07 et si la tension monte suffisamment, je veux dire, si les Allemands, les Turcs et quelques autres ferment leur base,
09:14 on verra qu'il n'y a pas de puissance militaire américaine. C'est ça le paradoxe.
09:17 - Et donc vous dites que l'Amérique n'a plus raison ?
09:20 - En l'occurrence, je ne vois pas comment on peut légitimer, je veux dire, ce qui se passe.
09:26 Je veux dire, tout le monde sent bien qu'il n'y a pas de rapport entre la lutte contre le terrorisme,
09:31 Ben Laden, l'Afghanistan, etc., et l'attaque qui est projetée contre l'Irak.
09:35 L'Irak est l'un des pays, je veux dire, qui n'est pas impliqué dans cette histoire.
09:41 - Le monde le sent bien, sauf les Américains. A commencer par les dirigeants, en fait.
09:44 - Les dirigeants, je veux dire, savent très bien ce qu'ils font et c'est pour d'autres raisons.
09:50 Mais, je veux dire, s'il s'agissait, je veux dire, ce que les Européens ou les Japonais
09:55 pourraient concevoir à la rigueur comme une action légitime, ça serait, je ne sais pas, moi,
10:01 une opération contre l'Arabie Saoudite, d'où viennent la plupart des terroristes du 11 septembre.
10:06 Et ça, il n'en est pas question.
10:08 Donc, en général, je crois que le modèle qui s'impose dans l'esprit des Européens et des Japonais,
10:14 qui sont très parallèles dans cette affaire, c'est que c'est un problème de prise de contrôle
10:20 des ressources pétrolières. Mais je crois que c'est aussi une erreur.
10:23 - On va venir à cet aspect. Donc, en tout cas, il y a un affaiblissement qui est lié, je dirais, au contexte,
10:29 un affaiblissement qui est lié à un rapport de force qui n'est plus en faveur des États-Unis,
10:33 mais plus structurellement, maintenant, vous en disiez un mot tout à l'heure,
10:37 si des compositions de l'Empire américain, il y a, ça part de la puissance économique et de son recul.
10:44 C'est une des choses que vous montrez dans ce livre.
10:47 - Oui, c'est-à-dire que je ne vois pas, dans mes modèles historiques, en général,
10:51 il y a des choses plus profondes que l'économie, sur les variables culturelles, le niveau éducatif.
10:56 Et dans un livre précédent, "L'illusion économique", j'avais étudié le tassement éducatif aux États-Unis
11:01 qui explique assez largement les difficultés économiques.
11:04 Mais si on s'intéresse au phénomène de puissance instantanée dans le monde,
11:08 la base d'un appareil militaire ou la base de la puissance en général, c'est la puissance économique.
11:14 Je ne suis pas très original en disant ça.
11:17 Et le vrai problème des États-Unis, c'est qu'ils ont vu émerger ou réémerger
11:22 des puissances compétitives de taille comparable ou même supérieure.
11:26 Alors, la grosse émergence, c'était le Japon qui, au stade actuel,
11:29 je sais que tout le monde parle des difficultés de l'économie japonaise,
11:32 mais le problème fondamental du Japon, c'est qu'il est trop efficace
11:35 dans un monde où la demande est déprimée. Donc il a une industrie trop puissante.
11:38 C'est le contraire de l'armée américaine qui est trop petite pour la taille du monde.
11:42 L'économie japonaise, elle, est trop grande pour la taille des marchés mondiaux
11:45 tels qu'ils se présentent dans le capitalisme globalisé.
11:48 Mais le produit industriel japonais, maintenant, est égal au produit industriel américain
11:52 avec deux fois moins d'habitants.
11:54 Bon, et puis, il y a le monstre, je pense que les Européens ne s'en rendent pas compte,
11:58 parce qu'ils sont tout à fait obsédés par les difficultés de la construction européenne,
12:04 par l'apparente pagaille du continent, mais le monstre économique pour les États-Unis,
12:09 c'est l'Europe, dont maintenant, et puis avec les extensions récentes à l'Est,
12:13 qui est perçue par les stratèges américains comme une véritable menace.
12:20 - Ils le perçoivent comme une agression ?
12:22 - Oui, c'est ça qui est terrible. C'est-à-dire que les Européens sont des...
12:25 - On n'arrive pas à le croire, ça.
12:27 - Je ne sais pas comment dire. Quand j'avais travaillé sur l'Union soviétique, j'étais tout seul.
12:31 C'est-à-dire que quand j'étais arrivé en disant que j'avais 25 ans,
12:34 j'ai trouvé mon taux de mortalité infantile, etc., je me suis dit qu'ils sont foutus.
12:38 J'étais persuadé que j'avais découvert la bombe atomique
12:41 dans les statistiques de l'Organisation mondiale de la santé.
12:45 Je vivais attaché à mon manuscrit. Je me demandais si je n'allais pas être traqué par le KGB.
12:50 Il y avait eu Amalric, avant, qui avait fait l'Union soviétique sur Viertel en 1984,
12:55 c'était autre chose, en fait, comme à mon apparence. Là, j'étais tout seul.
12:58 Là, il faut bien voir que quand j'analyse le déclin des États-Unis,
13:03 finalement, je reprends le flambeau d'une école qui était dominante aux États-Unis il y a 10 ans.
13:09 C'est-à-dire que, je dirais, dans les années 80, vers la fin des années 80,
13:13 il y avait énormément d'Américains qui écrivaient sur le déclin relatif de l'économie
13:19 et de la puissance américaine et sur la montée des puissances européennes et japonaises.
13:25 Et il y a eu une parenthèse de 10 ans, qui a été créée par l'effondrement du système soviétique,
13:30 qui a créé cette espèce d'illusion dans laquelle on est,
13:35 ou dont on est en train de sortir, je crois, avec la baisse du dollar qui s'amorce,
13:40 l'illusion d'une toute puissance américaine.
13:43 Mais il faut bien voir qu'avant même l'effondrement du système soviétique,
13:47 les Américains étaient remplis d'angoisse à l'idée d'une réémergence de l'Europe
13:53 qui n'est pas simplement le problème du rapport entre le...
13:57 C'est vrai qu'on a... Je sais que les Européens ne se rendent pas compte...
14:00 - Ils n'y croient pas. - Ils n'y croient pas, mais parce que...
14:02 Ils ne se rendent pas compte que leur perception des États-Unis elle-même est nostalgique.
14:07 Quelle est la voiture américaine qui est vendable en Europe actuellement ?
14:11 Cette espèce de Chrysler un peu rétro, qui ne marche d'ailleurs que si on met dessus un moteur Mercedes.
14:16 Mais les images de l'Amérique sont associées à des trucs de nostalgie.
14:19 Mais je ne pense pas que les Européens acceptent de voir que les produits qu'ils utilisent,
14:24 leurs automobiles, leurs trains, leurs avions, leur télévision,
14:28 tout marche mieux qu'aux États-Unis, qui vivent dans une existence, je dirais, de meilleure qualité.
14:33 Mais mon Dieu, les Américains le voient, et ça a été tellement vite pour eux.
14:37 Le rattrapage a été tellement vite, et puis surtout, actif chez les Américains,
14:41 je dirais un sentiment de terreur filiale.
14:45 Parce que si on se remet dans l'histoire de la longue durée,
14:47 c'est-à-dire que les États-Unis sont un produit de l'Europe fait par des immigrants venus d'Europe,
14:55 et la plupart des inventions de la modernité industrielle et post-industrielle sont européennes.
15:01 Donc peut-être que, si vous êtes américain, vous vous dites, peut-être que nous, on est là,
15:05 on est parti vers la périphérie, on venait de cette Europe qui se déchirait
15:09 et qui s'est détruite par ces déchirements, et ça y est, ils arrêtent de se déchirer,
15:13 ils s'unifient, puis ils sont tout à fait aussi efficaces que d'habitude.
15:16 C'est terrible, vous voyez ?
15:18 Mais je reconnais que les Européens ne sont pas très lucides sur cette question,
15:21 mais les Américains voient très bien.
15:23 Et le ressentiment... Autrefois, il y avait une sorte de...
15:26 En France, quand j'étais gamin, il y avait une sorte de ressentiment devant la richesse des États-Unis.
15:31 C'était ça, la source de l'anti-américanisme traditionnel.
15:34 C'était cette espèce de sentiment d'être déçu, développé, face à ces grands et gros Américains super nourris...
15:40 - En bonne santé.
15:41 - En bonne santé, plus grand... Je ne sais pas plus quoi, enfin, plus tout ce qu'on veut.
15:46 Mais maintenant, ce genre de ressentiment se développe dans l'autre sens.
15:50 Et les Européens ne le voient pas, et ils devraient le voir, parce que c'est très dangereux.
15:53 C'est un véritable ressentiment.
15:55 Les articles qu'on lit sur l'Europe dans certaines publications américaines sont dignes de la guerre froide.
16:01 - Est-ce que vous pensez, Emmanuel Todd, que des affaires comme les affaires Enron,
16:05 les affaires Worldcom, où d'énormes sociétés américaines ont été victimes de défondrements boursiers,
16:12 suite à des tripatouillages, à des malversations,
16:15 est-ce que ça a fragilisé aussi la conscience que peuvent avoir les Américains de la puissance de leur propre économie ?
16:21 - Oui, c'est ça, et plus que ça encore.
16:27 C'est-à-dire que si on est, comment dire, les Français,
16:30 on s'aperçoit qu'il y a des tripatouillages dans les comptes d'une entreprise,
16:33 bon, on est au pays des fades de La Fontaine et du capitalisme d'État.
16:38 Donc, bon, on est embêtés, mais on s'en remet. Il y a un fond de cynisme.
16:43 Aux États-Unis, les dix dernières années ont vu le développement d'une sorte de néo-idéologie.
16:50 Enfin, c'était le paradoxe, puisque dans l'effondrement de toutes les idéologies,
16:55 effondrement du communisme, effondrement social-économique, etc.,
16:58 on a vu dans cette sorte de phase finale de l'histoire des idéologies,
17:02 l'émergence d'une super-idéologie ultra-libérale,
17:05 surexcitée avec une sorte de foi du charbonnier dans les vertus du marché,
17:11 dans la dérégulation, etc.
17:13 Ça a duré dix ans, un peu plus, si on compte le temps de mise en place.
17:19 Et les Américains, ils croyaient vraiment,
17:22 ces gens pensaient vraiment qu'en boursicotant, on fabriquait de la valeur.
17:26 Ils pensaient vraiment qu'en spéculant sur les matières premières
17:29 plus rapidement que les autres, on fabriquait de la valeur.
17:32 Ils croyaient vraiment aux nouvelles technologies.
17:35 Ils croyaient vraiment qu'un ordinateur portable,
17:38 ça coûtait plus cher en soi qu'une automobile bien conçue.
17:41 Et là, il y a une sorte de truc de révélation.
17:44 Et je crois qu'il faut le voir, pas simplement...
17:47 Alors, bien entendu, c'est un problème pour les Européens,
17:50 en particulier pour les classes dirigeantes européennes
17:52 et les riches d'Europe qui investissent aux États-Unis,
17:55 et qui se rendent compte que tout l'argent investi aux États-Unis sera perdu,
17:58 ou une bonne partie, qu'ils vont se faire plumer.
18:00 Mais pour les Américains eux-mêmes, en interne, c'est une crise idéologique.
18:04 Et c'est très important. Je pense que je n'insiste pas assez là-dessus dans le livre.
18:09 Ça m'apparaît de plus en plus nettement.
18:11 Et je me demande si je n'ai pas fait un peu le même genre de sous-estimation
18:15 de l'ampleur des choses que j'avais fait sur la Russie.
18:18 C'est-à-dire que j'avais prédit correctement l'effondrement du communisme,
18:22 mais je n'avais pas senti à quel point l'effondrement de l'idéologie communiste
18:26 désorganiserait la Russie. Parce que c'était une idéologie structurante.
18:31 Et j'avais certainement pas prévu les dix années très dures que la Russie vient de vivre.
18:38 Et je pense que de la même manière...
18:40 C'est comparable d'après vous. C'est le choix qu'on reste.
18:42 C'est pas la même échelle.
18:44 Mais peut-être dynamiquement, ou...
18:46 C'est pas la même échelle. Le capitalisme est par nature quelque chose d'infiniment plus souple.
18:52 Il ne s'agit pas du tout... On ne peut pas imaginer comme en Russie,
18:57 une chute de 50% du produit intérieur brut.
19:01 Mais les Américains, si le dollar s'effondre, ou s'il continue à s'effondrer,
19:06 compte tenu de leur dépendance aux importations,
19:08 alors si le dollar s'effondre, c'est parce que les riches du monde entier
19:11 cessent de placer leur argent aux États-Unis.
19:13 Puisque le déficit commercial est financé par des importations de capital.
19:16 C'est la beauté du système.
19:18 C'est-à-dire que les riches du monde entier mettent leur argent aux États-Unis,
19:20 ou le mettaient, jusqu'à très récemment, en croyant le mettre en sécurité.
19:23 Puis cet argent se dispersait, comme par magie, dans l'économie américaine,
19:26 et servait, ces 10 dernières années, à la consommation courante de l'ensemble du peuple américain.
19:30 Donc tout était dilapidé.
19:33 Mais si ce mécanisme s'arrête, et que les importations ne peuvent plus être financées,
19:40 les Américains vont devoir encaisser une chute de 15 à 20% de leur niveau de vie, quand même.
19:44 Ce qui est considérable.
19:45 - Sur quels indicateurs l'ont envoyé l'importance de la croyance symbolique,
19:50 dans la puissance du capitalisme, dans sa force, comme idéologique,
19:53 comme clé de voûte intellectuelle et presque morale ?
19:56 Sur quels indicateurs vous appuyez également pour chiffrer le déclin économique des États-Unis ?
20:03 - Je crois qu'il faut vraiment... Il y a toutes sortes de débats entre économistes ou pseudo-économistes.
20:08 Pour moi, souvent, les pseudo-économistes sont les gens qui pensent être des économistes.
20:12 Ils pensent être des économistes qui ont une idée de l'avenir,
20:15 mais qui ne sont pas des économistes qui ont une idée de l'avenir.
20:18 Ils pensent être des économistes qui ont une idée de l'avenir.
20:21 Et c'est ça qui est très intéressant.
20:23 - Vous avez parlé de la croyance symbolique.
20:25 Vous avez parlé de la croyance symbolique sur...
20:28 - Sur du monde, hein ?
20:29 - Oui, voilà.
20:30 Qu'est-ce que c'est que le produit intérieur brut ?
20:32 Vous savez, souvent, dans la presse, on lit des trucs extraordinaires, ces jours-ci.
20:35 On lit... Il y a une époque...
20:38 Peut-être que c'est fini, maintenant.
20:39 Peut-être que les gens ont percuté et ont fini par ajuster.
20:41 C'est vraiment ces comptes d'entreprises trafiqués.
20:43 Mais d'un autre côté, regardez, cette année,
20:45 la croissance du produit intérieur brut américain a été très supérieure à celle de l'Europe,
20:49 sans se rendre compte que le produit intérieur brut se calcule
20:52 en faisant l'agrégation des comptes des entreprises.
20:54 Donc, quelque part, le produit intérieur brut est peut-être fictif.
20:58 Donc, je crois qu'il faut vraiment...
20:59 Et puis, c'est compliqué, parce que le produit intérieur brut,
21:02 ça agrège des productions dont on peut vérifier l'existence.
21:06 Je veux dire, une automobile, ça marche plus ou moins bien,
21:09 mais on sait que ça existe.
21:10 Les financiers, les services domestiques, tout ça.
21:12 Donc, moi, vraiment, je pense que...
21:15 Dans ce dernier livre, j'ai fait le saut.
21:17 Je me dis que les seules choses dont on sait qu'elles ont de la valeur,
21:20 c'est celles qui sont susceptibles d'être échangées sur les marchés internationaux.
21:24 Les rapports de puissance entre nations, entre économies,
21:27 s'établissent sur la base des échanges.
21:28 Et ce qui compte, c'est les échanges extérieurs,
21:31 qui sont un peu comme une sorte de...
21:33 C'est les échanges extérieurs qui permettent une radiographie
21:36 de l'état interne de l'économie, plutôt que les statistiques intérieures.
21:40 - Et qu'est-ce qu'elle indique, en l'occurrence, cette radiographie-là ?
21:43 - Elle indique que les États-Unis sont passés, entre 1990 et 2000,
21:48 de 100 à 450 milliards de déficit commercial, qui vont vers 500 milliards.
21:53 Ce déficit commercial est intéressant aussi dans ses aspects qualitatifs.
21:57 C'est-à-dire qu'on voit que les États-Unis sont en train de...
21:59 en déficit face à presque tous les pays du monde.
22:02 C'est-à-dire qu'il n'y a pratiquement plus de pays
22:03 avec lesquels les États-Unis dégagent un excédent.
22:06 Même un pays, je cite le plus souvent, parce que c'est aberrant.
22:09 Lors de l'effondrement néo-soviétique, l'Ukraine était déficitaire
22:13 dans ses échanges avec les États-Unis.
22:14 Maintenant, l'Ukraine, qui est vraiment le système
22:16 qui marche le plus mal au monde,
22:18 est excédentaire dans ses échanges avec les États-Unis.
22:20 Et puis, plus sérieusement, ce qui est intéressant,
22:23 c'est la façon dont le déficit remonte des biens de technologie moyenne
22:30 vers les biens de haute technologie.
22:32 C'est-à-dire que ça a commencé par les automobiles,
22:34 avec le Japon notamment, et puis les meilleures marques allemandes.
22:38 Et puis maintenant, ça remonte à travers l'électronique.
22:42 Et en fait, ça atteint l'aéronautique, bien sûr,
22:45 puisque ce qui est en train de se passer actuellement,
22:47 ce n'est pas l'affirmation de la puissance militaire américaine en Irak.
22:50 Ce qui restera de la période, c'est l'écrasement de Boeing par Airbus
22:54 et le passage au second plan de l'aéronautique civile américaine.
23:01 - Alors ça, c'est vrai qu'on voit une lutte titanesque
23:03 à chaque grande commande annoncée.
23:05 - Mais encore une fois, je reviens là-dessus,
23:06 les Européens ne voient pas la réalité du monde.
23:08 Je sais qu'il arrive que les fusées Ariane se cassent la figure.
23:11 Mais quand les Européens ne voient pas,
23:14 peut-être qu'ils ne voient que les ordinateurs portables
23:16 ou ces choses-là, qui correspondent déjà à une révolution technologique assez ancienne,
23:21 mais ils ne voient pas que la majorité des satellites de télécommunications
23:24 sont mis dans l'espace par eux, par la fusée Ariane.
23:27 Ils ne voient pas que pour l'équipement en téléphone portable,
23:31 les Américains sont très en retard sur les Européens.
23:34 Là où Nokia fait 35% du marché, Motorola, firme américaine, fait 10%.
23:39 Donc il y a toutes sortes de choses qu'on ne voit pas.
23:41 Mais je ne vous interromps plus par là.
23:42 - Oui, mais pour la Silicon Valley, ça c'est quand même...
23:44 S'il ne reste qu'un seul mythe, c'est celui-là.
23:46 - Enfin, je veux dire, de toute façon, ce qu'on est en train de gérer,
23:48 plutôt, c'est le retour de tous les gens qui sont allés dans la Silicon Valley.
23:52 Donc chaque pays a des sortes de rapatrier de la Silicon Valley.
23:56 Donc on a des jeunes chercheurs et entrepreneurs brillants comme ça
24:00 qui reviennent en France.
24:02 Mais le problème se pose en Allemagne, en Inde.
24:04 Ce n'est pas les rapatriés d'Algérie, mais c'est les rapatriés de la Silicon Valley.
24:09 Mais je pense qu'on n'a pas bien vu, c'est que l'informatique, c'est plusieurs secteurs.
24:14 Et je pense que les Américains sont forts, ont été forts, et restent forts
24:19 dans un secteur très partué de l'informatique.
24:22 Je dirais que l'informatique est la plus abstraite et la plus de consommation.
24:27 C'est-à-dire les ordinateurs portables, le domaine d'Internet.
24:31 Et on ne voit pas que l'informatique, dans sa masse, ce n'est pas que ça.
24:36 Je dirais peut-être que le plus important, c'est l'informatique embarquée.
24:40 Les avions sont bourrés d'informatique.
24:42 Les automobiles vont de plus en plus être bourrés d'informatique.
24:44 Les machines à commande numérique, les biens d'équipement,
24:47 fabriqués plutôt en Allemagne, etc., c'est bourré d'informatique.
24:50 Et je crois que l'informatique dans laquelle les Américains ont excellé,
24:55 c'est la plus superficielle et la plus visible.
24:58 Et que les caméras numériques, etc., c'est de l'informatique aussi.
25:02 Mais de l'informatique qui s'incarne et qui contrôle la matière et les objets.
25:07 Alors Emmanuel Todd, on voit bien les enjeux de la crise et du déclin économique des États-Unis.
25:13 Vous avez cité tous les exemples, effectivement, de la lutte entre Airbus et Boeing,
25:17 lutte perdue par les Américains, la question même de l'informatique
25:21 et de sa place aujourd'hui, la place de l'informatique américaine sur le marché mondial.
25:26 Là, on a des indicateurs. Vous citez dans votre livre un certain nombre de chiffres,
25:30 de tableaux, de statistiques très précises.
25:32 Mais sur la crise, je dirais, intellectuelle des États-Unis,
25:36 sur le déclin intellectuel, moral et peut-être même politique,
25:40 est-ce que vous avez des éléments, je dirais, forts pour montrer que ce modèle-là est en crise ?
25:45 Je crois qu'il y a deux problèmes. C'est toujours les États-Unis par rapport au monde.
25:50 Je crois que l'un des problèmes paradoxaux qu'avait déjà bien senti Fukuyama,
25:55 finalement, qui est un type qui n'a pas été pris très au sérieux à Paris, mais on a eu tort,
25:59 c'est que la généralisation des modèles démocratiques a posé un problème aux États-Unis.
26:04 C'est-à-dire que le rapport des États-Unis au monde, c'était aussi une Amérique démocratique et libérale
26:09 qui a réussi, pas simplement parce qu'elle est démocratique et libérale,
26:13 mais parce qu'elle a réussi à être ça en étant stable et efficace économiquement,
26:17 face à un ancien monde ravagé par les totalitarismes.
26:22 Et Fukuyama a très bien senti que l'effondrement du communisme et des dictatures
26:27 ouvraient une ère dans laquelle il n'était plus clair que les États-Unis étaient exemplaires.
26:33 D'ailleurs, on pourrait même aller plus loin. Enfin, moi, je vais plus loin carrément,
26:36 puisque je dis que la dynamique démocratique est positive dans l'ancien monde,
26:41 y compris dans des pays comme l'Iran, qui après la révolution Khomeini sont en train d'entrer
26:46 dans la modernité démographique et bientôt politique certainement,
26:51 alors qu'aux États-Unis, et aussi dans des pays comme l'Angleterre et la France,
26:55 dans les lieux de naissance de la démocratie libérale, la dynamique démocratique est négative.
27:00 C'est-à-dire qu'on voit l'émergence de structures clairement oligarchiques,
27:03 je dirais oligarchiques de masse, même si c'est un peu bizarre comme formulation,
27:07 puisque c'est en gros les 20% supérieurs de la population,
27:11 supérieurs parce qu'ils ont fait des études supérieures et qu'ils ont de bien meilleurs revenus,
27:15 qu'ils contrôlent le système et on voit de plus en plus des phénomènes électoraux très étranges.
27:20 Alors, en ce moment, il semble qu'il y ait une compétition ouverte entre la France et les États-Unis
27:24 pour l'étrangeté des processus présidentiels, puisqu'on n'est pas trop sûr que Bush ait été élu,
27:30 et puis nous, on a un président qui a été trop élu d'une certaine manière.
27:33 C'est clair qu'il y a un dérèglement du processus démocratique.
27:38 Donc, dans cette dimension, l'Amérique n'est plus unique et surtout, elle n'est pas tellement exemplaire.
27:44 Et donc, on voit que ça se complique du fait que les rapports que l'Amérique avait établis avec le monde
27:51 à l'époque de la lutte contre le communisme étaient souterrainement beaucoup des rapports militaires.
27:55 Donc, ce qui reste de rapports entre les États-Unis et le monde, si tout le monde se démocratise,
28:00 ça va être les rapports entre eux, appareils militaires, services secrets, tout ça n'est pas bien clair.
28:05 Donc, il y a ce problème pour les États-Unis, et puis il y a le problème de la légitimité du capitalisme
28:10 qui est en train de, je dirais, de sombrer.
28:13 Même à l'heure de la mondialisation ?
28:15 Le problème, c'est qu'on est à un tournant.
28:17 Encore une fois, les États-Unis ne sont pas le seul pays capitaliste.
28:21 Ils ne sont pas responsables de la totalité de ce qui se passe.
28:25 Ils ne sont, ou ils n'étaient, que la puissance régulatrice centrale,
28:30 on peut dire hégémonique si on veut, mais hégémonique ça peut être positif,
28:34 si c'est régulateur, ça peut assurer de l'ordre.
28:37 C'était la puissance centrale du système, d'un système capitaliste globalisé, libéralisé,
28:43 je veux dire réorganisé par le libre-échange.
28:46 Pas un libre-échange absolu, mais assez envahissant.
28:50 Et on est en train, donc c'était la légitimité du système,
28:53 c'est pour ça que les gens, les riches du monde entier,
28:56 croyaient mettre en sécurité leurs argents aux États-Unis, en investissant là-bas.
29:02 Et en fait, maintenant, je veux dire en cette année, ou en ces années,
29:06 une sorte de tournant, on pourrait dire 2002, 2003,
29:09 on est dans un tournant où le capitalisme globalisé est en train de montrer ses limites.
29:16 C'est-à-dire qu'il y a, alors la critique habituelle du capitalisme globalisé,
29:20 c'est la montée des inégalités, tout ça est parfaitement admis par la théorie économique.
29:24 Mais le vrai problème du capitalisme globalisé,
29:26 c'est qu'il revient à la vieille contradiction du capitalisme.
29:29 Alors je sais que c'est pas la mode, puisque plus personne,
29:32 je veux dire, marxiste, c'est une super grosse insulte,
29:35 kinésien, je veux dire, on ne sait pas trop si on est dans le passé,
29:40 ou dans l'arrière-passé quand on est kinésien.
29:43 Moi, je me définis comme un kinésien de centre-gauche assez modéré.
29:47 Mais la réalité des choses, c'est que, si vous voulez,
29:50 le monde avait trouvé son équilibre après la guerre
29:53 en établissant à l'intérieur des cadres nationaux un équilibre production-consommation.
29:59 C'est-à-dire que les gens s'étaient habitués à laisser filer les salaires à la hausse
30:04 dans le cadre des nations, ce qui permettait aux, disons, aux ouvriers,
30:09 aux milieux populaires d'absorber par la consommation les gains de productivité,
30:14 la croissance de la production.
30:16 Et le capitalisme globalisé a cette particularité.
30:19 Il y a des effets positifs au début, il faut être pragmatique dans ce domaine.
30:23 Mais c'est que, finalement, les entreprises s'habituent à ne plus produire
30:27 pour un marché intérieur, mais pour le monde entier,
30:30 et se mettent à considérer que les salaires qu'elles versent ne sont pas,
30:34 je veux dire simplement, ne sont pas d'une part des salaires à un coût,
30:38 et d'autre part une contribution à la formation de la demande pour l'économie nationale.
30:43 Mais les entreprises commencent à considérer les salaires comme un coût pur.
30:47 Et donc si elles font ça, l'entreprise capitaliste, légitimement, comprime ses coûts.
30:51 Et donc si toutes les entreprises du monde, dans tous les pays du monde,
30:54 se mettent à comprimer leurs salaires, qu'est-ce qu'on obtient ?
30:57 On obtient un déficit de la consommation à l'échelle mondiale.
31:00 Alors ça prend du temps, il y a des cycles.
31:02 Alors la forme que ça prend maintenant, c'est les taux de croissance baissent,
31:06 il y a des accès de récession de plus en plus fréquents.
31:09 Une fois c'est l'Europe qui est en panne, puis le Japon, puis les États-Unis.
31:13 Et en fait maintenant, je crois qu'on est en train d'arriver, je veux dire, au point mort du système.
31:18 On a pour la première fois, depuis l'après-guerre, on a les trois pôles de la triade,
31:24 c'est-à-dire l'Europe, le Japon, les États-Unis,
31:26 qui sont en quasi-stagnation sur le plan industriel, ou même en récession,
31:30 en même temps et dans un contexte où les politiques de relance monétaire ne fonctionnent plus,
31:34 puisque tous les taux d'intérêt, tant de taux d'intérêt réels, tendent vers zéro.
31:38 Et donc on est vraiment, je veux dire, ça paraît drôle, parce qu'il y a dix ans, c'était l'effondrement du communisme,
31:44 et donc on se disait "c'est le triant du capitalisme".
31:47 Et je reconnais que c'est un peu étrange, dix ans après, de dire "ben ça y est, le capitalisme est en crise à l'échelle mondiale",
31:53 surtout que c'est un total de déficit de réflexion intellectuelle.
31:57 Et le cœur de ce système, c'est les États-Unis,
31:59 donc le pays qui va être délégitimé par cette crise, c'est les États-Unis.
32:04 Et comment on se pense aux États-Unis même, à la fois dans la science économique,
32:08 mais dans les sciences humaines, dans les sciences sociales, l'après de cette crise-là ?
32:12 Il n'y a pas de pensée. Si vous voulez, si vous lisez les manuels d'économie internationales publiés aux États-Unis,
32:19 ce que j'avais fait assez intensément à une certaine époque,
32:22 il y a certaines critiques du capitalisme globalisé qui sont concevables,
32:27 je veux dire qui sont même universellement là.
32:29 J'évoquais tout à l'heure la montée des inégalités, au moins dans une première phase de l'ouverture aux échanges,
32:36 mais la question du déficit de la demande dans l'économie globalisée n'est jamais posée.
32:43 C'est très curieux en fait. Là, ça ne renvoie pas...
32:47 Je veux dire, les Européens, les Américains ont fait un apprentissage douloureux du petit défaut du capitalisme.
32:54 Moi, je pense que le capitalisme régulé est la seule forme d'économie possible.
32:59 Je ne suis pas révolutionnaire dans ce domaine, mais il faut admettre que le capitalisme a son petit problème de débouchés, de demandes.
33:06 Il faut que l'État intervienne d'une façon ou d'une autre,
33:09 ou qu'il y ait des habitudes d'augmentation des salaires, des habitudes sociales,
33:14 qui permettent l'absorption de la production, puisque le capitalisme est un régime progressif,
33:18 je veux dire qui ne peut fonctionner sans progresser.
33:23 Donc c'est vraiment très impressionnant sur le plan historique.
33:26 Je veux dire, les Occidentaux ont appris dans la douleur ce problème.
33:30 Il y a eu la crise de 1929. La crise de 1929 a ouvert la voie au nazisme, à la Deuxième Guerre mondiale, etc.
33:36 On a mis en place une réflexion. Le sommet de cette réflexion, ça a été la théorie générale de Keynes.
33:44 Et c'est très très impressionnant de voir comment tout ça a été oublié.
33:48 Là, il y a un phénomène d'amnésie. Mais ça, ce n'est pas un problème économique.
33:54 C'est un problème pour les moralistes, pour les philosophes de l'Histoire.
33:57 Et donc, on en arrive, ce n'est pas une critique de l'économie, c'est une critique de la raison humaine.
34:01 Et à ce stade, je recommande la lecture plutôt des moralistes français du XVIIe siècle que la lecture,
34:07 parce que la théorie, on l'a. On n'a qu'à relire Keynes, ce n'est pas très compliqué.
34:10 - Keynesien Emmanuel Todd, vous pouvez le préciser rapidement ?
34:13 - Keynes, c'était un économiste anglais qui a publié son ouvrage majeur dans les années 1930,
34:19 qui n'était lui-même pas un révolutionnaire, qui avait fait d'ailleurs un début de carrière assez conformiste
34:24 et qui a fini par admettre finalement que le capitalisme devait être protégé contre ses idéologues
34:30 et qu'il ne pouvait pas fonctionner sans un minimum d'intervention de l'État.
34:34 Et que l'État, dans les phases, je dirais, d'insuffisance de la demande,
34:37 devait réinjecter de l'activité dans l'économie. Et donc Keynes, de la maturité,
34:43 avait compris et admis que la politique monétaire ne suffisait pas et qu'il fallait l'élection de l'État.
34:50 Cela dit, honnêtement, c'est la théorie, parce que malheureusement pour l'humanité entière,
34:54 la pratique était venue avant la théorie et tout ce que recommandait Keynes dans ses livres
34:58 avait déjà été réalisé en pratique par Hitler dans l'Allemagne nazie.
35:02 - Et alors, la mondialisation, ce n'est plus une référence...
35:06 - Tout est oublié maintenant, tout est oublié. C'est-à-dire que c'est une leçon,
35:09 c'est des leçons du passé qui ont été oubliées.
35:13 - Mais alors, cet aveuglement, je dirais, il s'exprime comment dans le cadre de la crise américaine ?
35:20 - Actuellement, je crois qu'on est vraiment, et c'est pour ça que la situation est quand même
35:24 assez préoccupante au-delà de l'affaire irakienne. Pour moi, l'affaire irakienne,
35:30 c'est une manifestation fondamentalement de la volonté des États-Unis de rester au centre du monde
35:35 et de leur Asie alors qu'ils sont en train d'en perdre le contrôle.
35:38 Donc ne pouvant agir contre les Européens, ne pouvant agir contre les Japonais,
35:42 ayant renoncé à briser la Russie, ils font du micro-militarisme théâtral
35:48 contre des pays faibles, l'Irak, et pas tellement pour le contrôle, je dirais, de leur pétrole.
35:54 - Oui, parce que pour vous, l'axe du mal, c'est l'axe des faibles.
35:56 - C'est l'axe des faibles. Je veux dire, la caractéristique commune à Cuba, à la Corée du Nord
36:00 et à l'Irak, c'est que c'est des pays faibles contre lesquels l'armée américaine est effectivement
36:05 à l'échelle pour gesticuler ou éventuellement attaquer. Je ne crois pas du tout à la rationalité
36:12 pétrolière des choses parce que qui dit contrôle effectif du pétrole dit occupation du terrain,
36:17 présence militaire au sol, et comme ce qui semble, je vais parler d'une façon un peu cruelle,
36:23 ce qui est à la mode, c'est l'attentat suicide, on ne peut pas imaginer l'armée américaine
36:28 se mettant au sol, exposée à des attentats suicides dans le monde musulman,
36:34 alors qu'elle n'a déjà pas osé débarquer et faire la guerre vraiment en Afghanistan.
36:38 Mais, je veux dire, ça c'est le modèle, je dirais, presque rationnel, mais au-delà de ça,
36:44 la crise du capitalisme a produit, et là on a avancé depuis l'époque où j'ai écrit mon livre,
36:51 ça va très très vite, je pense qu'il y a réellement dans les classes dirigeantes,
36:56 dans le gouvernement américain, un phénomène de panique devant ce qui se passe économiquement.
37:01 C'est-à-dire que le secrétaire d'État au trésor O'Neill a été renvoyé,
37:07 il y a des discussions sur la poursuite de la politique du dollar fort,
37:13 mais cette discussion sur la poursuite de la politique du dollar fort est en elle-même un signe de folie,
37:19 puisqu'il n'y a pas de politique du dollar. Le dollar est resté fort, on disait en lévitation,
37:24 parce qu'il y avait un afflux de capital, qui n'avait pas été demandé mais qui arrivait,
37:28 et il n'y a jamais eu d'action du gouvernement américain sur la monnaie.
37:34 Et actuellement, ils font des plans de relance budgétaire qui n'embraient pas,
37:38 et parce que le paradoxe est qu'aux États-Unis, une politique de relance keynésienne n'est pas suffisante.
37:44 Parce que les dirigeants américains sont keynésiens, ce que je disais,
37:49 la critique que je formulais c'était plutôt pour les européens.
37:53 Les américains sont assez keynésiens, ils pensent en termes de demande, de relance,
37:57 ils disent "comment nous sommes forcés de consommer pour le monde", c'est vrai, c'est le consommateur universel,
38:01 au travers du déficit commercial, mais le problème des États-Unis, c'est qu'eux, ils ont un déficit de production.
38:06 Et faire de la relance dans une économie qui produit, qui a déjà des problèmes de déficit énergétique
38:12 ou des déficits de production, c'est terrible à dire, mais si vous faites une politique de relance dans un pays sous-développé,
38:18 vous n'en tenez pas l'effet cherché, mais dans le cas des États-Unis, c'est bien sûr.
38:24 C'est-à-dire qu'une politique keynésienne s'est conçue, on est au début des années 30,
38:30 vous avez des économies industrielles énormes, américaines, allemandes,
38:35 où tout le monde est au chômage, mais avec une énorme capacité de production.
38:40 Et donc, on réinjecte un peu d'argent, on investit un peu dans un budget,
38:44 finalement ça s'est fait par les budgets militaires, la machine repart,
38:48 parce qu'il y a une énorme capacité de production inemployée.
38:51 Mais le problème des États-Unis, c'est pas du tout ça.
38:54 Tout le monde travaille, les capacités de production sont employées, ils produisent pas assez, ils importent.
38:58 Donc qu'est-ce que vous voulez relancer dans un truc comme ça ?
39:01 - Donc on n'est pas prêt d'en sortir ?
39:03 - Je pense qu'on est dans une de ces situations où le conflit international
39:09 et le mode de régulation économique sont étroitement imbriqués.
39:13 Je pense que la véritable chose actuellement, je pense que ce qui se passe en Irak,
39:17 je dirais, ce qu'on peut appeler en anglais un "side show", c'est vraiment...
39:21 - C'est les coulisses. - C'est sur le côté, là.
39:23 Vraiment, c'est... et que le vrai enjeu de la période actuelle,
39:27 c'est le passage de la régulation, c'est-à-dire de l'hégémonie,
39:33 des États-Unis vers l'Europe, ou du moins le partage de l'activité de régulation,
39:38 parce que le problème, c'est qu'on a une activité mondiale qui est régulée,
39:43 ou qui prétend être régulée, par un pays qui est en déficit de production,
39:47 par un pays qui a toutes sortes de problèmes,
39:49 alors que la masse industrielle la plus importante, c'est l'Europe.
39:53 Et donc je crois que si on essaye de lire tous les événements internationaux
39:57 à travers l'hypothèse d'un conflit montant entre les États-Unis et l'Europe,
40:02 on comprend beaucoup mieux, même jusqu'à cette histoire du pétrole,
40:05 puisque le pétrole du Golfe, c'est pas le pétrole des Américains,
40:08 c'est le pétrole des Européens et des Japonais.
40:10 Donc quand bien même les États-Unis voudraient contrôler le pétrole du Golfe,
40:16 ça serait en vérité un acte de force, non pas contre Saddam Hussein,
40:20 qui n'est pas un acteur fort, ça serait un acte de force contre les Européens et les Japonais d'ailleurs.
40:25 Donc vous restez persuadé que si clash des civilisations il doit y avoir,
40:29 c'est pas entre l'Orient et l'Occident, mais c'est entre les États-Unis et l'Europe.
40:33 C'est là que passe la ligne de fracture de toute façon.
40:36 C'est ça, c'est-à-dire que les... Je critique un peu, je fais une revue des auteurs américains.
40:42 D'ailleurs l'un des gros efforts que j'ai fait dans mon livre,
40:45 c'est de rester à l'intérieur d'un cadre conceptuel américain finalement.
40:50 Je cite que les auteurs américains, ça n'est pas du tout par mépris ou indifférence aux auteurs français,
40:55 c'est parce que c'est un parti pris méthodologique.
40:58 Je voulais être dans une vision du monde, je dirais, et dans un mode de pensée américain.
41:04 Et effectivement, je critique Huntington, qui a cette idée de...
41:08 Lui qui a une vision très dépressive, comme tout le monde.
41:11 Maintenant ils sont tous dans un délire nationaliste,
41:13 mais à l'époque où ils écrivaient, c'est-à-dire, où ils pensaient jusqu'au milieu des années 90,
41:21 tout le monde avait une vision, je dirais, diminuée ou diminuant de la puissance américaine
41:26 et la vision de Huntington, c'était un système d'alliance américain réduit à l'ouest, en fait, ou à l'occident.
41:35 Son bouquin souvent l'air d'un pastiche de Spengler, un mauvais.
41:39 Déjà Spengler n'est pas terrible.
41:41 Enfin bon, voilà. Et moi ça me paraît...
41:44 Ça c'est une construction mythique.
41:47 La réalité des rapports de force économique, je dirais même des modes de vie,
41:51 c'est la montée d'un antagonisme entre l'Europe et les États-Unis,
41:55 qui représente quand même, au-delà des rapports de force, des civilisations différentes.
42:00 L'Amérique est violente, elle gaspille son énergie, elle épuise les ressources naturelles en général,
42:06 elle est improductive, elle est déficitaire sur le plan du commerce international.
42:10 Bon, la population, les gens sont très mobiles, il y a encore une forte religiosité,
42:16 j'ose pas dire résiduelle, puisqu'elle revient dans certains groupes.
42:19 Les Européens, qu'est-ce que c'est ?
42:21 C'est les héritiers de vieilles sociétés paysannes, habituées à équilibrer leurs comptes écologiques.
42:27 Je dirais, c'est des sociétés qui se sont tapées entre 1000 et 2000 ans de pénurie,
42:31 avant d'arriver à la richesse.
42:33 Ça crée des habitudes. Donc on équilibre les comptes extérieurs, ou des choses comme ça.
42:36 C'est des sociétés très peu violentes, comme le Japon.
42:39 Le Japon est très proche de l'Europe, sur tous ses paramètres.
42:42 Il y a un enracinement au sol de la population qui est beaucoup plus fort.
42:46 Il y a deux civilisations, et on voit apparaître dans la presse,
42:51 je crois que l'état de la presse et de la réflexion américaine est assez navrant dans l'ensemble.
42:57 Donc il y a des minorités pensantes, et l'une des terreurs, je dirais, de la minorité pensante,
43:05 c'est l'ouverture de ce groupe, la fin de l'Occident, the end of the West.
43:11 Comment vous analysez justement l'atomie, vous avez employé le terme de navrant,
43:16 le caractère extrêmement déliquescent du débat public,
43:19 à la fois sur les questions de nationalisme, sur les questions de stratégie guerrière,
43:23 sur les questions de gouvernement, de politique, de démocratie aux États-Unis,
43:26 dans le sillage notamment du 11 septembre, mais plus généralement ?
43:30 Je crois qu'on est confronté à toutes sortes de phénomènes, de réactions irrationnelles.
43:38 C'est-à-dire que si on lit les articles, on va avoir...
43:44 C'est pour ça que les Européens sont... on est facilement dupes, en fait,
43:48 parce que l'Amérique, à travers ses journalistes ou quelques universitaires,
43:53 ce que j'appelle les militaristes de la chair maintenant,
43:56 qui réclament de la puissance militaire du haut de leurs emplois universitaires,
44:00 je dirais, ça projette une image magnifiée, un peu délirante de l'Amérique.
44:06 Ces gens... et on parle du brice, ce concept grec de démesure et de violence mélangée.
44:14 Et ça, c'est un peu inquiétant quand même.
44:18 C'est-à-dire qu'il y a toute une partie de, j'ose pas dire d'intelligentsia,
44:23 ou des journalistes américains qui ont réussi à se raconter.
44:27 C'est un phénomène de résistance mentale.
44:29 On aura besoin de thérapeutes, peut-être un petit appel à Freud,
44:32 et la psychénalyse en général nous aiderait à comprendre le problème des résistances.
44:37 Mais il y a une sorte de résistance à la réalité du déclin
44:40 qui prend la forme de l'affirmation inverse d'omnipotence.
44:45 Et donc, en fait, on est confronté, en pratique, vous êtes dans un cas classique
44:49 de tension entre les représentations et la réalité, et ça produit des phénomènes d'hystérie.
44:53 Et la fermeture au monde des élites américaines est impressionnante.
44:57 Tout est interprété de travers.
44:59 Ça m'avait frappé au moment où l'Allemagne, comment dire, a réélu Schröder,
45:06 et en fait a dit non aux États-Unis.
45:10 C'est le début de la désagrégation de l'Empire pour moi, la sortie de l'Allemagne du système.
45:15 Et la réaction de la presse américaine, c'était l'Allemagne s'isole.
45:20 Au moment même où, dans l'esprit de tout le monde, l'Allemagne redevenait un acteur légitime,
45:26 indépendant, pacifique et plus qu'estimable sur la scène internationale.
45:31 Donc il y a vraiment un phénomène de décomposition mentale qui est en lui-même très inquiétant.
45:37 Comment vous percevez la perception qu'ont ce qu'on appelle les alter-mondialistes aujourd'hui,
45:44 tous les groupes, les associations, les mouvements qui se battent pour une autre mondialisation,
45:49 le rôle crucial qu'ils accordent aux États-Unis à l'intérieur de l'Empire,
45:55 pour reprendre l'expression de Tony Negri, du philosophe italien,
45:59 pour eux les États-Unis demeurent malgré tout l'espace cardinal de l'ultralibéralisme ?
46:05 C'est une vision, je suis embêté dans mes rapports avec cette mouvance,
46:12 parce que je ne parle pas de Negri, que je n'ai pas lu d'ailleurs,
46:15 partie prise méthodologique, pas manque d'intérêt, mais quand je pense aux gens,
46:21 je ne sais pas, aux anti-mondialisations, aux gens du monde diplomatique,
46:26 aux gens qui étaient à Florence, dans ces choses-là, je me sens,
46:35 quoiqu'être moi-même plutôt modéré, je considère que le capitalisme libéralisé a vraiment été trop loin.
46:42 Je crois que c'est vraiment plus possible, on ne peut pas avoir des revenus de la jeunesse qui baissent partout.
46:48 Ces gens qui courent dans les rues, par définition, ce sont des jeunes,
46:51 puisque les vieillards ne courent pas dans les rues, donc on sait que la jeunesse est en train de se lever.
46:56 Et je dirais sur le plan psychologique et moral, je me sens assez proche de ces gens,
47:02 tant que ça n'est pas violent, mais je trouve que la représentation du monde qu'ils ont,
47:08 qui se veut radical, est en fait assez désespérante.
47:12 C'est-à-dire qu'ils ont une vision, comment dire, je dirais une vision rafarignienne du monde.
47:17 Il y a ceux d'en haut et ceux d'en bas. Il y a les puissants du G7, G8 si on met la Russie,
47:23 et puis il y a les dominés, je dirais, les jeunes du monde développé et les pauvres du tiers-monde.
47:31 Et si le monde est comme ça, s'il y a une solidarité des dirigeants du G7, G8, bien établi, etc.,
47:41 ben c'est fini. Il est très très clair que ça n'est pas les paysans du Brésil associés aux jeunes
47:50 économiquement martyrisés d'Occident qui vont bouleverser le système.
47:54 Donc quelque part, il peut y avoir une sorte d'implication statique dans ce modèle.
48:00 Je veux dire, l'opposition qui est perçue est très violente en termes moraux, mais ça ne mène nulle part.
48:06 Alors que moi, le modèle que j'ai dans ce livre, qui est un modèle, je dirais,
48:11 beaucoup moins radical dans la critique, puisque j'admets que le capitalisme, il n'y a que ça,
48:16 je ne dis pas qu'il n'y a que ça de vrai, on rajoute une petite louche de régulation,
48:21 on fait des protections dans des vastes régions d'échelle continentale qui permettent de faire
48:27 remonter les salaires et on ne conteste pas le droit des riches à exister quand même.
48:32 Donc je suis très modéré dans mes visions des choses. Mais en fait, le modèle qui est présenté
48:38 a un beaucoup plus fort potentiel de déstabilisation, puisque moi, ce que j'évoque,
48:42 c'est une division d'intérêts et un affrontement entre les riches de ce monde, entre les dominants.
48:47 Donc l'affrontement entre les dominants américains et les dominants européens,
48:53 c'est la possibilité d'un déblocage de la situation. C'est virtuellement la nécessité,
48:59 si les dominants s'affrontent, ils sont contraints de redevenir les protecteurs de leurs dominés.
49:07 Donc c'est la possibilité d'une relance démocratique, égalitaire du système.
49:13 C'est un univers de beaucoup plus grande instabilité, moins désespérant, je pense.
49:19 [Musique]
49:40 Je vais écrire le plus délicat possible. Je ne suis pas du tout parlé.
49:43 *Bruit de la télé*