S’il est vrai que nous sommes entourés d’apparences toujours changeantes, la question est de savoir ce qu’il en est de la vérité stable et constante, située par-delà et en-deçà des apparences ?
Quel accès y avons-nous ? La vérité est-elle, comme on a tendance à le croire, la normalisation, la formalisation statistique, intelligible et idéale de toutes les apparences ?
Réponse : non. Affirmer cela revient à confondre les doxai brotôn, les vues des mortels que nous sommes avec l’alètheia, la divine vérité qui nous dépasse de fond en comble. En effet, ce qui nous apparaît dans notre environnement quotidien, ce que nous voyons – serait-ce avec des instruments très sophistiqués –, ce que nous voyons et imaginons, et qui nous est à la longue familier, on a beau le prendre pour ce qui est, on a beau le tenir pour la vérité, ce n’est pas la vérité. Mais de simples vues, fûssent-elles intelligibles, des simples mortels que nous sommes.
Loin d’être la vérité de ce qui est, ce que nous voyons n’est que la manière qu’a la vérité d’apparaître en l’occurrence, dans la multiplicité de ce qui est présent à nos yeux, visible à un moment donné, avant de changer, d’évoluer, de décliner, pour finalement disparaître dans l’absence.
Il faut faire attention : ce n’est pas parce qu’on est toujours fixé sur le présent, sur les choses présentes, visibles – serait-ce à notre esprit –, ce n’est pas parce qu’on est devenu capables de les juger, de les mesurer et de les manipuler, d’en calculer l’évolution, c’est-à-dire leur présence future, ou même leur présence passée, ce n’est pas parce qu’on fonctionne comme ça, parce qu’on a pris l’habitude de fonctionner comme ça qu’on se meut pour autant dans la sphère de la vérité. Non, nous sommes par là toujours plongés dans les vues (doxai) des mortels que nous sommes.
La vérité, elle, est autre chose, par-delà et en-deçà des apparences. Elle ne concerne pas seulement ce qui se voit, ce qui est présent, qu’on peut mesurer, traiter, calculer, mais également ce qui est justement absent. Telle est la vérité de ce qui est : éclosion productrice à la présence à partir du retrait et de l’absence. Retrait et absence qui s’avèrent finalement même plus important que la présence elle-même ; retrait et absence qui s’avère finalement être la ressource-même de toute présence.
Mais comment alors atteindre la vérité ? Il s’agit de tendre l’oreille, d’avoir ses sens aux aguets et de s’avancer, progressivement, au-delà et en-deçà des apparences, au-delà et en-deçà du va-et-vient des phénomènes, en direction de la vérité.
Autrement dit, dans une terminologie plus techniquement philosophique : quitter la perspective purement présentielle, « ontique », pragmatique, positiviste, pour cheminer en direction d’une expérience plus large, plus profonde, plus ouverte : celle, ontologique, de l’être ou vérité comme divine alètheia ou phusis, qui unit en son sein présence ET absence.