« Traduire L'Inconnue de Blok, cela requiert une grande modestie ».
« Sa poésie est douce comme un poison, si elle est obscure c'est qu'elle renferme tant de ciels bleus, tant d'indigo qu'elle a viré au noir.
Au-delà du symbolisme de ce poème, il faut déjà y voir une préfiguration du dernier Blok, abandonné de tous, complètement désespéré, souffrant au physique comme au moral, — seul avec ses propres démons… ». Serge Venturini
Avec son aimable autorisation. http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/blok/blokventurini.html
« Dire également ce poème exige grande retenue et effacement ». Gilles-Claude Thériault
Après le dîner, sur les restaurants, L'air visqueux brûle, glauque, étouffant, Et le printanier esprit putrescent Surnage des cris rauques de soûlards.
En haut de la rue sale à peine luit L'enseigne d'or de la boulangerie, Et dans l'ennui des villas de banlieue, L'on entend geindre un enfant qui crie.
Chaque soir, derrière les barrières, Se promènent les filous, les roublards, Leur chapeau melon en arrière Avec les dames près des caniveaux.
Sur le lac grincent les tolets des rames, Retentit le cri strident des femmes. La lune blasée là-haut dans le ciel Fait grimacer son disque sans raison.
Soir après soir, au fond de mon verre Vient se refléter mon unique ami, Par l'âpre et mystérieuse moiteur, Coi comme moi, comme abasourdi.
Tandis qu'aux tables voisines passent Des serveurs somnolents qui paradent, Quelques ivrognes aux yeux de lapins Qui braillent leur « In vino veritas ! »
Pourtant, chaque soir, à la même heure, (ou bien n'est-ce là qu'un de mes rêves ?) Forme élancée de soie enroulée, Bouge au-delà d'une fenêtre embuée.
Et, lentement, parmi les gens ivres, Sans compagnie, toujours solitaire, Respirant les parfums et les fumées Elle vient s'asseoir près de la fenêtre.
Et les croyances anciennes remuent Ses onduleuses soies élastiques, Et son chapeau aux plumes endeuillées, Et dans ses bagues ses doigts effilés.
Captivé d'étrange proximité, À travers son obscure voilette, J'entrevois des rivages enchantés, De bienheureux lointains émerveillés.
D'obscurs mystères me sont révélés. À moi l'on confie tout l'or de quelqu'un. Et tous les rayons d'or de mon âme Sont noyés dans l'âpreté du vin fort.
Les plumes d'autruche toutes courbées, Balancent en mon cerveau allumé. Et les yeux bleus où je vais me noyer Fleurissent sur des rivages lointains.
Dans mon âme repose un trésor, Je suis le seul à en avoir la clé. Eh ! tu as raison, — monstre ivre-mort ! Je sais — dans le vin est la vérité !
24 avril 1906
Illustration : Le Buveur (1882) de Henri de Toulouse-Lautrec (1864 – 1901).