Philippe De Villiers : «Le jour de la Toussaint, je vais visiter, comme chaque année, le cimetière de mon enfance, de mon petit monde disparu. Chaque tombe me parle», dans #FaceaPhilippeDeVilliers
00:00Le jour de la Toussaint, comme chaque année, je vais visiter mon cimetière.
00:10Le cimetière de la Toussaint, où on fleurit les tombes, le cimetière de mon enfance,
00:21le cimetière de mon petit monde disparu.
00:25« Chaque tombe me parle. Chaque tombe a un visage. »
00:36J'entends les intonations, les voix, les humeurs, les souvenirs.
00:47Et chaque dédicace est un morceau de ma vie.
00:50Il y a, au milieu de ce cimetière, des sépultures archétypales, pour moi.
01:04Des hommes, des femmes qui m'ont tout donné, qui m'ont façonné,
01:13et devant lesquels je viens de déposer, en ce jour de la Toussaint, ma gratitude fleurie.
01:21Je leur dis, en moi-même, « Pourquoi es-tu parti si tôt ? »
01:32« Oh, merci de m'avoir fait grandir à l'abri de vos tendresses. »
01:42Alors je commence le périple, comme chaque année, par les tombes de famille.
01:48Parmi ces tombes, d'année en année, je vois qu'un nom s'efface, chaque année davantage.
01:55« Bénigne de Montsorbier, c'est mon aïeul, héroïne de la Vendée, amazone du général Charette. »
02:05J'ai lu et relu cent fois la lettre dans la maison de famille qu'elle a reçue de son général.
02:17Quelques jours avant sa mort, le général lui écrit, « Bénigne, nous verserons pour la cause jusqu'à la dernière goutte de notre sang. »
02:32Et c'est signé « Chevalier Charette. »
02:37Alors, tout plein d'émotions, je passe à la tombe suivante, à quelques mètres, deux de côté de l'allée.
02:42Et là, je m'incline devant celui qui m'a appris à écrire, celui qui m'a appris à lire.
02:50On l'appelait le régent.
02:54Il appartenait à cette race des instituteurs qui instituaient dans une société déjà gagnée par l'esprit de désinstitution.
03:04Il voyait déjà, avant tout le monde, la main en visière, l'éclipse de l'intelligence, l'éclipse de l'autorité, l'éclipse des maîtres magistères.
03:21Alors, je passe à côté d'une autre tombe.
03:30Et là, je m'arrête.
03:32C'est mon voisin.
03:33Mon voisin d'enfance.
03:35Il m'a tout appris sur les pérennités.
03:40La continuité vitale entre le paysan et sa terre.
03:43Le pacte nuptial entre l'homme et la terre.
03:46Il m'a appris à vivre entre l'humus et la lumière.
03:49Il chérissait sa terre.
03:51Et je le revois à chaque fois.
03:53Je le revois.
03:53Il prend de la poignée de terre dans la main gauche.
03:57Il dit, mon petit Philippe, regarde.
04:00Et puis, il fait glisser entre ses doigts sa terre.
04:04Et puis, il l'embrasse.
04:06Il la respire.
04:07Et puis, il me dit, mon petit Philippe, tu vois, cette terre, elle est vivante.
04:15Oh !
04:16Elle ne vaut pas la terre du voisin.
04:19Elle est moins offrante.
04:23Mais c'est ma terre depuis mille ans.
04:27Alors, à ce moment-là, je repars pour continuer ma visite.
04:33Et je vais me recueillir devant la tombe du dernier poilu de la commune, Raymond Martin, le garde-champette, dont je parle dans mon livre.
04:47Un homme admirable.
04:48Une célébrité dans la commune, parce que c'est le rescapé, le dernier rescapé de la tranchée des baïonnettes où les Vendéens ont été ensevelis vivants.
04:58Et souvent, je lui disais au vin d'honneur du 11 novembre, vous savez, Raymond, je ne vous oublierai jamais.
05:07Et il me dit, ne dis pas des choses comme ça.
05:09Si, tu nous oublieras.
05:13Puis d'ailleurs, c'est nécessaire, parce que la jeunesse a besoin d'oublier.
05:17Et en fait, il avait raison.
05:24Car, tout pareil, aux étangs transparents qui dorment sur un lit de bourbe, le cœur de l'homme filtre les souvenirs et ne retient que ceux des beaux jours.
05:38La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond.
05:45Et l'image du soldat disparu finit par s'effacer dans le cœur consolé de ceux qui l'aimaient tant.
05:55Riez les morts, vous mourrez deux fois.
06:00La première, de votre propre mort, et la deuxième, de notre mort à nous, c'est-à-dire de l'oubli.
06:08Alors, je continue mon périple et je m'arrête devant la tombe d'un gars de Chauchet.
06:14Il n'est pas de la commune, mais il vend à la commune ce qu'il fabrique, des chaises.
06:22J'ai encore chez moi des chaises de ce monsieur qu'on appelait Monsieur Této.
06:28Il avait un appareil de cinéma, c'est avec lui qu'on a vu le jour de fête pour la première fois.
06:33Monsieur Této, il cultivait l'honneur du travail, il cultivait la piété de l'ouvrage bien fait, comme il disait.
06:45Et en fait, il pratiquait la phrase de Péguy.
06:48J'ai vu toute mon enfance des gens rempaillés, des chaises, du même esprit, du même cœur et du même entrain que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.
07:05Et puis alors, pour terminer mon périple, je vais vers le tumulus au milieu du cimetière.
07:14Et là, il y a la tombe discrète, dont le nom est effacé, mais moi je sais qu'il est là.
07:23Zénob, Roturier, curé de Boulogne.
07:26C'est le curé de mon baptême.
07:29Et je ne l'oublierai jamais que c'est lui qui m'a appris la prière ultime de Bernanos.
07:33Voici que remontent en moi les jeunes années jusqu'au petit garçon que j'étais.
07:45Je lui saide la place.
07:46Le moment est arrivé.
07:48C'est à lui de reprendre sa place à la tête de ma vie parce que c'est lui qui va, le premier, entrer dans la maison du père.
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