- il y a 6 semaines
Sylvain Tesson, écrivain, aventurier, pour la réédition de "Sur les chemins noirs" (Gallimard), illustré par François Schuiten, est l'invité du Grand entretien.
Retrouvez « L'invité de 8h20 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
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00:00Ce matin, nous recevons l'écrivain voyageur Sylvain Tesson, observateur du pays, des français, de leur tempérament.
00:07Il y a presque dix ans, vous avez publié « Sur les chemins noirs », immense succès adapté au cinéma avec Jean Dujardin.
00:14Vous rééditez ce livre aujourd'hui avec les somptueuses illustrations de François Chuiten.
00:21Chers auditeurs, vos questions et réactions, n'hésitez pas au 01 45 24 7000 ou sur l'application Radio France.
00:29Bonjour Sylvain Tesson, merci d'être avec nous ce matin au micro d'Inter.
00:34On va parler de la France d'aujourd'hui avec vous, de ces paysages, de ces fractures, de ces oubliés.
00:39Mais d'abord, vous qui croyez à la mémoire des pierres, c'est ce que vous aviez dit au moment de l'incendie de Notre-Dame.
00:46Que dites-vous de ces pierres précieuses, de ces joyaux de la couronne qui ont été volés au Louvre hier ?
00:51Je ne suis pas un grand spécialiste du système de sécurité des vitres à double vitrage, alors ce n'est pas tellement ça qui m'intéresse.
00:57J'aime bien l'utilisation symbolique des événements, parfois ça m'intéresse, mais il ne faut pas en faire trop.
01:05Évidemment, il y a la déréliction d'un côté de l'État et puis on a l'impression que tout à coup, le sort entier, l'adversité historique et métaphysique s'en prend même au dernier reflet d'une grandeur française.
01:15Non, j'y tire un autre enseignement en moi. Je crois que le hold-up, il a eu lieu depuis bien longtemps en nous-mêmes.
01:24Il y a eu un casse tout de même de la mémoire, parce que franchement, qui allait voir les couronnes de l'impératrice ?
01:30Qui allait voir les joyaux de génie ? Je ne sais pas, moi je ne suis jamais allé les voir.
01:35Je crois que c'était très rempli, je crois que cette galerie Apollon, elle faisait le plein.
01:38Non mais c'est possible, c'est possible. Vous voyez, je fais ma propre contrition.
01:42Moi, je ne suis jamais allé voir, alors que j'habite à 250 mètres du Louvre, je ne suis jamais allé voir les joyaux de la Couronne.
01:47Et je trouve qu'avant, il faut quand même s'interroger sur le petit hold-up intérieur que l'on fait nous-mêmes avec notre mémoire française.
01:54La prochaine fois, je m'intéresserai aux joyaux de mon pays avant de déplorer que les systèmes de sécurité ne soient pas assez performants.
02:01C'est-à-dire, Sylvain Tesson, quand vous dites « casse de notre propre mémoire », c'est qu'on ne voit pas, on oublie ce qui constitue notre patrimoine.
02:09Parce qu'effectivement, vous faisiez état des analyses que l'on entend depuis hier soir, notamment chez certains responsables politiques,
02:15qui font une analogie entre ce qui s'est passé et l'idée d'une sorte de délitement de l'État.
02:20Est-ce que c'est peut-être un petit peu caricatural comme analyse ? Ou est-ce que vous la faites votre ?
02:26Non, mais la politique est caricaturale, la communication est caricaturale.
02:30Il faut bien avouer que le symbole est intense et extraordinaire de voir au moment où vous avez l'espèce d'effritement absolu
02:36de grande dégoulina, de général, de pantalona, d'arlequina, de la comédia de l'Arte, ou plutôt au sommet de l'État, sans la langue.
02:45Parce qu'encore dans la comédia de l'Arte, c'est quand même extraordinaire d'entendre pantalon et arlequin se chamailler.
02:51C'est vrai que là, l'histoire nous sert, si je puis dire, un joyau symbolique.
02:56Alors bon, on entend le commentaire.
02:58Mais encore une fois, moi, ça m'intéresse énormément sur la facilité avec laquelle,
03:05finalement, parfois, nous oublions totalement la sédimentation mémorielle, historique.
03:13Et que voilà, ça pourrait peut-être nous inciter à aller plus souvent au Louvre.
03:17Alors, Sylvain Tesson, vous avez sillonné le monde, la Sibérie, la Patagonie, les villages perdus de l'Himalaya.
03:24Je m'arrête là parce que, vraiment, vous l'avez arpenté largement.
03:29Et en 2015, c'est la France que vous traversez à pied sur ces chemins noirs.
03:36Dix ans plus tard, qu'est-ce qui vous reste de ce voyage ?
03:39Ce voyage m'a relevé. Je savais que la marche apportait des bénéfices intérieurs, spirituels, anatomiques, musculaires,
03:47enfin, on les connaît, psychologiques, bien que je ne m'intéresse pas tellement à la psychologie,
03:51ou du moins de loin, métaphysique certainement.
03:53Et alors, quand je me suis retrouvé fracassé en morceaux en tombant d'un toit avec 26 fractures,
03:58il fallait que je me réadapte.
03:59Et je me suis dit, ça me semblait logique, plutôt que d'aller dans un centre de rééducation,
04:02je vais traverser la France par des sentiers dissimulés.
04:06Et la marche m'a donné ce que je lui demandais, c'est-à-dire qu'elle m'a permis le retour à moi,
04:11ce qui n'est pas rien, je suis revenu à ma propre surface.
04:14Et ce corps cabossé, à l'époque, il va comment aujourd'hui ?
04:17Mieux, je boite, je claudique encore un peu, je boite, mais j'ai repris à peu près les fonctions cognitives,
04:23le seuil ayant été assez bas, je l'ai atteint relativement.
04:27Il y a un peu de marche quand même.
04:29Oui, je l'ai rattrapé assez vite et puis j'ai récupéré les fonctions du langage par le monologue,
04:36comme vous le remarquiez peut-être sur les chemins noirs,
04:39sans être interrompu autrement que par les chouettes ou par le bruissement du vent dans les feuilles.
04:45Je suis revenu à mes fonctions grâce à la marche.
04:48Et c'est ça que j'essaie de raconter moi, c'est qu'il y a des possibilités, des interstices pour son salut,
04:54la marche dans les paysages, l'amour de l'art, l'amour de la poésie.
04:58Vous partez marcher avec un livre de poésie, tout ira plutôt mieux.
05:02Vous écrivez dans votre nouvelle introduction, Sylvain Tesson,
05:04« Je suis surpris d'entendre que mon témoignage avait soutenu moralement des êtres blessés.
05:09Certains lecteurs avaient affronté des gouffres, retrouvé leur propre chemin noir
05:11et venaient me témoigner leur proximité d'esprit. »
05:15Qu'est-ce qu'ils vous ont dit, ces lecteurs ?
05:18Qu'est-ce que vous leur avez appris ?
05:20C'est une sorte de recette, de prescription pour aller mieux ?
05:24J'allais très vite, moi, avant cet accident.
05:27Après cet accident, je me suis intéressé davantage aux douleurs, aux blessures,
05:32à ce que j'appelle les gouffres, c'est-à-dire à un moment les accidents de l'existence
05:35où vous tombez plus bas que ce que vous souhaiteriez à votre pire ennemi.
05:40Et tout d'un coup, des lecteurs sont venus me voir en me disant
05:42j'ai vécu un coup du sort, une adversité terrifiante.
05:48Les joyaux de ma couronne ont été volés, m'a-t-on dit parfois.
05:51Et je me suis relevé et je me suis rendu compte que chacun avait trouvé des voies d'échapper
05:56et des voies de reconquête de soi-même, ce que j'appelle le retour à soi,
06:00que je trouve une très belle expression parce qu'on revient à la surface de soi-même.
06:03Et je me suis aperçu que c'est l'imagination qui a permis à beaucoup de se rétablir.
06:08Il faut trouver des voies d'échapper, des interstices, des issues de secours.
06:14Et ça n'est pas uniquement les protocoles existants.
06:18Donc on se remet de la perte des joyaux de sa couronne ?
06:20On se remet de la perte des joyaux de sa couronne en se plongeant dans la nature.
06:25C'est en tout cas moi ce que j'ai dit.
06:27Ma prescription est très simple.
06:29Vous avez un système sanguin, allez-je dire, veineux de chemin sur le territoire français,
06:37dans ce pays extraordinaire, dans cette campagne sublime.
06:41Demandez au paysage de vous pourvoir un peu de sa substance.
06:43Justement, si ce livre paraît de nouveau, c'est parce qu'il est augmenté des illustrations de François Chuiten,
06:49des dessins magnifiques en noir et blanc, beaucoup plus de noir que de blanc,
06:55avec cette technique qu'on appelle de la carte à gratter.
06:59Il faut que vous nous expliquiez ce que c'est.
07:01Est-ce qu'il y a une symbolique là aussi ?
07:02Est-ce qu'il faut gratter pour comprendre votre démarche ?
07:06C'est Chuiten qui a trouvé la symbolique.
07:09Chuiten, qu'on appelle Schuiten en Belgique.
07:12Chuiten est un merveilleux artiste qui est à la fois la douceur belge, sa folie, son surréalisme.
07:19C'est une espèce de mélange entre Hergé et Spilliard.
07:23Il a un côté fin de siècle, un côté très technique, un côté fou.
07:26Enfin, il a une liberté anarchisante belge, que les Belges appellent d'ailleurs plutôt le surréalisme.
07:31Et il m'a appris un jour que la gravure, ce qu'on appelle la gravure, c'est-à-dire le fait de graver une pièce de bois par exemple
07:39et de laisser l'encre imprimer la marque de l'entaille sur le papier blanc, avait son inverse,
07:45qui est la carte à gratter que vous venez de décrire.
07:47C'est-à-dire une surface noire que l'entaille de votre couteau, de votre plume ou de votre gouge vient légèrement blesser.
07:54Et à ce moment-là, ce sera le blanc qui apparaîtra à la surface de la plaque noire.
08:00Et Chutaine me dit, c'est ce qui était arrivé.
08:02Tu étais une espèce de goudron de mélancolie et de noirceur après ton accident.
08:07Et tu as laissé la marche apporter la clarté à la surface de toi-même.
08:11Je vais faire la même chose, m'a-t-il dit, avec la carte à gratter.
08:13Et d'ailleurs, quand on ouvre le livre et qu'on voit ces gravures, on voit le soleil qui apparaît sur la surface du papier.
08:20On voit le soleil, on voit aussi la noirceur Sylvain Tesson, mais c'est vrai que ces dessins sont absolument somptueux.
08:26Des dessins qui viennent appuyer la description de la France que vous faites,
08:30celle à laquelle vous cherchiez au fond à échapper en empruntant ces chemins noirs.
08:34Une France hyper urbanisée, hyper connectée, celle des zones commerciales, des lotissements.
08:39Dix ans plus tard, puisque le livre est sorti en 2015, ça ne s'est pas franchement arrangé, non ?
08:45Cette France à laquelle vous cherchiez à échapper, Sylvain Tesson ?
08:48Mais ça ne s'arrange pas, et c'est toujours à la fois désespérant et magnifique.
08:52Ce ne sont pas dix ans de plus qui ont apporté ni solution, ni empirement à la situation.
08:59La France, c'est une puissance centrale, jacobine, parisienne, qui est l'héritage,
09:04enfin on ne va pas ici faire le...
09:05De la révolution française, de la royauté...
09:08De la triple vibration impériale monarchique républicaine,
09:12avec cette espèce de sentiment, quand vous habitez dans des vallons profonds,
09:17qu'il y a la pieuvre parisienne qui crache son encre,
09:19et qui ensuite envoie son tentacule dans les confins pour venir gratter le dépôt.
09:25Et c'est un sentiment très paradoxal, moi, que j'ai senti sur ces chemins noirs,
09:29avec à la fois la volonté que l'État vous paterne,
09:33que Paris vous materne plus exactement,
09:36que Paris vous donne un peu, vous rende un peu de ce qu'il vous prend,
09:41et puis en même temps la volonté que la spécificité culturelle
09:43ne soit pas du tout entachée par l'immixion de l'administration dans vos confins,
09:48et donc la volonté d'être à la fois un peu materné, mais surtout pas paterné.
09:51D'où un sentiment très schizophrénique à l'égard du Parisien,
09:55que moi je suis, le Parisien qui est inconséquent,
09:58qui est inconsistant, qui file en TGV à aller se rendre traverser des pays.
10:03C'est TGV, ça va trop vite ?
10:06C'est pas tellement ça, je le prends, moi,
10:07je vais tout le temps aux quatre coins de la France en TGV,
10:10c'est pas tellement que je le déteste,
10:11mais je trouve qu'il y a cet extraordinaire paradoxe avec un territoire
10:14qui est une accumulation tellement ancienne de sédimentation d'histoire,
10:18ce que le géographe historien Fernand Braudel,
10:22auteur de l'identité de la France,
10:24appelait l'effroyable morcellement du pays,
10:26mais qui marche, enfin en tout cas qui a marché,
10:29parce qu'il y a eu des unités extraordinaires,
10:31l'unité paysagère, l'unité artistique, l'unité linguistique,
10:35c'est cette unité qu'il faut aimer,
10:36qu'il faut peut-être espérer qu'un jour elle se recimente.
10:40Oui, alors par contre, la continuité de l'État,
10:43l'unité de l'État dans ces zones-là,
10:45que vous aimez sans goudron par les chemins,
10:49alors que les gens qui y vivent aujourd'hui,
10:51ce qu'ils veulent c'est quoi ?
10:52C'est des médecins ? C'est du réseau ?
10:54Des services publics ?
10:57Oui, oui, peut-être, peut-être, mais pas uniquement.
10:59Sûrement même.
11:00Oui, mais pas tous et pas que.
11:03C'est trop brutal pour moi de penser que
11:06ce que veulent les gens dans ces confins,
11:08ce sont des médecins du réseau, des administrations.
11:11Parce que d'abord, il faut dire deux choses.
11:13Premièrement, quand l'État amène un hôpital quelque part,
11:16c'est pour que la puissance parisienne,
11:21l'autorité centrale,
11:23en plus de son hôpital, de son école et de son EHPAD,
11:26met un hôtel des impôts, une prison et une gendarmerie.
11:29Vous savez, l'administration n'est pas très philanthrope.
11:32C'est plutôt une espèce de conquête du territoire par l'aménagement.
11:35Moi, l'aménagement, je m'en méfie, je suis géographe, moi, de formation.
11:38Ce que j'aime, c'est le paysage,
11:39c'est-à-dire le moment où l'histoire, très doucement,
11:42avec beaucoup de précautions et de timidité,
11:45a influé légèrement sur le paysage.
11:47Ce n'est pas l'administration.
11:48L'administration, elle arrive, elle aménage,
11:50elle dit, je vais tout régenter, je vais tout réguler,
11:53et ensuite, je ferai une politique de régulation
11:55des effets problématiques de ma propre politique.
11:58Par exemple, quand on fait un parc national dans les Calanques de Marseille,
12:01c'est merveilleux, l'intention est superbe,
12:03on va protéger les animaux,
12:04mais on crée un tel effet Instagram du parc des Calanques
12:08que, dix ans plus tard, il faut réguler
12:10pour essayer d'empêcher le déversement.
12:13Donc, c'est ça que je veux dire.
12:14Et puis, deuxièmement, moi, je me guérissais.
12:17Je pense qu'on peut aller sur les chemins de France
12:20sans faire de sociologie, toujours.
12:22Je ne suis pas un sondeur.
12:23La sociologie, ce n'est pas un gros mot, Sylvain Tesson,
12:26d'essayer de comprendre encore la façon dont fonctionnent les systèmes.
12:31Et quand on vous écoutait,
12:32et vous parlez très bien de ce pays,
12:34et de la beauté du parc des Calanques,
12:36mais est-ce que parfois, il n'y a pas une sorte de biais esthétique
12:38qui vient et qui fait passer au second plan
12:41les préoccupations de ceux que vous croisez parfois dans ces pérégrinations ?
12:45Mais la beauté n'est peut-être pas un gros mot non plus.
12:47Bien sûr.
12:48Et d'ailleurs, nous ne nous insultons pas
12:51en nous traitant l'un de sociologue et l'autre d'esthète.
12:55Simplement, il y a peut-être un temps pour tout,
12:57comme dirait l'autre qui était un ecclésiaste.
12:59Il y a peut-être un temps pour tout.
13:00Et quand vous êtes fracassé,
13:03et que vous demandez, ce qui était mon cas physiquement,
13:05et que vous demandez à l'infusion,
13:08car c'est ça le terme,
13:09à l'infusion du corps dans le paysage et dans sa beauté,
13:13je m'intéressais à autre chose
13:15qu'à la tectonique des systèmes d'organisation de la société.
13:20Je rencontrais des gens qui vivent, des habitants,
13:23parce qu'aujourd'hui on appelle ça les territoires,
13:26comme si c'était des stratèges qui parlaient des zones en guerre.
13:28Et le mot territoire, il n'est pas beau.
13:29Oui, alors peut-être que la province non plus n'était pas beau.
13:32Parlons de l'arrière-pays, comme le poète Bonnefoy.
13:34J'étais dans l'arrière-pays, c'est magnifique l'arrière-pays.
13:37C'est comme l'arrière-monde, derrière le rideau,
13:38derrière l'orée des bois.
13:39Et je voyais des habitants qui aimaient et qui connaissaient leur territoire
13:45et qui savaient ce que c'était que le cycle des saisons,
13:47qui connaissaient la nature.
13:49Et ça les intéressait plus l'actualité de la germination des champignons
13:54et des allées forestières
13:55que celles des déchirements, des déchiquettements à la tête de l'État.
13:59Sylvain Tesson, on a des auditeurs qui souhaitent vous parler.
14:02Et on va commencer avec Pierre.
14:04Bienvenue Pierre, bonjour.
14:06Bonjour.
14:06Oui, bonjour.
14:07Bonjour Sylvain Tesson.
14:08Qu'est-ce que vous voulez lui dire ?
14:11Vous avez écrit dans un ouvrage dont je ne me rappelle plus le nom,
14:14que la France est un paradis, mais les Français se croient vivre en enfer.
14:18Alors, j'ai bien aimé cette provocation
14:20et je trouve qu'elle résonne énormément avec la situation politique actuelle.
14:25Donc on nous persuade même que nous vivons dans un enfer.
14:29La France est un champ d'orine.
14:31Et alors que la vérité, c'est que la France n'est ni un enfer, à mon avis,
14:36ni un enfer, ni un paradis,
14:38et que c'est à nous de travailler, de réaliser cette réalité-là.
14:45Voilà.
14:45Est-ce que vous pouvez me redire à quel endroit vous avez écrit cette phrase-là ?
14:50Merci monsieur de me parler de cette phrase, enfin bien que vous me rappeliez qu'il faut se méfier des petites phrases.
14:56Mais c'était une phrase, vous avez eu raison de dire, provocatrice, que j'écrivais dans Bérezina,
15:02un livre que j'ai publié en 2015, peu avant ma chute d'ailleurs,
15:06et qui fait référence, oui, à cet état extraordinaire d'héritage en fait que nous avons d'un pays qu'on appelle misérablement l'Hexagone,
15:14comme s'il s'agissait de géométrie alors qu'il ne s'agit que de mémoire et d'amour.
15:18Et cet extraordinaire endroit que les poètes ont chanté, que les artistes ont peint,
15:23dont Aragon disait dans « Je vous salue ma France aux yeux de Tortorelle » que c'était une paume,
15:29ouverte à tous les vents de la mer, certes, mais il ajoutait « cloche, cloche sonnée, l'angélus des oiseaux ».
15:37Donc oui, il y a le vent qui la traverse, la France éternelle,
15:40mais il y a aussi au sommet de la colline, il y a une petite église,
15:43et c'est dommage d'en enlever la croix, comme a fait Mitterrand quand il a fait sa fiche de la force tranquille.
15:48Donc oui, c'est un paradis, on croit qu'on vit en enfer.
15:51Évidemment, quand je dis ça, je ne mésestime pas la douleur de mes semblables
15:56qui vivent parfois des vies difficiles, et même impossibles.
16:02Sylvain Tesson, on a soumis récemment cette phrase à Jean Dujardin,
16:07qui jouait le rôle principal dans l'adaptation de votre livre cinéma,
16:11et voilà ce qu'il dit quand on lui soumet cette phrase.
16:14C'est très compliqué quand on parle de la France.
16:16Pour certains, la France s'est rance, il y en a d'autres qui sont dans la défiance.
16:19En revanche, il n'y a vraiment plus de nuance, et il rajoute « on a un très joli pays »
16:22et quand on le dit rapidement, on est traité de facho.
16:24Vous avez l'impression aujourd'hui que quand on parle de la France,
16:28de la beauté de ces paysages, on est traité de facho ?
16:31Je ne sais pas, ce n'est pas très grave.
16:35Les insultes dont on se fait affubler ne sont pas très importantes.
16:38Je crois qu'il y a quelque chose qui, finalement, met un point final à ce débat,
16:42c'est de regarder la poésie.
16:44Qu'est-ce qu'ont dit les poètes de la France ?
16:48Vous comprenez ?
16:50Moi, je prends tout.
16:52J'aime Maurice Barrès et sa colline inspirée,
16:55et j'aime Aragon et son poème Brosséliande.
16:58Je ne fais pas le droit d'inventaire, comme Lionel Jospin.
17:01Je ne suis pas un magasinier des Galeries Lafayette.
17:03Je prends tout.
17:04Je crois plutôt à l'extraordinaire idée de Balzac,
17:09qu'il écrivait dans les Chouans.
17:12Les Français aiment changer de gouvernement à condition que ce soit toujours le même.
17:18On est fous, en fait, et qu'on aime tellement le désordre
17:21qu'on a besoin que ça change pour que rien ne change.
17:23Alors, les Français au standard d'Inter, c'est Chantal qui est avec nous ce matin.
17:27Bienvenue, Chantal.
17:29Oui, bonjour.
17:30Bonjour et bonjour.
17:32Bonjour à Sylvain Tesson.
17:33Je crois que vous l'aimez beaucoup, Sylvain Tesson.
17:36J'ai une profonde admiration pour lui.
17:38J'ai aujourd'hui 77 ans.
17:40Ça doit faire des décennies que je le connais par ses livres.
17:44Et je le remercie de nous avoir réconciliés avec la poésie,
17:49avec l'écologie bien avant la date et avec aussi la marche.
17:56Moi, je me balade souvent avec un livre de lui dans ma poche quand je marche,
18:01parce que je suis une marcheuse.
18:03Et à chaque fois que je m'arrête pour le lire,
18:05que je regarde autour de moi, je me dis,
18:08Sylvain Tesson, il a réussi, il réussit par son écriture,
18:12qui est belle et simple, à nous réconcilier avec la vie, tout simplement.
18:17Ça, c'est une belle déclaration. Merci, Chantal.
18:20Écoutez, merci beaucoup.
18:22Et merci d'insister sur cette idée
18:25que la langue est peut-être tout ce qui nous reste
18:29et tout ce qui devrait nous rester, tout ce qu'on néglige beaucoup.
18:32Vous savez, Napoléon, dans une lettre, disait « La France ».
18:36Déjà, quand ça commence comme ça, on se dit « Là, on va avoir une définition ».
18:41« Quand c'est vous, quand c'est vous, ça va ».
18:42Et puis, c'est ce que vient de dire Chantal.
18:44C'est l'écho de cette espèce de déclaration d'amour à la langue.
18:48La France, c'est le français, quand il est bien écrit.
18:51C'est génial, parce que ça ne doit rien dire, évidemment, c'est à l'emporte-pièce.
18:54Mais ça veut dire quand même quelque chose,
18:55c'est que ne négligeons pas l'extraordinaire pouvoir du verbe.
18:59Et c'est pour ça que partons dans les bois avec un livre sous le bras.
19:03Et quand nous parlons de quelque chose, demandons d'abord aux poètes ce qu'ils ont à nous dire.
19:07Juste, Sylvain Tesson, puisque je rebondis un peu à retardement sur cette phrase que vous citiez,
19:11des choix sur la volonté de changement des Français tant que les choses ne changent pas.
19:17Comment est-ce que vous, le géographe, celui qui s'y en a,
19:20qu'est-ce que vous pensez du pays aujourd'hui, de son humeur, de son état d'esprit ?
19:25Quel regard est-ce que vous portez sur la France de 2025 ?
19:29Je crois qu'il y a quelque chose de bizarre, c'est qu'il semblerait,
19:32parce que parfois je lis des études tout de même sociologiques,
19:35qu'il semblerait qu'intérieurement et individuellement,
19:39il soit encore doux d'être Français.
19:41C'est-à-dire que souvent les sondés témoignent d'une certaine satisfaction
19:47de leurs conditions personnelles, de leur bonheur pour aller vite.
19:51Et pris comme une définition collective, c'est l'enfer, c'est l'abomination.
19:55C'est-à-dire qu'il est douloureux d'être Français collectivement,
19:59il est doux de le rester individuellement.
20:02Voilà un paradoxe étrange.
20:04Je dois dire que, politiquement, je préfère le geste de l'embrassement,
20:11consistant à considérer le passé en disant « je prends tout »,
20:14comme la petite Sainte-Thérèse de Lisieux qui embrassait tout.
20:17Comme ce paysan de la Troisième République qui disait
20:19« moi, je suis pour la République, à condition que ce soit Napoléon le roi ».
20:24J'adore cette boutade parce que c'est la phrase parfaite du grand embrassement.
20:29Sylvain Tesson, ce que vous dites là,
20:32résonne avec un morceau d'une interview donnée hier par Philippe Devilliers
20:37dans le journal du dimanche.
20:39Voilà ce qu'il dit, Philippe Devilliers,
20:40« pour refaire un peuple amoureux, il faut traverser la France,
20:44la parcourir physiquement, charnellement.
20:46C'est la pérégrination dans les paysages intimes de la France immémoriale,
20:51les bocages, les clochers, les calvaires, les villages,
20:54tout ce qui compose son âme.
20:56Est-ce que ça vous pose problème que cette façon d'aborder l'amour de la France
21:00soit récupérée par ce bord politique-là ?
21:03Mais attendez, pas plus que le fait que François Mitterrand
21:07montait tous les ans, je crois, en haut de la roche de Solutré.
21:12Vous vous souvenez, il mettait des chaussures de marche,
21:14Rocard était allé s'acheter au vieux campeur un Ickers-Bockers d'alpiniste
21:18pour ne pas déparer,
21:21de même que les promenades du président actuel,
21:24je crois, un jeune homme qui marche sur la plage du Touquet.
21:28Ou sur les quais de Seine, récemment.
21:30Mais pourrait-on peut-être un jour tracer une monographie intéressante
21:34des rapports des hommes politiques avec la marche à pied ?
21:37Quand Louis XI traverse le royaume incognito à cheval,
21:41c'est pour prendre la pulsation.
21:43Non, c'est extraordinaire.
21:44C'est en marchant qu'on est...
21:46D'abord qu'on se réjouit l'œil,
21:48parce qu'on comprend ce que c'est que la spécificité du paysage français.
21:52Et c'est en marchant qu'on écoute véritablement
21:54les gens qui peuplent ce paysage que l'on traverse.
21:57Sur Emmanuel Macron, vous disiez en 2017,
21:59c'est une idée de bitnick,
22:01de se mettre en marche sans très bien savoir où l'on va.
22:04Ce qui est assez drôle,
22:05et avec le recul,
22:06il y avait peut-être une forme de préscience dans cette phrase.
22:08Est-ce que vous comprenez où il veut aller aujourd'hui ?
22:10Qui le comprend ?
22:12Victor Hugo avait tout résumé
22:15dans le sixième livre du poème des Contemplations,
22:18un livre qui s'appelle En Marche.
22:20Alors le président le savait-il.
22:22Et le poème En Marche commence par
22:24« On me dit où vas-tu ? »
22:27« Je l'ignore et j'y vais. »
22:29Ce qui semble un programme politique tout à fait actuel.
22:32Et je signale, Sylvain Tesson,
22:35aussi la sortie du livre « Le quotidien de l'éternité,
22:3760 ans de journalisme pour la liberté »,
22:39une anthologie des éditos de votre père,
22:42Philippe Tesson,
22:42apparaître le 5 novembre,
22:43dans quelques jours donc,
22:44aux Équateurs.
22:46Voilà, c'était à signaler pour les auditeurs qui vous adorent.
22:49Il y a beaucoup de messages,
22:49Bénédicte, Fanny des Alpes-Maritimes
22:51qui ont été heureux de vous entendre ce matin.
22:53Allez, pour terminer cet entretien,
22:54j'en cite un.
22:55« Bénédicte, il y a un an,
22:56vous avez changé ma vie
22:57lorsque je suis parti dans les forêts de Sibérie.
22:59Merci, merci Fanny.
23:00Merci à Sylvain Tesson d'être là à l'entendre.
23:02Je me sens de suite plus présente au monde. »
23:04« Très bien, merci Sylvain Tesson
23:06sur les chemins noirs
23:08avec les illustrations de François Chuiten,
23:11réédité chez Gallimard.
23:13À très bientôt.
23:13Pouf ! »
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