A l'occasion des 40 ans de la disparition de Vladimir Jankélévitch, ce documentaire inédit retrace la trajectoire d'un philosophe dont la pensée singulière est restée d'une grande modernité : sens de la nuance, refus des idéologies, éloge de la légèreté, de l'ironie, droiture, intellectuelle et morale, vigilance absolue face à l'antisémitisme... Ses intuitions résonnent aujourd'hui plus que jamais...
Ce documentaire met en lumière l'un des plus grands philosophes français du XXème siècle, disciple et ami de Bergson, à l'oeuvre aussi originale qu'unique, à l'intelligence et au charme exceptionnels. Les très riches archives de l'INA nous font revivre ce philosophe, que le grand public a découvert lors d'une émission mythique d'"Apostrophes" en 1980. Un des esprits les plus brillants de sa génération, Jankélévitch détestait toutes les idéologies, tous les systèmes figés qui font passer l'individu après les dogmes. Il faisait l'éloge du mouvement, d'un avenir toujours à inventer. Un homme qui, malgré les blessures de la vie, n'a jamais renoncé.
Ce film s'appuie sur des témoignages de proches et de spécialistes du philosophe : Françoise Schwab, amie de très longue date de la famille Jankélévitch, sa biographe, auteure de "Jankélévitch, le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi" (Albin Michel) ; Cynthia Fleury, philosophe, auteure du livre et du podcast "Un été avec Jankélévitch" ; Sophie Nordmann, philosophe, spécialiste de l'éthique et de la pensée juive et allemande ; Pascal Ory, historien spécialiste du XXème siècle, académicien ; Karol Beffa et André Manoukian, pianistes, compositeurs, qui éclairent la dimension musicale de la vie et de l'oeuvre de Jankélévitch. Avec également le témoignage bouleversant de Wiard Raveling, l'Allemand qui lui a écrit et est venu le voir à Paris à la fin de sa vie.
Documentaire réalisé par : Fabrice Gardel et Mathieu Weschler / Assistés par : Adèle Deuez / Musique originale : Karol Beffa / Produit par : Anne Gènevaux, productrice à l'INA / Durée : 52' / Année : 2025 / Coproduction : LCP-Assemblée nationale / INA / Avec le soutien du CNC et de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah / Avec la participation de la Fondation du Judaïsme Français
Ce documentaire met en lumière l'un des plus grands philosophes français du XXème siècle, disciple et ami de Bergson, à l'oeuvre aussi originale qu'unique, à l'intelligence et au charme exceptionnels. Les très riches archives de l'INA nous font revivre ce philosophe, que le grand public a découvert lors d'une émission mythique d'"Apostrophes" en 1980. Un des esprits les plus brillants de sa génération, Jankélévitch détestait toutes les idéologies, tous les systèmes figés qui font passer l'individu après les dogmes. Il faisait l'éloge du mouvement, d'un avenir toujours à inventer. Un homme qui, malgré les blessures de la vie, n'a jamais renoncé.
Ce film s'appuie sur des témoignages de proches et de spécialistes du philosophe : Françoise Schwab, amie de très longue date de la famille Jankélévitch, sa biographe, auteure de "Jankélévitch, le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi" (Albin Michel) ; Cynthia Fleury, philosophe, auteure du livre et du podcast "Un été avec Jankélévitch" ; Sophie Nordmann, philosophe, spécialiste de l'éthique et de la pensée juive et allemande ; Pascal Ory, historien spécialiste du XXème siècle, académicien ; Karol Beffa et André Manoukian, pianistes, compositeurs, qui éclairent la dimension musicale de la vie et de l'oeuvre de Jankélévitch. Avec également le témoignage bouleversant de Wiard Raveling, l'Allemand qui lui a écrit et est venu le voir à Paris à la fin de sa vie.
Documentaire réalisé par : Fabrice Gardel et Mathieu Weschler / Assistés par : Adèle Deuez / Musique originale : Karol Beffa / Produit par : Anne Gènevaux, productrice à l'INA / Durée : 52' / Année : 2025 / Coproduction : LCP-Assemblée nationale / INA / Avec le soutien du CNC et de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah / Avec la participation de la Fondation du Judaïsme Français
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NewsTranscription
00:00Un jour de janvier 1980, l'émission littéraire Apostrophe consacre une soirée spéciale à un jeune philosophe de 77 ans, Vladimir Jankélévitch.
00:17Il est quasiment inconnu du grand public.
00:20Alors on y va ou non ? Soyons sérieux, s'il vous plaît. Allons.
00:23Ce soir-là, Bernard Pivot présente trois de ses livres au titre poétique, Le je ne sais quoi et le presque rien.
00:33Bon, alors qu'est-ce que c'est que le je ne sais quoi et le presque rien ?
00:35Mais d'abord, le je ne sais quoi, c'est vous ne savez pas quoi, mais vous savez que.
00:39Par exemple, quand vous dites d'une femme, cette femme, elle a le mires toussé, elle a les oreilles décollées, elle est affreuse, elle a une grande beauté désagréable, elle a les cheveux en désordre.
00:51Eh bien, quand même, elle a, je ne sais pas quoi, elle a je ne sais quoi.
00:56Elle a je ne sais quoi.
00:57Elle a je ne sais quoi.
00:58Quand je dis qu'elle a je ne sais quoi, c'est tout à fait positif.
01:00Ça veut dire que je ne peux pas dire ce qu'elle a, ce qui fait son charme.
01:03Ça s'appelle le charme, tout simplement.
01:05L'émission fait un carton.
01:08Jean Kélévitch dira en riant, j'ai vendu plus de livres après apostrophe que tout au long de ma vie.
01:14Jusqu'alors, l'originalité du philosophe n'avait été reconnue que dans les amphithéâtres de la Sorbonne.
01:26Les gens qui font de la philosophie croient que la philosophie, c'est de réfléchir sérieusement sur les choses qui ne sont pas les choses de tous les jours.
01:33Or, Jean Kélévitch qui fait, c'est ça, c'est-à-dire la rave du quotidien.
01:36Or, la philosophie, c'est bien ça.
01:38Son credo, explorer les subtilités de notre quotidien, l'importance de l'expérience vécue.
01:47Jean Kélévitch parle de la vie, de la mort, de l'amour, du temps, de la musique.
02:02Contrairement à beaucoup, il n'appartient à aucun courant philosophique.
02:06Il refuse tous les prêt-à-penser.
02:10Que voulez-vous, madame, pour vous ?
02:12Nous avons le scepticisme, l'hédonisme, le rigorisme.
02:17Le rigorisme, j'en veux pas, ça fait mal.
02:20L'hédonisme, j'en veux bien, mais c'est la philosophie du plaisir, c'est suspect.
02:24Enfin, vous choisissez votre isme préféré.
02:28Il ne se réclame d'aucune idéologie.
02:31Il rejette tout embrigadement.
02:32Il est d'une vigilance absolue face à l'antisémitisme.
02:41Nous cherchons les causes comme si quelqu'un avait attrapé une maladie.
02:45D'où vient cette maladie ?
02:46Il a attrapé l'antisémitisme quelque part, en fréquentant des mauvais milieux.
02:50C'est pas ça.
02:50Il est caché dans le fond des cœurs.
02:52Il est dans la lâcheté morale de beaucoup de gens.
02:55À l'heure où la haine l'emporte sur le dialogue, sa voix nous parle plus que jamais.
03:02Je crois que ce dont nous souffrons aujourd'hui, ce qui fait notre détresse, c'est la sécheresse.
03:11Nous vivons une époque essentiellement sèche.
03:14Alors l'amour pallie à toute sécheresse.
03:17C'est l'amour justement qui nous évite de vivre dans un désert comme l'Arabie.
03:23Et c'est donc la sécheresse qui est notre mal d'aujourd'hui.
03:56Professeur à la Sorbonne depuis 1951, Vladimir Jankelevitch donne officiellement un cours d'histoire de la philosophie.
04:05Mais il ne ressemble à aucun autre de ses collègues.
04:10Son but, aider ses élèves à penser par eux-mêmes.
04:15Quand on parle de n'importe quoi, pas de n'importe quoi, mais enfin de la vie, de la mort,
04:18alors ils vous répondent, Hegel dit que, Nietzsche dit que, etc.
04:23Alors moi je leur dis, et Dupont, qu'est-ce qu'il dit ?
04:26Est-ce que ça ne vous concerne pas ? Vous n'avez pas une opinion là-dessus ?
04:30Alors d'abord, ils sont étonnés d'avoir à avoir une opinion.
04:34Jamais on leur avait dit ça.
04:36Et puis finalement, ils se laissent aller, ils parlent volontiers.
04:39Et on me dit que ça continue comme ça maintenant, il suffit de s'en donner la peine.
04:43Au lieu de citer bêtement un tel tout le temps, réfléchissez vous-même.
04:47Les étudiants se bousculent dans les amphithéâtres pour venir l'écouter.
04:55Et alors il rentre, il a l'air à moitié anxieux, un mélange d'anxiété et de malice.
05:00Il regarde un peu terrifié comme ça, il attend, il a l'air de se dire qu'est-ce que je lui ai raconté, etc.
05:06Pas du tout cette mise en scène d'honorabilité, de ton professoral doc qui étale ses notes, qui dit attention, maintenant on va être sérieux.
05:15Non, pas du tout, là il a l'air, il sort ses notes comme ça un peu timidement.
05:19Et il commence et ça charme quoi.
05:24Mais très vite, il s'écarte de ses notes pour improviser.
05:28Jean Kélévitch est un orateur hors pair.
05:30C'est Socrate qui l'inspire.
05:35Je pense qu'une des choses qui fascine Jean Kélévitch dans la figure de Socrate, c'est le fait d'être capable d'un enseignement qui nous parle aujourd'hui, plus de 2000 ans plus tard, grâce finalement à la parole.
05:50Cette capacité à dialoguer avec tous, Jean Kélévitch la met en pratique au quotidien.
05:55J'ai pris un taxi pour aller je ne sais où, et alors j'ai ouvert le taxi, il m'a dit vous êtes professeur probablement.
06:03Je lui ai dit qu'en effet je devais avouer que j'étais professeur, et de quoi ?
06:06Alors je lui ai dit de philosophie.
06:07Ah, c'était complet, alors vous êtes dans votre philosophie.
06:10Alors qu'est-ce que c'est la philosophie ? A quoi ça sert ?
06:12Alors je lui ai dit, vous posez une question philosophique.
06:16Voilà, vous faites de la philosophie.
06:18Alors ça lui a ouvert des horizons, il s'est retourné vers moi, il avait compris des tas de choses.
06:22Encore une fois, je crois que j'ai pu entrevoir la vocation philosophique de n'importe qui.
06:31Vladimir Jean Kélévitch, à quoi servent les philosophes ?
06:34Mais quand on dit à quoi servent les philosophes, on s'attend à ce qu'on dise à rien.
06:38Une fourchette, ça sert à manger, un couteau, ça sert à couper, etc.
06:42Une chaise à s'asseoir, mais la philosophie, à quoi ça peut servir ?
06:46A penser ?
06:46Pardon ?
06:47A penser ?
06:47La philosophie, c'est fait pour qu'on en fasse, n'est-ce pas ?
06:50C'est pas fait pour qu'on en parle, en réalité.
06:52Quand je fais de la philosophie, parce que je me porte mieux, ça diminue ma tension,
06:56je dormais la nuit, comme si vous l'avez trouvé à 1000 sacs,
06:59qu'est-ce que je dois faire ?
07:00Docteur, faites de la philosophie, vous verrez votre tension, etc.
07:03Tout ira bien, votre digestion sera régulière.
07:07Sa pensée explore les interstices de l'existence.
07:10Dans ses cours, il convoque tous les arts, la poésie, la peinture.
07:17Il parle de musique, il parle de littérature, c'est qu'au contraire, je trouve que c'est peut-être
07:20un de ses côtés très agréables, c'est en philosophie de ne pas parler que de la philosophie.
07:26C'est que la philosophie n'est pas seulement dans la philosophie, chez lui, elle se trouve
07:29dans la musique, elle se trouve ailleurs.
07:31Et ça, on lui retrouve justement ce côté un peu éthéré.
07:34L'amour, la musique, la joie.
07:38Et ce que dit Jean Kélévitch, c'est tous ces je ne sais quoi, on peut vivre sans,
07:42on peut vivre sans amour, sans joie, sans musique, sans philosophie, mais pas si bien.
08:04Sous-titrage Société Radio-Canada
08:34Pour saisir l'originalité de cet homme, il faut revenir à la trajectoire de la famille
09:02Jean Kélévitch.
09:06Vladimir est le deuxième enfant d'une mère et d'un père juif, exilé russe, marqué
09:11par les pogroms de la fin du 19e siècle.
09:13Réfugiés et intégrés en France, à Montpellier puis à Bourges, ils éduquent Vladimir dans
09:27la pure tradition républicaine laïque.
09:29Mon père était médecin, c'était un médecin qui venait de Russie et qui s'intéressait
09:35énormément à la philosophie.
09:37Mais il fallait qu'il soigne des malades pour gagner sa vie, il n'avait pas beaucoup
09:40d'argent, le pauvre homme, et il mettait de l'université, d'enseignement très très
09:44haut, tout ce qu'il n'avait pas fait.
09:46Et il désirait qu'il fasse sa place.
09:49Il voulait faire faire des choses qu'il n'avait pas faites lui-même.
09:53Son père l'ouvre à une culture cosmopolite.
09:56Il lui fait découvrir les auteurs russes, espagnols, italiens.
09:59C'était deux beaux esprits qui avaient toujours beaucoup de choses à échanger.
10:04Donc il y avait non seulement une profonde empathie, mais aussi une influence intellectuelle
10:09entre le père et le fils.
10:12Et l'un se nourrissait de la richesse de l'autre.
10:20Chez les Jankelevics, la musique et le piano en particulier sont fondamentaux.
10:25Jankelevics a appris la musique, le piano, par imprégnation.
10:30Il n'a jamais eu vraiment de cours de musique avant un certain âge.
10:35Et déjà parce qu'il assistait aux cours qui étaient donnés à sa grande sœur,
10:40il a su le piano, il a su la musique avant même qu'on la lui enseigne.
10:48Et cette passion ne le quittera jamais.
10:55En 1913, le jeune garçon monte à Paris pour suivre un cursus d'exception.
11:18Vladimir se retrouve parmi les meilleurs élèves de France.
11:28Il se prend de passion pour Henri Bergson, le plus grand philosophe de l'époque et futur prix Nobel.
11:35Le penseur du temps vécu, de la conscience en mouvement.
11:38Vous n'êtes pas devenu quand même philosophe par hasard ?
11:44Ah ben non, j'ai fait de bonnes études quand j'étais un bon élève.
11:48J'ai eu le prix de philo, vous savez, j'étais un bon élève au lycée de Mille Grand.
11:52Ah oui, j'avais des prix.
11:54Ah bon ?
11:54J'avais des prix, j'étais donc la fierté de mon lycée.
11:58Je ne me rappelle plus ces prix, mais enfin je me rappelle qu'il y avait beaucoup de prix.
12:01Donc j'étais content.
12:01Et mes parents étaient contents aussi.
12:03Et mon père, qui aimait beaucoup la philosophie, voulait que j'en fasse.
12:09En 1921, Vladimir est reçu au concours de la prestigieuse école normale supérieure.
12:17L'école normale est, à cette époque, le vivier où se forment les plus grands esprits.
12:24Jean Kélévitch y croise, entre autres, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron.
12:28Et parmi les meilleurs, il est encore le meilleur.
12:35Il est reçu premier à l'agrégation.
12:39Il confie à un ami qu'il a l'ambition d'écrire pour la postérité.
12:45Comme tous les jeunes gens, j'étais très prétentieux.
12:48Enfin, je m'imaginais que j'allais écrire des livres, que je sois très célèbre,
12:51que je sois de grands pensants de ce temps.
12:53Je sois un géant de la pensée.
12:56C'était pour ça.
12:57Un dimanche de décembre 1923,
13:03Jean Kélévitch débarque, tremblant, dans un immeuble du 16e arrondissement.
13:12Henri Bergson a accepté de le recevoir chez lui.
13:16Et le maître à penser tombe sous le charme de ce brillant gamin de 20 ans.
13:22Jean Kélévitch est subjugué par la pensée pragmatique de Bergson.
13:27A la raison, Bergson préfère l'intuition.
13:32Aux théories, il préfère le mouvement.
13:37A la certitude, l'imprévisible et le doute.
13:42Ce que Bergson appelle l'élan vital.
13:45Jean Kélévitch n'oubliera jamais la leçon de Bergson.
14:00N'écoutez pas ce que disent les philosophes.
14:02Regardez ce qu'ils font.
14:05Bergson disait, il faut agir en homme de pensée et penser en homme d'action.
14:09Donc cette idée que justement, le cœur et l'intellect ne sont pas coupés l'un de l'autre,
14:15mais qu'au contraire, tout cela participe d'un même élan.
14:18Effectivement, c'est quelque chose que Bergson a eu le mérite de dire haut et fort et que reprend Jean Kélévitch.
14:25L'admiration est telle que Jean Kélévitch lui consacrera son premier livre.
14:31En 1926, un poste d'enseignant attend le jeune normalien à Prague.
14:44Il s'abandonne à l'effervescence de cette ville, dort peu, travaille beaucoup.
14:51Chaque soir, Vladimir court de concert en opéra.
14:55Il découvre les grands compositeurs allemands, Beethoven, Mahler, Wagner.
14:58Jean Kélévitch privilégie le temps du concert,
15:04incapable de ressentir la même émotion en écoutant un disque.
15:10Il aime ces moments de grâce, uniques.
15:16Il dira, la musique est l'élément le plus proche de la pensée.
15:20La musique est un art qui vit dans le temps et qui se rattache au concert,
15:36lequel est un événement historique qui est arrivé une fois et puis plus jamais.
15:41Souvent, on se rappelle une chose merveilleuse qu'on a entendue il y a 20 ans.
15:45On se rappelle à peine et pour le réentendre, il faut beaucoup d'efforts, il faut beaucoup chercher.
15:51Donc la musique se cache.
15:54Elle se cache parce qu'elle est temporelle et que tout ce qui est temporel vit d'une existence précaire, fragile, clandestine même.
16:04À Prague, Jean Kélévitch travaille à sa prometteuse carrière.
16:12Il rédige un doctorat sur Schelling, le grand philosophe romantique allemand,
16:17et publie des articles pour les plus prestigieuses revues françaises.
16:20À ce moment-là, se déploie cette urgence d'écrire qu'il n'a cessé de l'habiter toute sa vie.
16:32L'urgence d'écrire.
16:33Il n'était pas une journée de sa vie où il ne se mettait pas à son bureau le soir
16:38pour mettre sur le papier les idées qui lui passaient par la tête.
16:42En 1932, l'idylle pragoise touche à sa fin.
16:49Jean Kélévitch rentre en France pour enseigner la philosophie.
16:53Et surtout, vient décider à se consacrer à ses livres.
17:02Le professeur est très convoité.
17:12Les universités se l'arrachent.
17:22Et c'est à Paris, sur l'île Saint-Louis, qu'il s'installe en 1939.
17:50Son piano y trouve une place de choix.
17:52Mais cette sérénité n'a qu'un temps.
18:08La Seconde Guerre mondiale éclate.
18:10Normalien, donc officier de réserve,
18:28Jean Kélévitch est mobilisé, envoyé au front.
18:30Blessé, il se retrouve en convalescence à l'hôpital militaire.
18:50Et c'est là qu'il apprend, en juillet 1940, sa révocation de l'éducation nationale.
18:58Il n'a plus le droit d'enseigner.
19:01Son péché pour les fonctionnaires du régime de Vichy, être juif, être né de parents impurs.
19:08Quand on est un fils d'immigré, quand on est un brillant sujet, qui franchit toutes les étapes, typiquement françaises, une grande école, une agrégation, ça c'est très français, pas l'équivalent ailleurs.
19:24Recevoir sur la tête cette exclusion, cette exclusion de la communauté nationale, mon hypothèse, c'est qu'il ne s'en est quand même jamais remis.
19:37Pour ce jeune homme d'une famille laïque, la judéité n'avait jamais été un enjeu.
19:42L'exposition en 1941, les juifs et la France, où se pressent des centaines de milliers de visiteurs, est pour lui un coup de poignard.
20:07Sur cent français de vieilles souces françaises, 90 au moins sont de vrais blancs, purs de tout autre mélange racial.
20:15Il n'en est pas de même du juif.
20:17Celui-ci est issu de métissages accomplis il y a déjà plusieurs millénaires, entre des Ariens, des Mongols et des Nègres.
20:25Le juif a donc un visage, un corps, des attitudes, des gestes qui lui sont propres.
20:31Ainsi grossit chaque jour le nombre des Français qui, sachant discerner le juif, pourront se protéger contre ces agissements.
20:43Jean Kalevitch et sa famille s'enfuient à Toulouse.
20:47Ils vivent repliés dans la clandestinité.
20:49Mes parents, déjà âgés, avaient tort de parler trop dans les rues de Toulouse leur langue maternelle.
21:02Et il y avait donc beaucoup de précautions à prendre pour pouvoir subsister.
21:06À partir de la Seconde Guerre mondiale, il y a un mot qui définit assez bien Vladimir, c'est l'intranquillité.
21:12Et jusqu'au bout, il ne pourra plus jamais être tranquille.
21:15Sans travail, sans argent, sans avenir, Jean Kalevitch tente de survivre.
21:22Il donne quelques cours particuliers de philosophie dans l'arrière-salle des cafés.
21:30Et face à la débâcle, il s'engage.
21:34Il retrouve régulièrement des amis résistants dans les sous-sols d'une librairie.
21:40Il rédige des tracts, les traduit, les distribue.
21:45Je dis que sans la résistance française, les démocraties ne pourraient pas gagner la guerre.
21:54Ces années toulousaines sont véritablement un trou noir pour Jean Kalevitch.
21:59Et pourtant, le philosophe n'oublie pas le message de Bergson.
22:04Ne jamais renoncer à un instant de joie.
22:07Cette joie qui fait notre dignité.
22:08Un matin de printemps 1943, Jean Kalevitch doit retrouver un résistant dans un parc de la ville.
22:20Il sait qu'il peut être arrêté à tout moment.
22:25Mais quand un rayon de soleil perce, l'espoir le gagne.
22:28Le temps d'un battement de paupières.
22:30Et ces promesses du printemps sont aussi pleines de nostalgie, d'une secrète angoisse peut-être, qui est contenue dans cette lumière elle-même.
22:44La matinée de printemps, c'est à la fois la grâce dans le chaos.
22:48C'est ça.
22:48Parce que c'est ça le printemps.
22:49Le printemps, c'est tout d'un coup le soleil, un ciel bleu, la beauté.
22:55Le fait, un suspens, alors que tout s'écroule.
23:02Ne ratez pas votre unique matinée de printemps.
23:06Comment ce printemps, il doit être moral.
23:08Et comment le printemps a besoin des humains pour être précisément, pas simplement un printemps qui efface les horreurs,
23:15mais un printemps qui réinscrit l'homme dans l'histoire.
23:17En 1945, alliés et résistants viennent à bout de l'Allemagne nazie.
23:29Pour Jean Kélévitch, c'est la fin de la clandestinité.
23:33Mais la guerre l'a marqué irrémédiablement.
23:40Rien ne sera plus comme avant.
23:50Lorsqu'il rentre enfin chez lui, Kéofler, il ne reconnaît plus rien.
23:57Son appartement a été pillé.
23:59Donc c'était un nouveau monde.
24:03J'ai recommencé à vivre.
24:04D'abord, je n'avais plus de livres.
24:06Les Allemands ne m'en ont pas laissé, n'est-ce pas ?
24:08Ils ne me faisaient pas de cadeaux.
24:09Plus de souvenirs.
24:10Mon piano.
24:10Je n'ai pas une photo de mes parents, l'antérieur à 1944, n'est-ce pas ?
24:14Pas une photo, rien, pas un livre.
24:19Mon piano était parti, bien sûr, bien entendu.
24:22La Shoah a fait 6 millions de victimes juives.
24:30Quand le philosophe apprend l'existence des camps, il est bouleversé.
24:49Il croise des survivants, découvre les listes interminables de victimes.
24:54Je n'ai pas été déporté alors que j'aurais dû et pu l'être,
25:01que j'y ai échappé, non pas parce que j'ai joué à cache-cache avec l'occupant,
25:04mais parce que j'ai eu un peu plus de chance que les autres.
25:06Ça arrive aussi.
25:08Et d'autres ont eu plus de malchances.
25:09Ils se sont fait prendre dès le début.
25:11Jamais, jamais, il n'a pu se remettre de ce drame.
25:15Cela hante nos nuits et je souffre de toutes ces blessures qui m'ont été épargnée,
25:20moi qui suis vivant par une erreur de la Gestapo, disait-il.
25:24Je suis vivant par une erreur de la Gestapo.
25:29Après la guerre, le sujet de la Shoah est largement tabou.
25:35Pour la plupart des survivants, la douleur est telle qu'ils préfèrent garder le silence.
25:41Et l'immense majorité des Français ne veut pas se retourner sur ces drames.
25:48Peu d'intellectuels prennent la parole.
25:51Alors, face à cette relative indifférence,
25:54Jean-Kelévite se fait un devoir de perpétuer cette mémoire.
26:00Il est le premier à poser frontalement la question du pardon auquel il consacrera un livre.
26:11« D'abord, on n'a pas le droit d'oublier. Il y a deux choses.
26:16Oublier, pardonner. L'oubli, nous n'en avons pas le droit.
26:19Alors, quant au pardon, il faut distinguer.
26:22Je ne pardonne qu'à ceux qui me demandent pardon.
26:25D'abord, indépendamment de cela, le pardon est une bouffonnerie, absolument. »
26:32Scandalisé par le silence de ses collègues allemands,
26:35Jean-Kelévite ne cesse de réfléchir à ces questions.
26:37Et dans les décennies qui suivent la guerre, il reste précurseur.
26:44Il est un des premiers, dans un article du Monde de 1965,
26:49intitulé « L'imprescriptible » à expliquer que les crimes nazis ne devront jamais être amnestiés.
26:57Il dit à un moment donné, voilà, de la même façon que les rescapés du camp d'Auschwitz, notamment,
27:05portaient un tatouage. Nous, nous portons cet imprescriptible en nous.
27:10C'est notre tatouage.
27:1230 ans après, la plaie est toujours ouverte, évidemment.
27:14Les 30 ans ne font rien à la faire.
27:16Donc, je pense que le problème est toujours pendant.
27:19Et la blessure fait toujours aussi mal.
27:22Non, on ne passe pas à autre chose.
27:24Le temps n'a pas de prise sur le crime.
27:26Donc, non, on ne passe pas à autre chose.
27:27Et vis-à-vis de l'Allemagne, la position de Jean Kalevitsch est tranchée.
27:34Il ne prononce plus un mot d'allemand, n'ouvre plus un livre.
27:38Nietzsche, Goethe, c'est fini.
27:41Il n'écoute plus un compositeur d'outre-Rhin, à commencer par Wagner.
27:47Wagner, c'est pour lui l'exemple même du compositeur du pathos,
27:53de l'hystérie, le compositeur qui va beaucoup trop loin
27:58de la grandiloquence, de la monstruosité.
28:01C'est le compositeur, il a des mots très durs,
28:03c'est le teuton par excellence.
28:05Wagner, c'était la musique du film le plus horrible
28:08qui était produit par l'humanité.
28:41Cette radicalité anti-germanique le singularise
28:54dans le paysage intellectuel français.
28:57Plus encore, son indépendance, sa liberté philosophique le marginalise.
29:03Jean Kalevitsch ne souscrit à aucun effet de mode.
29:06Et dans l'après-guerre, la mode, c'est Sartre et son existentialisme
29:14qui théorisent une philosophie de l'engagement.
29:18Mais Jean Kalevitsch dénonce sa passivité durant la guerre.
29:22Sartre qui s'est contenté d'écrire depuis les terrasses de Saint-Germain-des-Prés.
29:28Jean Kalevitsch était terrible, il avait la dent très dure pour Sartre.
29:33On se porte bien au café de flore
29:36et où on conjugue le verbe s'engager à tous les temps.
29:40Il y a ceux qui conjuguent le verbe s'engager.
29:42Donc je m'engage à m'engager, etc.
29:44Tu t'engages à t'engager.
29:46Donc ils sont dans le discours.
29:48Mais en l'occurrence, il était extrêmement dur
29:50sur le fait de dire qu'à un moment donné, dans la morale,
29:52ce n'est pas le discours qui détient la clé de la morale.
29:56Ce qui détient la clé de la morale, c'est l'action.
29:57On agit aussi par ce qu'on est, par sa présence, par ce qu'on est,
30:01par son action et pas nécessairement par ses bouquins.
30:07Globalement, Jean Kalevitsch refuse tous les systèmes de pensée dogmatiques.
30:15Le marxisme qui a conduit au pire totalitarisme du XXe siècle.
30:20Le structuralisme de Claude Lévi-Strauss
30:23qui ne prend pas en compte l'individu en tant que tel.
30:26Il aime à citer son maître Bergson, qui écrivait
30:30« Presque tous les mots en isme sont mauvais,
30:33ils sont vagues, ils sèment la division parmi les hommes. »
30:39Résultat, Jean Kalevitsch se retrouve très seul
30:41et ses livres ne rencontrent guère de succès.
30:46En tout cas, il n'avait pas le retentissement
30:49qu'il aurait peut-être souhaité à l'époque,
30:51qui était l'époque où tous les ismes fleurissaient,
30:54structuralisme, existentialisme,
30:57tous ces ismes dont il avait horreur.
31:01Lui n'avait pas une pensée conceptuelle figée.
31:07Après ses cours à la Sorbonne,
31:10Jean Kalevitsch redescend à pied vers la Seine.
31:13Il va retrouver son piano du quai aux fleurs.
31:15Quand il s'adresse à ses étudiants,
31:22ça lui demande une énergie dingue.
31:24Et quand tu rentres chez toi et que tout d'un coup,
31:26tu fais ça.
31:26« Musique du générique »
31:40Musique douce
32:10Ce qui touche Jean Kélévitch par-dessus tout, c'est la musique française. Il chérit sa légèreté.
32:22Ce qu'il aime, Jean Kélévitch, chez Ravel, chez Debussy, surtout chez Satie, c'est leur sens de l'ironie, la provocation du double discours, la capacité à dire une chose et son contraire, le sens de la nuance et de l'équivoque.
32:40Chose rare pour un philosophe, il écrit aussi sur la musique.
32:46Cet art exprime ce que les mots ne peuvent pas dire.
32:51C'est ce qu'il développe dans un de ses textes les plus célèbres.
32:56Si vous voulez comprendre la musique, ça s'appelle « La musique est l'ineffable », point à la ligne. C'est le livre le plus lumineux qui soit.
33:03Pour Jean Kélévitch, la musique est une source de joie.
33:12La joie est un sentiment, le bonheur est un sentiment trouble, équivoque, menteur, décevant.
33:20Alors il y a la joie qui n'est pas décevante parce qu'elle est très courte.
33:22Il y a des moments uniques, des moments exaltants, des moments d'exaltation, des moments extrêmement purs, mais très courts.
33:30S'il est le philosophe de la joie, il est aussi celui de l'humour.
33:34Il aime les comédies italiennes, Charlie Chaplin, les blagues juives.
33:39Il ne manque jamais d'ironie et va même y consacrer un livre.
33:43Mes camarades qui commençaient leurs études étaient absolument stupéfaits parce qu'il a posé une question sur la vitesse de Dieu en plein vol.
33:48Et on nous dit sur la vitesse de Dieu en plein vol.
33:51Et on oublie beaucoup de choses sur Dieu, la théologie parle de Dieu depuis des siècles, mais on ne nous a jamais parlé de sa vitesse en plein vol.
33:57Quelque chose comme ça qui fusère, c'était évidemment très étonnant.
34:01C'est là que c'était quelque chose évidemment dont on n'avait pas l'équivalent ailleurs.
34:05Il n'était pas de quart d'heure où les rires ne fusaient pas dans cette salle parce qu'il avait un humour chevillé au corps.
34:13Il était très, très, très, très, très, très amusant et il était heureux, comme il le disait d'ailleurs.
34:20Et cela se ressentait.
34:21Parmi mes étudiants, je me trouve parmi 500 amis intimes.
34:25Je me suis laissé dire que vous entreteniez une certaine coquetterie vis-à-vis de votre âge, que vous ne le disiez pas volontiers.
34:31Eh bien alors, puisque vous le savez, n'essayez pas de la déjouer devant un public si vaste et si anonyme.
34:38Je veux garder mon secret, n'est-ce pas ? J'ai 33 ans.
34:41D'accord, 33 ans.
34:42Et c'est ce que je parais d'ailleurs, n'est-ce pas ?
34:43Vous avez 33 ans d'enseignement.
34:45L'humour, c'est ça, c'est ces je-ne-sais-quoi qui introduisent un peu d'air dans le tout compact, des idéologies, du réel, etc.
34:56Et donc, qui permettent à la fois de prendre une certaine distance, de nous ébranler par le rire et du coup, de nous faire voir les choses un peu autrement.
35:08Quand il parle, il ne parle pas, il est enthousiaste, je veux dire, avec des ruptures, avec sans arrêt une forme d'allaitement et un débit hyper rapide.
35:19Et en plus de ça, une mélodie mais incroyable, il passe du haut, du bas.
35:23On ne peut pas écouter Jean Kélévitch sans être tout d'un coup électrifié.
35:28Je veux dire, je ne dirais pas que c'est un rockeur, mais il vous envoie une énergie de dingue.
35:33Et ce qui explique aussi que ses étudiantes et ses étudiants, ils étaient tous sous son charme.
35:40C'est un philosophe qui a théorisé la notion de charme et qui en même temps l'incarnait.
35:46C'est-à-dire que c'est comme ça.
35:47C'est-à-dire que je pense que personne n'est insensible à ce charme qui émane de Jean Kélévitch.
35:54Mais il est vrai aussi, alors ça aussi, on me l'a dit, que toutes vos étudiantes ont toujours été amoureuses de vous.
36:00Je ne sais pas, moi, je ne le prononcerai pas là-dessus.
36:05Les femmes, elles sont amoureuses de Jean Kélévitch, qu'elles le disent ou qu'elles ne le disent pas, c'est bien ça.
36:09Il a une cour, une cour de femmes, je veux dire qu'il entoure, qu'il le suit vocale.
36:13Une cour d'hommes, oui c'est vrai.
36:14Moi, je n'ai pas envie de dire.
36:16Vous avez quoi ?
36:17Que je suis amoureuse de Jean Kélévitch.
36:21Vladimir Jean Kélévitch déteste la formule « c'était mieux avant ».
36:26Pour lui, l'espoir est toujours du côté de la jeunesse.
36:29Je leur dois beaucoup.
36:31Et en les écoutant, en discutant avec eux, et quelquefois en sachant me taire, en les laissant parler,
36:37parce que beaucoup de choses que je dis viennent d'eux.
36:39Enfin, qu'est-ce que vous voulez.
36:40On ne fréquente pas la jeunesse étudiante pendant des années et des années, comme moi,
36:44sans avoir une très grande dette qu'on a contractée à leur égard.
36:48Alors, naturellement, quand éclate mai 68, il participe aux manifestations.
36:56Son engagement n'est pas strictement politique.
36:59C'est avant tout un pari sur l'avenir.
37:01Vous êtes descendu dans la rue et vous avez crié souvent ?
37:03Je suis descendu dans la rue et je crois que je suis descendu dans la rue.
37:05Et je continuerai à le faire.
37:07Et je ne regrette pas, d'ailleurs.
37:08On souscrit à des engagements parce qu'on est très en colère.
37:37Parce qu'on ne peut pas faire autrement.
37:38Quand on descend dans la rue pour prier, c'est parce qu'on est très en colère.
37:44Toute sa vie, Jean Kélévitch va descendre dans la rue, manifester, signer des pétitions.
37:51Il prend partie pour les droits des réfugiés, pour l'indépendance des Algériens, pour les minorités kurdes.
38:00Eh bien, ça, c'était une facette de son existence.
38:03Le désir d'être auprès de ceux qui n'ont rien et qui n'ont pas toujours la parole pour l'exprimer.
38:11Toutes les décisions d'engagement de Jean Kélévitch sont dictées par son besoin de reconnaître l'humanité en chaque homme.
38:19Tout simplement parce que sa compassion est immense.
38:21C'est encore pour la défense de la dignité humaine que Jean Kélévitch se déclare contre la peine capitale.
38:35Sa position est claire alors qu'en 1981, la majorité des Français y est encore favorable.
38:41Je crois qu'elle repose sur les principes tout en fait surannés et notamment sur l'idée que la peine de mort efface le crime.
38:50Que le sang que l'on verse en exécutant quelqu'un rachète le sang qui a été versé par le criminel.
38:56Comme s'il y avait un rapport entre l'un et l'autre.
39:05Jean Kélévitch est constant dans ses engagements.
39:08Avec une attention toute particulière face à l'antisémitisme ambiant.
39:18Dans l'imprescriptible en 1971, le philosophe écrit
39:22L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous.
39:30Il est la permission d'être démocratiquement antisémite.
39:33Il analyse la façon dont la création d'Israël a changé la donne.
39:41Sous couvert de dénoncer la politique israélienne, légitimement contestable,
39:46se nourrit une nouvelle forme d'antisémitisme.
39:51A l'image du juif persécuté, se substitue celle du colon, arrogant et agressif.
39:57Cette confusion gagne certains esprits.
40:04Ce texte sur l'antisionisme est d'une incroyable actualité.
40:09A l'époque, je pense qu'il était le seul à l'écrire.
40:12Depuis les années 70, l'antisémitisme ne fait que prendre de l'ampleur.
40:20Retour du nationalisme d'extrême droite.
40:24Banalisation des théories du complot.
40:27Montée en puissance de groupuscules violents, ouvertement néo-nazis.
40:31A l'automne 1980, un attentat tue 4 personnes dans la synagogue de la rue Copernic à Paris.
40:42Face à l'événement, Jean Kélévitch met en garde sur le poison antisémite qui ronge nos sociétés.
40:51Il est déjà préfiguré. Il était préparé.
40:54Par conséquent, ce n'est pas étonnant tout ce qui arrive.
40:56Il n'y a pas besoin de jouer au prophète pour dire je l'avais prévu.
40:59Tout le monde l'avait prévu.
41:00Son langage est toujours extraordinairement précis.
41:03Ça ne lâche rien en termes de diplomatie.
41:06Il dit les choses terriblement.
41:08Mais en même temps, avec cette finesse, cette nuance, cette complexité, cette sensibilité.
41:13Je trouve que ça nous manque d'une certaine manière.
41:16Parce qu'aujourd'hui, tout discours radical est un discours fondamentalement, rhétoriquement assez pauvre.
41:22Vous écoutez France Inter, il est exactement 19h.
41:31En 1980, toujours, Jean Kélévitch est invité dans l'émission de radio Le Masque et la Plume.
41:37Et là, le philosophe s'emporte.
41:41Il paraît que j'ai des collègues en Allemagne.
41:42Eh bien, vous me croirez si vous voulez.
41:44Et probablement, vous ne me croirez pas.
41:45Je n'ai jamais reçu une lettre, une petite lettre, une humble lettre, pour me dire, comme il avait honte,
41:51ils mangent bien, ils dorment bien, ils font de bonnes affaires.
41:54Le Marc se porte très bien, comme vous savez.
41:56Les affaires sont bonnes, ils sont extrêmement contents.
41:59Ils ne nous doivent rien.
42:00Ils ne nous doivent pas, même pas une explication.
42:03Alors vous trouvez que c'est bon, c'est que c'est bien, ça.
42:07À 800 kilomètres de là, dans un village allemand, un professeur de français entend cette voix.
42:15Il s'appelle Viard Raveling.
42:18Il n'était qu'un enfant durant la guerre.
42:21Mais les mots du philosophe l'ont touché au plus profond.
42:26Il décide de lui écrire.
42:31Trois jours plus tard, à Paris, c'est une belle matinée de printemps.
42:35Vladimir Jankelevich s'installe au piano.
42:39Aux abords du quai aux fleurs, le facteur finit sa tournée.
42:52Vladimir découvre l'enveloppe.
42:54Le timbre et le cachet sont allemands.
43:00La lettre de Viard Raveling commence par...
43:03Moi, je n'ai pas tué des Juifs.
43:08Que je sois né allemand, ce n'est pas ma faute.
43:12On ne m'en a pas demandé la permission.
43:14Je suis tout à fait innocent des crimes nazis.
43:18Mais cela ne me console guère.
43:20Je n'ai pas la conscience tranquille.
43:22Quand j'avais 16 ou 17 ans, j'ai vu un film à la télévision, sans que mes parents le sachent.
43:33C'était très tard dans la nuit et ce film était « Nuit et brouillard » d'Alain René.
43:39Et ce qui m'a surtout impressionné, c'est ces images où des tas de corps morts sont poussés dans une fosse par des bulldozers.
43:55Vous pouvez peut-être vous imaginer comment j'ai été impressionné.
44:04Pour le reste de la nuit, je n'ai pas beaucoup dormi.
44:07Il m'arrive que les larmes viennent aux yeux.
44:20Parce que j'ai une très bonne mémoire de cette nuit.
44:26Oui.
44:27Et à partir de cette nuit-là, je me suis intéressé au sort des Juifs et au crime des Allemands.
44:36Pas des Allemands, de trop d'Allemands, disons.
44:45Lorsque Jean Kellevitch reçoit la lettre de Viard-Draveling, il est bouleversé.
44:51Après plusieurs jours de réflexion, il prend la plume pour lui écrire.
44:56Cher monsieur, je suis ému par votre lettre.
45:01J'ai attendu cette lettre pendant 35 ans.
45:04Je veux dire une lettre dans laquelle l'abomination est pleinement assumée et par quelqu'un qui n'y est pour rien.
45:12Quand vous viendrez à Paris, comme tout le monde, vous serez reçus avec émotion et gratitude, comme le messager du printemps.
45:25Nous ne parlerons pas de l'horreur.
45:29Nous nous mettrons au piano.
45:30Quelques mois plus tard, Viard-Draveling décide de faire le voyage jusqu'à Paris et vient sonner à la porte du philosophe.
45:47Et je suis entré.
45:51Vous imaginez, j'étais assez nerveux.
45:54Et on a parlé pendant au moins deux heures.
45:58Au début, on était un peu nerveux, mais bientôt l'atmosphère s'est détendu et on a eu une conversation très agréable.
46:12Mais il n'a pas parlé de ses relations avec l'Allemagne.
46:19Deux fois, j'ai essayé de diriger la conversation à ce thème.
46:23Mais il a bloqué, il ne voulait pas en parler.
46:28Il a refusé catégoriquement.
46:29Non, je ne veux pas.
46:32Et il a parlé de musique.
46:35Et pour moi, quand il a dit, nous allons faire de la musique, c'est presque un pas vers une amitié.
46:45Hein?
46:46Quand j'ai dit au revoir, je lui ai dit, cette visite est très importante pour moi.
47:00Et Jankelewitsch a dit, pour moi aussi.
47:04Jankelewitsch, dont le rapport à l'Allemagne n'a pas bougé d'un iota depuis la guerre, est ébranlé.
47:10Il y a la possibilité d'un nouveau départ.
47:12Il y a la possibilité que quelque chose recommence à nouveau.
47:17Quelque chose de nouveau peut toujours, à tout instant, commencer comme du radicalement neuf.
47:25Vladimir Jankelewitsch et Viard Raveling se promettent de se revoir avec leur famille.
47:31Mais le temps ne leur en laissera pas l'occasion.
47:35Vladimir tombe malade au début des années 80.
47:37Enfin, la mort, à laquelle il avait consacré un livre entier, le rattrape.
47:44On apprend à battre des records, on apprend à jouer du piano, on apprend à monter à cheval.
47:48Mais pour ce qui est de mourir, c'est-à-dire de s'initier à quelque chose d'absolument autre,
47:52dont personne n'a pas la moindre idée, le passage d'une forme à l'absence de toute forme,
47:57je ne sais même pas ce que c'est.
47:58Et celui qui ne meurt pas ne vit pas non plus.
48:09Par exemple, le Mont-Blanc ne meurt pas, donc le Mont-Blanc ne vit pas.
48:13Un marronnier vit très très longtemps, c'est comme si...
48:17Donc il vit à peine.
48:19Un homme ne vit que 70 ans, 80 ans.
48:22Par conséquent, c'est vraiment un vivant, parce qu'il doit mourir.
48:24Durant toute sa vie, Vladimir Jankélévitch sera resté en marge de la scène intellectuelle.
48:45Et son œuvre n'aura pas été reconnue à sa juste valeur.
48:49Il meurt à Paris, le 6 juin 1985.
49:05Mais le philosophe tient sa revanche sur le temps.
49:10Lui qui déclarait « J'écris pour le XXIe siècle » n'a jamais été aussi lu qu'aujourd'hui.
49:19Et si Jankélévitch n'a jamais prétendu être un penseur de la modernité,
49:23ses intuitions résonnent aujourd'hui, plus que jamais.
49:27Dans quelle société vivrons-nous en l'an 2000 ?
49:30Cette question, nous l'avons posée depuis l'an dernier à des personnalités de tous horizons.
49:34C'est le professeur Vladimir Jankélévitch qui ouvre le feu, si on peut dire.
49:38La crise morale, je crois qu'elle vient d'une disproportion monstrueuse.
49:43Une disproportion monstrueuse entre les pouvoirs, dont la science et la technique dotent l'homme,
49:47et son intelligence qui restait ce qu'elle était, qui restait rabougrie.
49:52Et il est doté de pouvoir énorme, fabuleux, il peut faire sauter la planète.
49:58Vous le savez, c'est le petit jeu auquel se livre des deux superpuissances depuis des années,
50:02et on ne sait pas où ça aboutira.
50:04Est-ce qu'il n'y a pas une paix à ne pas accepter ?
50:11C'est-à-dire n'importe quelle paix, celle que l'on subit ?
50:14La paix, oui, mais pas à n'importe quel prix.
50:17Pas à n'importe quel prix.
50:18Regardez à quoi on assiste, que ça soit en Iran, à une espèce d'insurrection à base religieuse.
50:31Ou que ça soit cette renaissance d'un judaïsme militant.
50:37On assiste à ce qu'on appelle, je ne sais pas, un retour du sacré ou du divin.
50:41Ce n'est pas le signe de cette crise morale.
50:43L'homme est désaxé, déséquilibré, il a le vertige devant ses propres pouvoirs,
50:48il y réagit comme il peut en revenant au divin.
50:50C'est quand même des déviations un peu pathologiques et impuissantes.
50:58Que serait un monde sans la philosophie ?
51:01Eh bien ce serait une statue muette.
51:03Il n'y aurait plus rien dedans, il n'y aurait pas d'âme.
51:13Sous-titrage Société Radio-Canada
51:43C'est parti.