La langue anglaise est du français mal prononcé, selon Bernard Cerquiglini.

  • il y a 4 mois
Transcript
00:00 La langue française est-elle une langue légitime ?
00:06 La langue française est-elle une langue légitime ?
00:10 Depuis le XVIIIe siècle, la langue française emprunte à la langue anglaise.
00:15 Pour des raisons légitimes, au XVIIIe siècle, nous avons emprunté tout le vocabulaire du parlementarisme.
00:22 Au XIXe siècle, celui des chemins de fer.
00:24 Pour des raisons peut-être moins acceptables, aujourd'hui, beaucoup d'américanismes sont obscurs et viennent prendre la place de beaux mots français.
00:32 Mais ce phénomène historique est le revers d'un autre phénomène.
00:36 Au Moyen-Âge, le français a massivement donné des mots à l'anglais.
00:44 D'habitude, on en parle en termes quantitatifs.
00:47 40% du vocabulaire anglais vient de la langue française.
00:52 J'insiste sur l'aspect qualitatif.
00:55 Le français a donné à l'anglais le vocabulaire essentiel, celui du droit, du commerce, de la spiritualité, de l'art, du gouvernement.
01:07 À la base, sur le squelette anglo-saxon, on a ajouté toute la chair sémantique qui fait que l'anglais est une langue prestigieuse et internationale.
01:21 C'est grâce au français que l'anglais est international.
01:25 Comment l'explique-t-on ?
01:27 On donne une explication d'ordinaire colonial.
01:30 À partir de 1066, Guillaume le Conquérant, devenu roi d'Angleterre, a installé les normands qui ont colonisé l'île,
01:40 imposant leur langue, le français, langue officielle, jusqu'à la fin du XIVe siècle,
01:46 et obligeant la population saxonne à apprendre le français, ce qui a infiltré de plus en plus de mots dans le saxon.
01:57 Cette explication, on dirait, verticale de colonisation, ne tient pas compte de deux faits.
02:03 Le premier, pas assez souligné, c'est qu'à partir des années 1300, l'aristocratie normande qui gouverne l'Angleterre ne parle plus français de naissance.
02:14 Il n'y a plus de transmission de la mère à l'enfant.
02:17 L'anglais devient ce qu'on appelle une langue seconde, une langue apprise à l'école, et seulement apprise.
02:25 Donc les linguistes sont moins intéressés. Ils y voient une langue qui perd peu à peu ses prérogatives.
02:32 Le second fait, jamais souligné, c'est que les empruntes par l'anglais ont été massives au XIVe siècle.
02:40 La moitié de tous les emprunts faits par l'anglais datent de cette époque.
02:44 Comment expliquer ce paradoxe ?
02:46 D'une façon simple, par le prestige du français au XIVe siècle.
02:52 Je fais l'éloge de ce français jamais étudié, jamais vanté.
02:57 C'est la grande langue de l'Europe.
02:59 C'est la langue qui permet dans cette Angleterre, quand on l'a apprise, de faire du commerce, de l'administration, de travailler.
03:07 Mon frère et ma soeur travaillent dans les douanes à Londres, ils travaillent en français.
03:11 De prier, de gouverner, de juger, ainsi de suite.
03:14 C'est une grande langue internationale qui vient féconder l'anglo-saxon.
03:20 Et on travaille en français, puis on va se mettre à travailler en anglais, et on va passer tout le vocabulaire.
03:26 Et un vocabulaire d'un français qui est très vivant, et qui a pris des sens propres.
03:31 Par exemple, bachelier sur le continent n'a jamais voulu dire célibataire.
03:37 Dans le français juridique du XIVe siècle, bachelier signifie "obdommarié".
03:43 D'où l'anglais "bachelor".
03:46 Au total, on a là au XIVe siècle, un français appris, second, prestigieux, qui vient nourrir la langue anglaise.
03:54 Eh bien, j'appelle ça la francophonie.
03:58 Elle est née en Angleterre dans les années 1300.
04:01 Rappelons-nous ce qui s'est passé dans l'Angleterre du XIVe siècle.
04:05 Une langue seconde, apprise, mais extrêmement vivante, qui a développé des significations.
04:13 Et on pourrait citer, par exemple, "empêcher", qui seulement dans le français juridique de l'Angleterre,
04:18 a pris le sens de "mettre en accusation et demander la destitution".
04:23 Et du coup, on a l'anglais "to impeach", "impeachment".
04:26 Cette langue prestigieuse a été, a fécondé et a aidé le français, l'anglais à devenir une langue internationale.
04:34 Nous devons être fiers de notre langue.
04:38 Et cela explique un phénomène que je décris dans le livre,
04:41 qui est que la plupart des anglicismes que nous empruntons en ce moment,
04:45 sont en fait de vieux mots français passés en Angleterre,
04:50 où ils ont parfois pris des sens nouveaux, intéressants et réempruntés.
04:55 On le sait pour le budget, qui vient de la bougette, la petite bourse de cuir,
05:01 et par métonémie, les crédits dont on dispose.
05:05 On le sait pour tennis, qui est tené au jeu de paume, on envoie la balle.
05:10 Mais le sait-on pour challenge, qui est l'ancien français "challengeer", "défier".
05:18 Pour "voucher", des voyagistes, qui est l'ancien français "voucher",
05:25 l'attestation, la preuve que l'on a payée.
05:29 Pour la "glamour", qui est l'ancienne grammaire.
05:33 Que les anglicismes soient majoritairement des mots français, prouve que le français a été vivant,
05:39 s'est adapté et nous revient dans des sens dont nous avons besoin.
05:43 Raison de plus pour les prononcer à la française.
05:46 Un "voucher", le "glamour", un "challenge".
05:50 C'est vrai que depuis de vingtaines d'années, les anglicismes se multiplient en français.
05:55 Et dans d'autres langues.
05:57 L'italien aussi est bourré d'anglicismes.
06:01 Et comme nous parlons mal l'anglais, nous prononçons mal, nous sommes en train d'angliciser d'autres langues.
06:07 C'est ridicule ?
06:10 C'est inconvenant ?
06:12 C'est dangereux pour la langue ?
06:14 Alors, de deux choses l'une.
06:16 Soit nous gardons ces anglicismes et nous les prononçons résolument à la française.
06:21 Nous les rebaptisons.
06:23 Le "challenge", le "voucher", le "stress", qui est l'ancienne détresse, ainsi de suite.
06:28 Soit nous refusons des américanismes, qui sont généralement obscurs.
06:35 Et qui viennent non plus enrichir la langue, comme l'anglais l'a fait au 18e, au 19e siècle.
06:41 Mais l'appauvrir.
06:43 On parle de "compliance" en ce moment.
06:45 C'est un ancien mot français, puisque "complir" en ancien français voulait dire "achever".
06:51 D'où l'anglais "to comply", "se conformer".
06:54 Mais qu'est-ce que la "compliance" ?
06:56 On dit que c'est un contrôle de la conformité des règles juridiques par une entreprise.
07:02 Eh bien, disons-le.
07:04 On va dire "conformité aux règles juridiques".
07:07 Ou bien on va dire "respect du droit".
07:09 Et ça, c'est de l'éthique.
07:11 Ou bien on va parler de "compatibilité technique entre les pratiques de l'entreprise et le droit".
07:16 Dans les trois cas, on a un point de vue différent, distinct, clair.
07:22 "Clair et distinct", dirait Descartes.
07:24 Pourquoi les remplacer par la "compliance" qui est obscure, qui nous en fume ?
07:30 C'est un appauvrissement formel et surtout sémantique de la langue.
07:34 Je crois qu'il y a de la place pour tout le monde.
07:38 Mais il doit y avoir de la place pour nous.
07:40 Et j'ai écrit ce livre pour dire "soyez fiers de votre langue".
07:44 C'est grâce à elle que l'anglais est une langue mondiale.
07:47 Organisation des Nations Unies.
07:50 "Organisation of the United Nations".
07:53 Trois mots français.
07:54 L'anglais international, c'est du français.
07:56 Soyez fiers.
07:57 Et donc n'allez pas adopter des mots anglais obscurs que vous ne comprenez pas au profit de mots français.
08:03 Soyez fiers.
08:04 Rappelez-vous que la francophonie, c'est quelque chose.
08:08 Et cela existe depuis l'Angleterre du XIVe siècle.
08:10 Et que surtout, nous portons les valeurs du plurilinguisme, de la différence.
08:16 Il y a des langues dans le monde.
08:18 Chacune représente une vision du monde.
08:20 Nous l'avons montré dans l'Angleterre du XIVe siècle.
08:23 Continuons à le faire.
08:24 L'anglais à sa place, nous avons toute la nôtre.
08:27 [Musique]