Déracinement, perte de repères, intégration : comment raconter l'exil

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00:00 * Extrait de « La vie de la vie » de La Marseillaise *
00:19 Quitter son pays natal pour s'installer ailleurs,
00:22 essayer de tout faire pour s'intégrer sans pour autant effacer ses origines.
00:26 L'exil n'est pas une mince affaire car l'exil est souvent imposé ou s'impose à nous.
00:32 Dans l'idée d'exil, on retrouve aussi les notions de bannissement, d'éloignement, de séparation.
00:37 Les deux récits que nous mettons en miroir ce midi dans le book club racontent tout cela, chacun à sa façon.
00:43 D'un côté l'exil à hauteur d'enfant qui met en lumière ses incompréhensions
00:47 et la difficulté de communiquer parfois.
00:49 De l'autre, trois générations qui se construisent toutes différemment et prennent parfois des routes opposées.
00:55 Jusqu'à 13h30, nous vous proposons de faire des ponts entre ces récits,
00:59 de passer du personnel à l'universel avec nos deux invités et avec, comme tous les jours, la communauté du book club.
01:06 * Extrait de « La vie de la vie » de La Marseillaise *
01:07 C'est une histoire de route mais c'est aussi une histoire de maison.
01:10 Nous admirons le courage d'une mère qui se bat contre vent et marée pour ses enfants.
01:15 Mais quelle femme !
01:16 France Culture
01:18 Le book club
01:20 Nicolas Herbeau
01:21 On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille.
01:27 On choisit pas non plus les trottoirs de Mani, de Paris ou d'Ager pour apprendre à marcher.
01:36 Être né quelque part.
01:40 Être né quelque part pour celui qui est né.
01:45 C'est toujours un hasard.
01:56 La voix d'Ayo qui reprend « Né quelque part » de Maxime Le Forestier pour débuter ce book club
02:00 avec nos lectrices Marie et Marie-Françoise qu'on va écouter dans un instant.
02:03 Bonjour Damien Rivera.
02:04 Bonjour.
02:05 Après un premier roman « Les Evanescents » publié en 2021 aux éditions du Rouergue,
02:10 vous publiez aujourd'hui un second roman « Les Routes entre France et Portugal » de 1955 à 1995.
02:16 Vous racontez le destin croisé de trois générations d'une même famille.
02:21 Vous nous les présentez d'abord.
02:23 C'est vu sous le prisme de trois hommes.
02:26 Le grand-père, si on doit partir du premier, qui dans les années 50 quitte le Portugal.
02:32 Il s'appelle David, mais tout le monde le surnomme Vasco.
02:34 Il incarne encore cette idée du Portugal conquérant, du Portugal du voyage.
02:39 C'est presque un poids pour lui d'ailleurs de porter cette image-là du Portugal.
02:44 Son fils, donc Fernando, un de ses fils, qui lui fera cet exil vers la France et décidera
02:52 de s'y installer, d'y rester au moment où la famille repartira au Portugal.
02:55 Ce fils Fernando montra une entreprise de maçonnerie et essaiera lui d'incarner presque
03:02 l'intégration ou le mythe de l'intégration à la française avec toutes ses limites.
03:06 Et la réussite.
03:07 Et la réussite.
03:08 Et quelques images d'épinal des Portugais sur les chantiers.
03:12 Et puis le fils de Fernando qui s'appelle Arthur et qui, lui, est le fils d'un Portugais
03:20 et d'une Française et qui sert de révélateur à toutes les failles qui existent entre ces
03:27 cultures aussi.
03:28 Trois relations entre ces trois hommes qu'on va évidemment détailler parce que ça fait
03:33 écho à des idées de déracinement, d'exil, d'intégration.
03:37 On l'a dit et c'est pour ça qu'on a eu envie de vous faire dialoguer avec Bala Fofana.
03:41 Bonjour.
03:42 - Bonjour.
03:43 - Vous êtes journaliste à Libération, vous publiez aujourd'hui votre tout premier roman,
03:45 La prophétie de Dali qui paraît aux éditions Grasset.
03:48 C'est un roman inspiré de votre propre histoire.
03:51 C'est votre éditeur qui souligne cela en quatrième de couverture.
03:54 Est-ce qu'il y a quelqu'un qui vous a poussé à écrire ce roman ? Pourquoi vous avez décidé
03:59 de prendre la plume sur ce thème-là ?
04:01 - Je pense que c'est la vie, les aléas de la vie, le fait que ces trajectoires-là,
04:09 que ce soit dans mon livre ou suite d'un mien, je pense qu'on arrive à une génération
04:14 qui est un peu à l'intersection d'un monde que les gens qui sont nés dans les années
04:19 2000 ne vont pas connaître ou n'ont pas connu.
04:22 Et qu'il y a un rôle de transmission, je pense aussi, de raconter parce que moi, je
04:29 suis proche de la génération de mon père.
04:31 Et il a connu plein d'époques, et ma mère aussi.
04:37 Et moi, je viens d'une autre génération.
04:40 Et il y a une génération en dessous de moi.
04:42 Et les questions qu'on se posait dans les années 80, 90, 2000, on se les pose encore
04:47 aujourd'hui.
04:48 Et je pense que ces bouquins-là sont d'utilité publique pour essayer de comprendre plein
04:54 de débats de société qui nous traversent encore.
04:56 - Alors on va évidemment raconter chacun de vos deux romans, mais on va commencer
05:00 par écouter Marie-Françoise qui a lu La prophétie de Dali.
05:04 Bala Fofana, on va écouter ses impressions de lecture.
05:06 - La prophétie de Dali nous entraîne dans l'enfance de Bala.
05:11 Enfance peuplée de traditions maliennes et déroutée par ce que ses yeux voient de la
05:16 France.
05:17 Nous admirons le courage d'une mère qui se bat contre vent et marée pour ses enfants.
05:21 Mais quelle femme, robuste, tout en énergie et un amour inconditionnel pour sa progéniture.
05:28 Nous rions avec le cyclope, nom donné par Bala au psychologue, le mot étant trop difficile
05:33 à prononcer.
05:34 Quel dialogue tout en subtilité et douceur.
05:37 Nous partageons le sourire du prof multiple qui comprend que Bala est intelligent et que
05:41 ses lacunes vont être très vite dépassées.
05:44 Et puis il y a Dali, cette griotte, cette femme tout en mystère qui va révolutionner
05:50 la vision que Bala avait de lui-même et donner l'impression que tout est possible, rien
05:55 n'est figé.
05:56 La vie de Bala est entre ses mains.
05:58 C'est un très beau premier roman que Bala Fofana nous livre, tout en poésie et en
06:03 espoir.
06:04 - La prophétie de Dali racontée par Marie-Françoise qui a donc lu votre roman Bala Fofana, l'idée
06:10 de raconter cet exil à hauteur d'enfant, ça apporte quoi ?
06:13 - Raconter l'exil à hauteur d'enfant et même faire de la littérature à hauteur
06:19 d'enfant, c'est partir du point le plus bas de la chaîne d'oppression.
06:23 Parce que même là aujourd'hui, quand on regarde tous les débats de société qu'il
06:32 y a, etc. et tout, la parole de l'enfant est la parole la plus mise à l'écart.
06:38 Même quand on remonte l'histoire des droits, les droits de l'homme, etc. et tout, les
06:45 droits de l'enfant viennent toujours après.
06:46 Et en fait, c'est être à l'intersection de beaucoup de marges que d'être un enfant
06:56 et encore plus un enfant en situation d'exil.
06:57 Et j'avais envie justement de faire de cette oeuvre un roman pour ça.
07:07 Parce que la difficulté de l'écriture que je me suis donné, c'était ça.
07:10 C'était de raconter le monde à travers le prisme d'un enfant et qui en plus pense
07:17 et décrypte le monde en langue mandingue et pas en français.
07:20 - Parce que justement, Bala, il est né en France, à Créteil, avant de repartir à
07:26 Saqqara dans le village malien de son père, puis à Bamako et enfin de revenir en France
07:32 à l'âge de 6 ans.
07:33 Ça, c'est la première rupture.
07:35 C'est quand sa mère décide de quitter le Mali pour retourner en France.
07:40 Après un pendenton paternel.
07:42 - Parce que le père s'en va, il est absent.
07:45 Et ça, c'est le début du livre.
07:47 C'est la clé même peut-être de ce livre.
07:50 Quand Bala demande à sa maman quand est-ce qu'il va revenir, elle lui dit "bientôt,
07:53 bientôt".
07:54 Il ne va pas revenir tout de suite.
07:56 - Non, il ne va pas revenir tout de suite.
07:58 Effectivement, il ne va pas revenir tout de suite.
08:01 Et ça, c'est une première rupture qui va entraîner plusieurs ruptures.
08:05 Et derrière, il va falloir recoller les morceaux et créer un monde qui lui a été
08:10 arraché en fait.
08:11 - Alors évidemment, ça nous fait penser à ce que vous disiez Damien Ribéraud en
08:15 ouverture de l'émission, c'est-à-dire cette relation entre ces trois hommes, père,
08:19 grand-père, fils.
08:21 Vous, dans "Les routes", il y a au cœur de votre roman une lettre au père.
08:24 C'est votre personnage Arthur, donc le dernier de la génération la plus jeune, qui ne dit
08:30 pas d'ailleurs père, mais papa.
08:32 Il dit avoir pensé l'appeler père un peu comme les Portugais appellent le leur, dit-il.
08:39 Mais justement, il n'est pas portugais, il est français.
08:41 Il veut se démarquer de son père et en quelque sorte, il le rejette.
08:44 - Je pense que c'est plus compliqué que ça même pour lui.
08:47 C'est-à-dire qu'il y a quelque chose qui n'a pas pris entre eux.
08:51 A mon avis, c'est d'ailleurs cette lettre-là qui est un clin d'œil à la lettre au père
08:56 de Kafka, qui traduit cette greffe qui n'a jamais pu se faire.
09:02 Donc je ne pense pas que le fils soit dans le jugement par rapport à son père.
09:05 Par contre, il constate, le roman s'appelle "Les routes", que chacun est sur une route.
09:10 Et il ne se sent pas supérieur à son père parce que lui est français et son père n'est
09:15 pas portugais.
09:16 De la même façon que son père a un problème avec lui aussi du fait de cette incompréhension.
09:20 Quelque chose de très paradoxal.
09:22 Le père qui ne transmet pas la langue, par exemple, qui met un point d'honneur à ne pas
09:25 parler portugais devant ses enfants et qui parle un très bon français.
09:28 Là aussi, c'est une façon de sortir un peu d'images, un peu d'épinal.
09:32 Et qui, à un moment, constate une distance par rapport à ce que lui avait projeté comme
09:38 fils.
09:39 Donc le fils ne se sent pas supérieur au père.
09:42 Je ne pense pas que le père se sente supérieur au fils.
09:44 Par contre, ils sont l'un à l'autre étrangers.
09:48 Étrangers du fait de ces cultures.
09:51 Je pense que le père n'a pas pu rompre pleinement avec cette culture portugaise.
09:56 En tout cas, il continue de courir après.
09:58 Et le fils n'a jamais pris ce chemin là.
10:02 Mais aussi parce que ça ne faisait pas partie de la transmission.
10:05 Ça n'a pas été transmis.
10:06 Ce n'était pas un rejet de sa part.
10:07 Oui, c'est ça.
10:08 Il n'a pas les clés, en quelque sorte, pour comprendre aussi comment réagit son père.
10:11 Et l'une des premières clés, là je me tourne vers Balafofana, c'est la langue.
10:15 Évidemment.
10:16 Et vous dites des choses très intéressantes sur la langue, notamment parce que vous, dans
10:20 votre livre, vous utilisez cette langue malienne qui s'appelle le kagoro, qui est une langue
10:26 mandingue, si je ne dis pas de bêtises.
10:28 Donc c'est l'ouest de l'Afrique, c'est ça ?
10:30 Oui, c'est ça.
10:31 Au Mali.
10:32 Pourquoi c'est si important cette langue et cette transmission ?
10:34 Parce que ce qui est intéressant, c'est qu'Arthur a vécu une rupture de transmission.
10:38 Et ce qui est un passage dans le livre qui est très intéressant, c'est le moment où
10:44 il ramène le ballon de foot pour essayer de créer, justement, recoller et avoir quelque
10:49 chose à partager en commun.
10:50 Et on sent que le père, dans l'œuvre de Damien, court après une façon de transmettre,
11:01 comme pour réparer la rupture de la langue que lui a créée.
11:04 Et dans mon roman, c'est la clé en fait.
11:13 C'est que pour ma mère, il faut absolument que l'enfant puisse parler la langue de ses
11:25 ancêtres.
11:26 Et pour elle, elle n'imagine pas une rencontre grand-mère-petit-fils qui serait...
11:34 Ou se dresserait un mur de Berlin qui serait des deux langues opposées.
11:39 Avec quelqu'un qui devrait interpréter, traduire.
11:41 Et qui puisse pas avoir une relation fluide en fait.
11:43 Ça, ce serait un cataclysme pour elle.
11:46 Et donc du coup, elle va créer des règles et faire du domicile une enclave.
11:52 Comme le Vatican en Italie.
11:54 Sa maison, c'est le Cagolo.
11:56 Il y a deux mondes, vous dites.
11:57 Il y a deux mondes.
11:58 La maison et le dehors.
11:59 Voilà.
12:00 Dans la maison, c'est le Cagolo.
12:01 Et dans le dehors, c'est le français.
12:02 Et elle part d'une perspective très simple.
12:04 C'est que son français n'excellera jamais au niveau de ce qu'il pourra apprendre à
12:09 l'école.
12:10 Et personne, aucun endroit en France pourra donner l'excellence du Cagolo à ses enfants.
12:15 Donc chacun fait le meilleur, donne le meilleur qu'il peut à l'enfant dans des espaces différents.
12:21 Et l'enfant doit aller s'abreuver de ce qu'il y a de mieux dans chacun des espaces.
12:27 Et créer à lui seul, prendre et pour faire le meilleur des deux mondes en fait.
12:32 - Fernando ne veut pas transmettre sa langue à son fils pour mieux s'intégrer en France,
12:37 Damien Riberaud ?
12:38 - Il en vient à penser ça.
12:39 C'est-à-dire qu'on le prend à un moment de mise au point aussi de sa vie, où il s'interroge
12:46 sur des choix.
12:47 Il est dans un canapé, il regarde des films de Clint Eastwood et il projette un peu des
12:53 événements de sa vie de façon un peu excessive certainement.
12:55 Et à ce moment-là, il s'interroge et il se demande pourquoi ce fils-là ne répond
13:01 tellement pas à ses attentes.
13:02 Et parmi les hypothèses qu'il avance, c'est le fait de ne pas avoir transmis la culture.
13:07 Et ça, c'est son explication à lui et ça lui permet de se dire « quelque part, si
13:12 je repars en mode portugais ++ peut-être que j'arriverai à réparer ça ».
13:16 Alors que là aussi, le livre de Bala m'a beaucoup interpellé sur la place du silence.
13:22 Il me semble que c'est deux livres qui questionnent les silences dans la famille.
13:25 Je crois qu'à un moment, il fait mention du silence qui ne profite qu'aux injustes.
13:30 Il y a une formule comme ça.
13:31 Et je pense que le fond du problème entre ces personnages-là, c'est le silence.
13:36 En tant que romancier, pour moi, c'est du pain béni puisque ça me permet d'accentuer
13:41 des malentendus, de tirer des situations.
13:44 Mais lui, l'explication qu'il a, c'est que son fils est trop français pour le comprendre,
13:49 alors que certainement, les choses sont plus compliquées que ça et que par leur silence,
13:53 ils se sont figés dans les situations qu'ils rencontrent.
13:56 - Puisqu'on parle d'intégration et de ces questions-là, Bala Fufana, vous dénoncez
14:03 en quelque sorte une forme d'hypocrisie aussi sur les langues.
14:05 C'est-à-dire que si on parle à la maison l'anglais, l'espagnol, ça va, ça passe.
14:10 Mais si à la maison, on parle une langue malienne, c'est plus compliqué.
14:13 Il faut l'effacer.
14:14 C'est ça que ça impose à vous ?
14:16 - Bien sûr.
14:17 Ma mère, elle fait un choix qui, à l'époque, est iconoclaste.
14:20 Ça veut dire qu'il y a quelque chose qui est dit dès la PMI, la protection maternelle
14:25 infantile.
14:26 Faites un effort pour parler français à votre enfant, sinon il aura du retard à l'école
14:30 et il sera mauvais et il n'aura pas d'avenir.
14:32 Et ce qu'on leur propose, c'est l'assimilation.
14:35 D'accord ? C'est que la France est un lit de trocu sur lequel on met ses enfants et
14:39 on efface tout.
14:40 Et on reboote toute la carte mère et on recommence à zéro.
14:44 Et c'est un choix qu'elle n'a pas accepté.
14:48 Et ça a demandé du courage.
14:52 Et ça a demandé beaucoup de force.
14:54 Et derrière, on dit "ah bah formidable, vous parlez italien ou vous parlez espagnol,
14:58 c'est chouette.
14:59 Votre vent sera déjà en avance au collège, etc."
15:02 Et donc du coup, il y a quelque chose de très ethnocentrique, ethnocentré, européanocentré
15:09 en fait, sur le rapport à la langue.
15:12 Et ma mère m'a transmis une langue qu'a 12 millions de locuteurs en Afrique de l'Ouest
15:17 et que j'utilise quand je pars en reportage.
15:18 On va parler évidemment encore des silences.
15:22 On va revenir sur le petit bala qui est très mutique au début du livre et parfois c'est
15:26 vrai, c'est fort amusant, même si on comprend évidemment dans quelle situation il est.
15:30 On va d'abord écouter Marie.
15:31 Marie a lu "Les routes" de Damien Ribéraud.
15:33 Voici ce qu'elle en retient.
15:35 Dans ce roman autour de la discrète diaspora portugaise, c'est la lucidité, la précision
15:42 quasi sociologique, mais aussi une sensibilité tout en retenue qui m'ont touchée.
15:47 C'est une histoire de route, mais c'est aussi une histoire de maison.
15:50 Damien Ribéraud rend hommage à ses artisans bâtisseurs qui ont accompagné la frénésie
15:57 de construction et de béton des Trente Glorieuses.
16:00 Le chantier horizon indépassable, comme il dit.
16:03 J'étais vraiment très émue par la délicatesse, la subtilité avec lesquelles il dit la fierté,
16:09 la détermination de ces hommes au travail, de ces familles en quête de reconnaissance
16:14 et aussi l'incompréhension entre les générations.
16:16 Damien Ribéraud, comment s'est imposé à vous ce thème de la transmission qui est
16:20 au cœur de votre roman ?
16:21 On y est, c'est évidemment le thème aussi de cette émission, la transmission.
16:25 Comment est-ce que vous avez eu cette idée de parler de cette transmission dans ce roman ?
16:30 C'est un sujet sur lequel j'avais déjà un peu réfléchi à l'occasion du premier
16:36 roman.
16:37 C'est un sujet qui me touche d'un point de vue personnel, mais là qui me permettait
16:42 de ramener surtout, de sortir, là aussi, je n'ai pas toujours le même mot de mythologie,
16:48 mais en tout cas de resumer sur cette communauté portugaise, de ne plus l'assimiler comme
16:57 je viens de le faire en parlant de communauté portugaise, comme s'il y a été une et indivisible.
17:00 Et ça permettait de jouer aussi en tant qu'écrivain avec des codes ou avec des images
17:06 qu'ont les lecteurs et de les détricoter.
17:09 Donc quand on regarde le roman d'un peu loin, on peut se dire, ben tiens, impair, exilé,
17:16 ça peut même presque sembler un peu misérabiliste.
17:19 Et une des dimensions qu'il y avait en mettant le zoom sur la transmission et donc en revenant
17:25 en hauteur d'homme, encore une fois, d'homme, de fils, de père, on sort complètement de
17:32 la communauté.
17:33 Et là, en tout cas, mon ambition c'était de faire une œuvre littéraire, donc de venir
17:37 sur du spécifique, sur du particulier.
17:39 Et on peut interroger ce qu'étaient les valeurs, celles qui ont été transmises,
17:44 et en l'occurrence, les déceptions qui peuvent naître à l'occasion de ces transmissions
17:47 qui ne se font pas.
17:48 Donc merci Marie pour cette lecture.
17:50 On voit évidemment dans votre roman aussi les difficultés au quotidien d'Amien Ribérault.
17:57 Fernando, qui est donc le personnage central en quelque sorte, il est décrit dans un chapitre.
18:03 On va raconter l'histoire d'un dîner où ils sont invités chez des gens plus riches,
18:09 pour qui Fernando a travaillé, couple riche, où il vient avec sa femme et son fils Arthur,
18:15 accueillis par Madame, qui ne comprend pas bien pourquoi ils sont invités à leur table.
18:21 Il y a un fossé social entre les deux.
18:25 Oui, et c'est très violent pour Fernando parce que quelque part, lui, il se situe dans
18:31 sa représentation, qui est un peu resserrée évidemment, il se situe au sommet de la pyramide
18:36 des Portugais autour de lui.
18:38 Et à l'occasion de ce repas, où des clients l'invitent pour le remercier, et vous avez
18:43 raison, on ne comprend pas très bien ce qu'ils font là, et d'ailleurs le repas va être
18:47 un peu une catastrophe, on le sent arriver depuis le début, je ne divulgue rien.
18:51 Là, il mesure à quel point, c'était déjà des phrases de rappel au moment où il choisissait
18:57 le canapé par exemple, il sentait déjà sur un mot, sur quelque chose qu'il ne possédait
19:02 pas, à quel point il était renvoyé à son statut d'étranger.
19:05 Et là, parmi ces gens qui font de la culture presque une arme, et là se pose la question
19:12 non seulement du capital, mais du capital culturel, là il mesure qu'il est absolument
19:17 démuni, enfin il ne le mesure pas, je ne sais pas s'il le mesure vraiment, il est
19:20 mal à l'aise en tout cas, il ne sait pas très bien ce qui se passe.
19:22 Son fils peut-être le pressent, et le lecteur voit la scène en mesurant la pauvreté du
19:28 capital culturel et ce grand écart qui se creuse là.
19:31 - Monsieur Sayer ne détestait pas la compagnie de Fernando, elle l'apaisait presque par
19:34 son absence de contradiction face à lui.
19:36 Chaque fois qu'il entamait un développement, il sentait un boulevard reposant, une allée
19:41 large où l'on pouvait circuler un peu plus vite, sans obstacles.
19:44 Elle est terrible cette métaphore, elle en dit long sur, je ne sais pas si c'est la
19:48 personnalité, en tout cas le positionnement de Fernando, qui est là, qui passe inaperçu,
19:53 qui ne répond pas en fait.
19:54 Presque que Fernando est une route, quitte à se faire rouler dessus.
20:00 Il y a beaucoup de routes dans ce roman, d'où le titre.
20:03 Oui, quand il est en société en tout cas, et c'est là où presque il y a quelque chose
20:08 de différentes personnalités qui s'incarnent.
20:10 Il y a un moment dans le livre où il repart au Portugal, et là, à contrario, en surjouant
20:17 presque celui qu'il est, il est plutôt flamboyant.
20:21 Et à contrario, quand il est face à des clients, quand il est dans une situation où
20:26 je pense qu'il a aussi une forme d'intelligence par rapport à ça, où il se dit "je ne suis
20:30 pas là pour discuter le bout de grave avec eux".
20:34 Je suis en représentation en quelque sorte.
20:36 "Si c'est à eux de briller, je vais les laisser briller, moi je suis celui qui fait
20:39 la maison".
20:40 Et donc il fait la maison, et effectivement il ne va pas en contradiction, il ne vient
20:43 pas pour exister auprès de ce monsieur Sayre par exemple, qui lui c'est tout sur tout.
20:48 Oui, c'est ça, c'est la question aussi du savoir.
20:51 Et cette question du savoir, elle est très importante dans votre roman "La prophétie
20:56 de Dali".
20:57 Le savoir, alors il faut raconter la prophétie de Dali.
21:02 Dites-nous, Dali c'est l'ami de votre mère, Bala, et qui va donc expliquer à sa mère
21:07 qu'il a un avenir incroyable qui l'attend.
21:11 Tout ça.
21:12 En fait, c'est, même pour tout expliquer, c'est que au moment où elle dit ça, la
21:17 situation est cocasse parce qu'il est dans la classe de perfectionnement, qui était
21:21 une classe qui a été créée au début du siècle dernier, qui était plutôt pour
21:26 les arriérés mentaux.
21:27 - Ça c'est ce que dit le texte de loi quasiment, vous ne dites pas ça de votre page, mais
21:33 vous l'expliquez très bien.
21:34 - C'est ça, c'est ça.
21:35 C'est des députés qui ont planché dessus.
21:37 Et au fur et à mesure, c'est une classe, ce sont des classes qui existaient déjà
21:44 que dans les quartiers populaires et qui vont assimiler des vagues de génération d'enfants
21:50 immigrés, c'est à dire que la classe de perfectionnement à Perpignan, après le...
21:57 Enfin, pendant la guerre civile en Espagne, beaucoup d'enfants perfs sont espagnols, etc.
22:03 Et ça va devenir des classes fourre-tout, en fait.
22:07 Et dans la cour de récréation, les élèves de ces classes là sont vus comme des parias.
22:11 Ils ont un précaré dans la cour, ils ne jouent qu'entre eux.
22:14 Et ça créait même une réputation abominable à toute la famille, même au sein du quartier.
22:19 Et donc, à ce moment là, où personne ne croit dans ce jeune garçon, ni lui-même,
22:26 sa mère qui en prend en doute après avoir vu son camarade Thierry qui est atteint de
22:30 trisomie 21, Dali qui pratique l'art de la divination par le cori, qui sont des coquillages,
22:37 dit "Bah écoute, Wassa, cet enfant que tu vois là connaîtra un parcours qu'aucun de
22:45 nos enfants ne connaîtra et il deviendra quelqu'un."
22:49 Et à ce moment là, c'est la stupeur.
22:51 Tout le monde s'arrête.
22:53 Et on a envie de mettre "rewind", de revenir, réécouter, réécouter à nouveau pour être
22:58 sûr.
22:59 Et en fait, elle va donner de la confiance et du courage à un enfant qui est dépourvu
23:05 de tout ça.
23:06 Et en fait, elle va allumer la lumière dans son esprit.
23:08 - Et rassurer sa mère aussi, Wassa.
23:12 Dali lui recommande d'ailleurs de ne pas écouter ceux qui disent qu'étudier rend
23:15 fou.
23:16 Elle lui dit que celui qui n'est pas instruit vit dans l'obscurité, ne méprise jamais
23:20 l'instruction sous aucune de ses formes.
23:23 Et elle a cette phrase merveilleuse "la salive et l'encre sont deux cours d'eau complices
23:27 qui se jettent dans le vaste océan du savoir."
23:31 Il faut dire que Wassa, la maman de Bala, elle fait attention à ce qui se passe.
23:41 Et ça, c'est peut-être le début du livre qui le raconte le mieux.
23:44 C'est-à-dire que quand Bala arrive à l'école, il arrive à la cantine et là, il se passe
23:48 un incident qui met en alerte tout de suite sa maman.
23:51 Vous nous racontez ?
23:52 - Oui.
23:53 Elle est convoquée parce qu'il a fait comme au village, au moment de manger en fait.
23:58 C'est qu'il y a un plat commun pour tout le monde.
24:00 Il s'est levé, il a lavé ses mains et il a mangé le plat des haricots à même la
24:04 main.
24:05 Sauf que ça a créé un drame, un incident plus que diplomatique au sein de l'établissement
24:13 scolaire et qu'elle a été convoquée à ce moment-là.
24:16 - Qu'est-ce qu'il se dit ce petit enfant à ce moment-là ? Il ne comprend pas ce qui
24:19 se passe.
24:20 C'est là l'incompréhension de celui qui…
24:22 - Non, c'est ça.
24:23 En fait, c'est ces deux planètes qui entrent en collision.
24:25 - Et pourtant, il ne lâche pas l'école.
24:29 Il y va.
24:30 Il est dans cette classe de perfs avec cette étiquette collée presque sur son front.
24:35 Et il va réussir avec…
24:39 Je ne sais pas comment vous le racontez d'ailleurs, mais très bien.
24:42 Il va réussir à sortir de cela grâce à la littérature et à un professeur notamment.
24:47 - Oui.
24:48 Didier Dolle qui avait créé un rituel.
24:51 Et je pense que quand on est en situation d'exil ou même quand on est perdu dans
24:56 notre vie, ce qui nous ré-ancre, ce sont les rituels.
24:59 Et Didier Dolle, son rituel, c'est qu'à 16h, tous les cahiers sont fermés et les
25:07 élèves ont droit à 30 minutes de lecture.
25:08 Et ça commence par « La gloire de mon père » de Marcel Pagnol.
25:12 Et à ce moment-là, il se passe quelque chose de prodigieux pour le jeune garçon qui n'a
25:18 pas de livre chez lui.
25:19 Et parce que chez lui, toute la transmission se fait par l'oral.
25:22 Soit par des personnes qui viennent ou par des cassettes aussi, à l'époque, qui sont
25:26 beaucoup écoutées.
25:27 Et là, il découvre en fait l'objet livre.
25:30 Et c'est quelque chose qui va titiller sa curiosité.
25:34 Et il va retenir la phrase de Dali qui est que de ne mépriser la connaissance aucune
25:38 de ses formes.
25:39 Aussi bien orale que l'écrit que Dali appelle la parole couchée sur le papier.
25:44 - Alors puisqu'on parle aussi d'histoire de famille, je voudrais quand même que vous
25:47 disiez un mot de votre maman, de ce portrait que vous dressez, de cet hommage que vous
25:52 lui rendez aussi.
25:53 Qu'en a...
25:54 "N'a" c'est maman, c'est ça ?
25:55 - Oui, c'est ça, c'est la façon de dire maman.
25:57 - Qu'en a veut me piéger, elle exécute sa moue d'intimidation.
26:01 Tête sur le côté comme Belmondo dans le cerveau, pincement de la lèvre inférieure,
26:05 clignotement des yeux, silence pesant, suivi d'une question qui force à donner la réponse
26:08 qu'elle a décidé d'obtenir.
26:10 Moi, j'appelle ça des questions de voleur.
26:12 Il y a une crainte, mais il y a aussi beaucoup d'amour et d'admiration envers elle.
26:16 - Oui, bien sûr.
26:17 Les gens charismatiques vous font toujours osciller entre la crainte et l'espoir.
26:24 C'est là où ils sont forts.
26:25 En fait, il y a une espèce de crainte de les décevoir, mais en même temps, il y a
26:35 l'espoir de réussir à les rendre heureux et l'espoir de s'approcher du niveau d'excellence
26:44 qu'ils vous montrent aussi.
26:45 Et en fait, c'est une femme bâtisseuse.
26:48 Pour revenir à la métaphore du livre Les Routes, il y a aussi construit des maisons
26:56 et qui, en fait, dans la communauté Cagoro de France, c'est une des premières femmes
27:02 entrepreneurs.
27:03 Et derrière, beaucoup de femmes vont passer par elle pour oser entreprendre entre la France
27:08 et le Mali aussi.
27:09 Et donc, il y a plusieurs prophéties.
27:13 C'est que Dali fait une prophétie pour Bala, mais aussi pour Ouassa.
27:17 Et les deux se croisent.
27:18 C'est que quand Ouassa devient propriétaire de son terrain au Mali, Bala sort de perfectionnement.
27:23 Ouassa qui protège évidemment sa famille, ses enfants.
27:28 Elle donne des consignes.
27:29 On ne raconte pas tout ce qui se passe évidemment à la maison.
27:31 Il y a une forme de crainte aussi, j'ai l'impression.
27:35 Et ça, c'est intéressant d'être séparé évidemment d'eux.
27:39 Et puisqu'on parlait d'intégration, on a parlé des trois hommes, des routes de votre
27:45 roman d'Amin Ribéro et le dernier s'appelle Arthur.
27:48 Donc, ce n'est pas non plus anodin de s'appeler Arthur.
27:50 Pourquoi il s'appelle Arthur ?
27:51 C'est un des points de crispation du père parce qu'il a l'impression d'avoir perdu
27:59 là-dessus.
28:00 C'est la mère qui a choisi le prénom.
28:01 La mère qui est française.
28:02 La mère qui est française, qui s'appelle Hélène.
28:05 Et elle choisit le prénom certainement par une idée de rainbow ou quelque chose comme
28:12 ça.
28:13 Et lui ne le perçoit pas comme ça.
28:14 Le père, donc.
28:15 Fernando ne le perçoit pas comme ça puisque pour lui, dans le village, il y avait un type
28:18 qui s'appelait Arthur et c'était un peu le serviteur du maire.
28:22 Et donc pour lui, elle lui a donné un nom de serviteur.
28:25 Et lui n'ose pas s'imposer à ce moment-là sur le prénom.
28:28 La question de l'identité d'ailleurs, elle est importante dans le roman parce que de
28:33 l'identité, même d'un point de vue presque administratif, puisque les Portugais de Mont-Romand
28:38 vont avoir l'occasion de choisir leur nom de famille.
28:41 Ils arrivent avec trois noms de famille et puis à un moment, on leur dit non, il y en
28:44 a trois, il y en a trop.
28:45 Vous en choisissez un.
28:46 Ça ne rentre pas dans les cases.
28:47 Donc bon, vite vite au téléphone, on choisit un nom.
28:50 Par contre, le prénom a été choisi et le prénom a été choisi par la mère.
28:55 Un prénom qui ne parle pas au père et qui pour lui est une première défaite en fait
29:00 et qui se révèle à mesure que son fils le déçoit.
29:03 Ce prénom qui revient sans cesse, celui par lequel on l'appelle, lui rappelle la défaite,
29:09 la première défaite.
29:10 - C'est un parallèle intéressant entre vos deux romans.
29:12 On parlait de balac et perf.
29:13 Vous, votre Arthur, il est moyen, il est moyen en tout, à l'école, en sport, dans tous
29:18 les domaines.
29:19 Il va décevoir son père.
29:20 Et puis si on en revient à ce dîner, donc chez ce couple de personnes riches pour qui
29:25 ils ont travaillé, il lâche comme ça qu'il veut devenir avocat.
29:28 Et là, ses parents sont totalement stupéfaits.
29:30 Et en même temps, le monsieur qui les invite, il est un peu remis à sa place.
29:34 - C'est un geste de défense en fait qu'il fait.
29:38 C'est un geste de défense que fait le fils parce que peut-être que lui perçoit ce qui
29:42 se passe.
29:43 En tout cas, il perçoit la profondeur du mépris qui est autour de la table.
29:45 Et lui veut intervenir pour leur dire "moi je veux être avocat" en se disant que ça
29:52 va impressionner ce couple un peu bourgeois qui semble juger ses parents.
29:58 Et donc il fait ça pour les remettre à leur place.
30:02 Et le père, donc Fernando, lui par contre vit ce geste de façon très déçue de ce
30:09 geste-là.
30:10 C'était un peu un propos de départ du livre.
30:12 Ça m'amusait de me dire "tiens, un maçon qui est déçu parce que son fils veut être
30:15 avocat".
30:16 Là aussi, on détricotait un peu les représentations qu'on peut se faire.
30:19 Et partant de là, en l'expliquant comme j'essaie de le faire dans le livre, on comprend mieux
30:25 qu'effectivement, à la limite, le père n'avait pas projeté grand chose pour son
30:28 fils.
30:29 Mais quand tout d'un coup, il se dit "non, mais l'autre, il s'imagine avocat, qu'est-ce
30:30 que c'est que cette histoire ? Le chantier, ce n'est pas assez bien pour lui".
30:34 Et là, oui, le fils pense venir protéger ses parents comme il l'a eu fait quelques
30:39 années avant à l'occasion d'une autre scène.
30:42 Et c'est tout le contraire qui se passe.
30:44 C'est presque la catastrophe vraiment là, ou la cassure vraiment entre le père et le
30:48 fils, elle est là, puisqu'il y a quelque chose de définitif.
30:50 Voilà, tu ne seras jamais maçon.
30:52 Et dans cette représentation qui est aussi fausse que celle qu'on peut se faire quand
30:55 on est du mauvais côté de la barrière, en fait, finalement, tu ne seras pas un vrai
30:58 portugais comme moi, puisque sinon, tu aurais continué à être maçon.
31:02 Dans cette mythologie de l'intégration, comme vous l'appelez, il y a aussi cette
31:06 difficulté pour Fernando d'être accepté par la famille de son épouse.
31:10 Ça aussi, c'est quelque chose qui, j'imagine, parle à de nombreuses personnes qui sont
31:14 arrivées en France dans un mariage multiculturel ou je ne sais pas comment on pourrait le
31:19 dire.
31:20 Ça lui pèse beaucoup pour la vie de ce personnage Fernando.
31:25 Oui, parce qu'il voudrait, comme il se vit lui aussi, il a des restes de son père,
31:30 on va dire, qui ont été transmis comme une espèce de conquérant.
31:32 Il aimerait être dans une conquête dans ce pays et donc dans ce pays qui commence
31:36 à ne rêver que de pavillons individuels.
31:39 Il est un conquérant qui construit des pavillons individuels.
31:42 C'est sa première conquête.
31:44 Et puis, effectivement, par rapport à ses beaux-parents, il n'arrive pas à les impressionner.
31:47 C'est tout le contraire même.
31:48 Il est renvoyé systématiquement à cette condition de portugais, à une obligation
31:53 de se naturaliser.
31:54 Il y a une description sur ce mot-là qui renvoie en même temps au fait de perdre sa
32:00 nationalité d'origine pour en prendre une autre et également au fait, pour un animal
32:04 mort, de faire croire qu'il est vivant.
32:06 La langue française, qui est pourtant riche de mots, a choisi le même mot pour définir
32:10 ces deux situations.
32:11 Et donc, effectivement, Fernando est renvoyé à sa condition de portugais à l'occasion
32:15 déjà des rencontres avec les beaux-parents.
32:17 « Il se tuait à bâtir cette maison pour mettre Hélène et Arthur à l'abri, comme
32:20 un homme doit le faire, selon la conception du devoir hérité des westerns de Sergio
32:24 Leone, mais aussi pour s'assurer qu'en partant, les femmes diraient à leur mari
32:27 « Tu as vu, ils ont même une chambre d'amis, les enfants à leurs parents, et dehors, ça
32:32 fait comme un terrain de foot.
32:33 Et tout ce petit monde, d'une façon ou d'une autre, ferait remonter la rumeur jusqu'au
32:37 père, au Portugal.
32:39 Ton fils, en France, a réussi. »
32:41 Cette idée de devoir réussir pour ceux qui sont encore dans le pays d'origine,
32:48 c'est aussi quelque chose qui est commun à vos deux livres et qui est très fort.
32:52 On le retrouve sur le terrain, le fameux terrain qu'on va avoir dans le livre de
32:58 Bala.
32:59 Et là, c'est un peu pareil.
33:00 C'est aussi de la construction.
33:01 C'est de se dire « on n'a pas tout raté ». Donc, il y a toute une parade.
33:04 Quand on arrive au pays où il faut avoir la dernière voiture, il faut s'habiller,
33:08 il faut faire croire que c'est incroyable, les vies qu'on mène.
33:11 Justifier qu'on est parti, en fait.
33:12 Que ça valait le coup.
33:13 Que ça valait le coup et vous autres qui êtes restés comme vous avez tort.
33:15 Et en même temps, sur place, il y a tout le mal-être qui est décrit dans le livre.
33:20 Donc, il y a un message toujours à envoyer à ceux qui sont restés.
33:23 Peut-être parce qu'effectivement, il y a aussi à faire face au jugement quand on
33:27 revient dans le pays.
33:28 Et donc, Fernando se sent investi au travers de la maison, notamment, d'envoyer un message
33:33 fort à son père.
33:34 Pour t'améliorer la vie.
33:35 Et justement, si vous avez eu l'occasion de voir un vol Paris-Bamako, soyez attentif
33:40 aux tenues vestimentaires.
33:42 Et vous verrez que les hommes ont des malettes, comme les cadres dynamiques de la défense.
33:48 Et pourtant, ils vont faire des métiers où ils vont croiser des portugais sur des
33:53 chantiers, etc.
33:54 Ils vont plutôt faire des métiers manuels.
33:55 Mais il y a tout un costume à porter pour descendre de l'aéroport.
34:00 Et la mallette, elle est vide.
34:02 Il n'y a rien dedans.
34:03 Il n'y a pas de documents classés.
34:04 X-Files, etc.
34:05 - Donc des petites pochettes, normal.
34:07 - Voilà, top secret.
34:08 Mais ça donne une posture.
34:09 Et il y a un look imposé, un exercice de style imposé.
34:13 Et derrière, il faut aussi sortir la planche à billets, arroser tout le monde, etc.
34:17 Ça, c'est pour l'arrivée.
34:19 Mais la réussite suprême, l'African Dream, c'est clairement la maison bâtie, construite
34:25 dans le pays.
34:26 - C'est ça aussi, la difficulté du déracinement.
34:28 Quand on est déraciné, on a aussi du mal à trouver sa place là d'où on vient et
34:33 là où on s'est installé.
34:34 C'est ce qu'on découvre dans ces deux romans.
34:36 Merci beaucoup d'être venu nous en parler, d'avoir tissé des ponts entre les deux.
34:39 Balaf-Ofana, premier roman qui s'intitule « La prophétie de Dalié » et qui parait
34:43 aux éditions Grasset.
34:44 Damien Ribéraud, merci à vous également, aux éditions du Rouer que vous publiez, votre
34:48 second roman « Les routes ». Merci à tous les deux d'être venus dans le Book Club.
34:51 - Merci Nicolas.
34:52 * Extrait de « Les routes » de Damien Ribéraud *
34:55 - L'épilogue du Book Club, c'est dans un instant.
34:57 D'abord, Charles Danzig, ses quatre items.
34:58 - Dans un propos de table, W.H.
35:01 Oden a dit « Ronald Fairbank a révolutionné l'usage de la langue anglaise ». Qui ?
35:06 Ronald Fairbank.
35:07 Fairbank, un anglais, est né en 1886 et est mort en 1926, ayant écrit un petit nombre
35:16 de romans dont les titres révèlent l'orientation.
35:19 Par exemple, concernant les excentricités du cardinal Pirelli ou, celui que je vous
35:25 recommande aujourd'hui, non d'ailleurs que je ne les recommande pas tous, « La
35:29 princesse artificielle ».
35:30 Cette orientation, c'est celle de la moquerie féérique.
35:34 Fairbank montre des personnages vivant dans un monde d'artifice qui leur est parfaitement
35:39 naturel, les moquant avec gentillesse.
35:42 Lire un roman de Fairbank, c'est comme se promener dans un décor de dessin animé parmi
35:47 des champignons géants et des châteaux minuscules.
35:50 Et nous y croyons.
35:51 Pourquoi n'y croirions-nous pas ? Un roman réaliste, vous trouvez ça crédible, vous ?
35:56 Le principal délice de Fairbank est la condensation imagée.
36:00 En cela, il me rappelle l'écrivain espagnol Ramón Gómez de la Cerna.
36:04 Ce genre d'intelligence qui seul peut écrire une phrase comme celle-ci que j'extrais
36:09 de « La princesse artificielle ».
36:11 « À l'endroit où le soleil avait plongé, flottait un rayon jaune pâle qui produisait
36:17 cette curieuse impression que c'est dimanche qu'on ne trouve que dans les aquarelles
36:21 de Turner ».
36:22 « La princesse artificielle » est un grand roman où il ne se passe rien.
36:27 Il y a le roi, la reine, la princesse leur fille, une baronne.
36:31 Ils conversent.
36:32 Tout le monde craint plus ou moins le roi, dont voici une description où scintille
36:38 le sens comique de Fairbank.
36:40 Le roi jeta à la reine un regard de complète indifférence et la conversation s'arrêta.
36:45 Le roi avait un œil de verre et il était difficile de savoir lequel des deux était
36:50 le bon.
36:51 Ce livre est un coffre à bijoux.
36:53 On en trouve dans tous les creux des phrases.
36:56 Par exemple, une ombrelle imprudemment petite.
36:58 Et voici une préciosité exquise.
37:01 Je n'en connais d'ailleurs pas d'autres, une préciosité étant quelque chose de précieux.
37:05 Sa longue traîne étalée, brillant sur les marches supérieures, avec une exquise retenue
37:11 d'une chute d'eau dans un poème.
37:13 Je parlais de Jules Laforgue dans le précédent volet de ce quadritème.
37:17 Je dirais que Fairbank est un Laforgue sans mélancolie.
37:20 La reine, lorsqu'elle faisait de l'automobile, insistait toujours pour réparer elle-même
37:25 ses pneus et il n'était pas extraordinaire de la voir assise dans la poussière avec
37:30 sa couronne sur la tête.
37:31 Cette drôlerie, cet irrespect, cette insolence, procèdent d'un tempérament très compliqué
37:36 à comprendre pour les Français qui en ont très peu d'exemples, celui de la plus haute
37:41 fantaisie.
37:42 *Saskia de Ville*
38:08 Je ne pense pas que le fils soit dans le jugement par rapport à son père.
38:10 Par contre, il constate que chacun est sur une route.
38:13 Et ça, c'est une première rupture qui va entraîner plusieurs ruptures.
38:16 Et derrière, il va falloir recoller les morceaux et créer un monde qui lui a été arraché.
38:21 Il est dans un canapé, il regarde des films de Clint Eastwood et…
38:25 Et on reboot toute la carte mère et on recommence à zéro.
38:29 C'est un geste de défense que fait le fils parce que peut-être que lui perçoit ce qui
38:33 se passe.
38:34 En fait, c'est ces deux planètes qui entrent en collision.

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