NERVAL, Gérard de/Venturini, Serge – Le rêve/L’œil ailé du transvisible.

  • il y a 10 ans
De ‘l’épanchement du songe dans la vie réelle’
à une vision au-delà de la vision.

Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde des Esprits s’ouvre pour nous.

Gérard de Nerval : Première page d'Aurélia ou le rêve et la vie.
http://fr.wikisource.org/wiki/Aur%C3%A9lia


Une image disparaît, une autre par degrés apparaît, il en est ainsi de ce passage du fondu enchaîné de l'œil dans la permanence du cosmos, dans le perpétuel et son bruit de source, selon Georges Braque. Du plus particulier à l'universel, le regard glisse d'une réalité à une autre, d'un fugitif fragment de réalité à la totalité des phénomènes. Il s'agit pourtant du réel,
― mais qu'est-ce donc le réel ?

Quand l'œil ailé écoute, qu'entend-il ? Cet instant de fusion entre les deux images révèle le beau regard. L'œil ailé n'entend que ce qu'il voit. La première image a disparu, la seconde a pris sa place. Les deux images se superposent et qu'en reste-t-il au tréfonds de l'esprit ? Une vérité a surgi, elle vient de sourdre, à l'intersection des deux images associées, pour créer une autre réalité.

Elle est dans le lent glissement du sens de l'une sur l'autre, comme en une métaphorisation, du verbe grec metaphorein, "transporter". Et, c'est la force, c'est le savoir de la voyance de les accorder comme l'arc et la lyre. L'une n'est ni plus forte ni plus dense que l'autre, les deux sont essentielles et fusionnent dans l'infini comme deux corps amoureux. Aimer oui, aimer beaucoup, pour ouïr et saisir la voyance, ― parole donnée entre deux pôles.

L'œil solaire ne suffit pas. Le corps est emporté par un rythme, un fulgurant courant mental secoue le corps comme dans la transe. Les sons vibrent, les mots ébranlent l'esprit, les sons vrillent la tête, percutent le ventre comme la peau roide d'un tambour, ― l'esprit est habité.

L'ouïe tendue jusqu'au transaudible ne perçoit plus rien. L'illumination s'achève. Le silence est de retour. Le corps n'est plus qu'un morceau de glace. Les yeux fermés. Intérieur-nuit. Noir absolu. Or la vision s'épuise, ― tout n'est plus que cendres. L'œil ailé du transvisible s'est envolé.

Serge Venturini – L’œil ailé du transvisible.

Illustration : La ‘Synagoga’,
‘Celle qui voit!’ (Albrecht Goes).
Cathédrale de Strasbourg, portail sud.
Photo Pierre Jacob
CC BY-NC-SA

http://www.crdp-strasbourg.fr/data/albums/portail_sud/index.php?img=6&parent=76&ctx=main2